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PREMIÈRE PARTIE – DÉCONSTRUCTION DE LA NOTION DE FRUITS

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ette civilisation agraire était déjà presque dépassée en 1804 : dès l’origine, le Code retardait sur la réalité. C’est ainsi que l’organisation des biens n’a pu survivre au régime de grandes fortunes bourgeoises qui lui a succédé – construit sur l’industrie alors en plein développement –, qu’à la faveur d’une transformation inaperçue. Les immeubles bâtis s’étaient substitués aux fonds de terre dans les fortunes en bénéficiant de leur ancien prestige, souvenir de la féodalité. Cette faveur n’a pas résisté à l’égalitarisme contemporain, à valeur fortement urbaine, qui a progressivement sorti les immeubles des patrimoines pour les reléguer au rang d’accessoires de la vie privée. Avec la fin de la prééminence de l’immeuble, le droit français des biens a perdu son pilier porteur, son principe organisateur. Et curieusement, il n’a pas pu sortir de cette déshérence où il s’est trouvé jeté119 ».

36 <> Les premiers écrits de l’homme qui sont parvenus jusqu’à nous sont des textes juridiques, ce qui nous prouve, si besoin est, que le droit est la pierre angulaire de toute société. Quelle que fût la civilisation, il y a donc toujours eu l’idée d’appropriation120 et avec elle, la question des fruits. De toutes les notions du droit des biens, la notion de fruits est sans doute une de celles qui souffre le plus de sa proximité terminologique avec le langage commun. Cette proximité aboutit à un certain nombre de poncifs qu’il nous appartiendra de corriger. En effet, lorsque l’on évoque la notion, le public non averti pense

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LIBCHABER (R.), La recodification du droit des biens , in Le Code civil, livre du bicentenaire

(1804-2004), Dalloz-Litec, 2004, n°3, p. 300.

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Quelle que soit sa forme et qu’elle fut consciente ou non, car les formes de celle-ci ont beaucoup variées dans le temps et l’espace. Sur la question : J.-L. HALPÉRIN, Histoire du droit des biens, Économica, 2008, plus précisément l’introduction, p. 1 et s.

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aux fruits au sens « organique » du terme. Lorsque la notion de fruits est évoquée devant un public averti, la définition est acquise : les fruits sont ce que l’on retire périodiquement d’un bien sans altération de sa substance121. Cette sentence, sans appel, est de celles qui ne souffrent pas d’être remises en question, de ces acquis que l’on tient pour sûrs tant leur définition semble, a priori, parfaite. Au milieu d’un flot de notions aux définitions fluctuantes, la notion de fruits semble, donc, être quasi-institutionnalisée. Cette fermeté et cette unicité de la définition semblent capitales car on trouve de nombreuses références aux fruits. Le sort des fruits n’est pas, en effet, enfermé dans le seul domaine du droit des biens mais se retrouve dans toutes les composantes du droit (droit des obligations, droit des sociétés, droit patrimonial de la famille, propriété littéraire et artistique…), et il conviendrait qu’à la source les contours de la notion soient bien définis.

37 <> La force donnée à cette représentation est le résultat d’une construction millénaire de la notion. Dès l’Antiquité, le droit a dû s’intéresser au sort des fruits afin de régler la question de leur appropriation. Le premier exemple se trouve dans le droit hébraïque issu des prescriptions de la Torah122, où on trouve une définition de la propriété

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BERGEL (J.-L.), BRUSCHI (M.), CIMAMONTI (S.), Traité de droit civil. Les biens, LGDJ, 2e éd., 2010, p. 94 – MAZEAUD (H., L. & J.), CHABAS (F.), Leçons de droit civil, Biens, Droit de propriété et

ses démembrements (T. II, vol. 2), Montchrestien, 1994, n° 1672, p. 398 et s. – CROIZAT (C.), La notion de fruits en droit civil, en droit commercial et en droit fiscal, Th. Lyon, 1925, Dalloz, p. 1 et s. – DOCKÈS (E.),

Essai sur la notion d’usufruit, RTD Civ. 1995, p. 479 – DROSS (W.), Droit des biens, Montchrestien, Domat Droit privé, 2e éd., 2014, p. 23 – GOUTTENOIRE-CORNUT(A.), La richesse des fruits, RRJ 2001, p 1226 – RAYNAUD (P.), JOURDAIN (P.), MARTY (G.), Les biens, Dalloz, 1997, p. 49 -- LIBCHABER (R.), Rép. Civ. Dalloz, v° Biens, sept. 2002, n°60 – MALAURIE (P.), AYNÈS (L.), Droit civil : Les biens, Defrénois, coll. Droit Civil, 5e éd., 2013, n°160 et s. – MATHIEU (M.-L.), Les Biens, 3e éd., Sirey Université, 2013, n°138 – PIEDELIÈVRE (S.), Fruits, Rép. Civ. Dalloz, mars 2006, n°4 – PIEDELIÈVRE (S.), Les fruits et les revenus en droit patrimonial de la famille, RRJ 1994, p. 75 – REVET (T.) et ZÉNATI (F.), Les biens, 3e éd. refondue, PUF, coll. Dr. Fond., 2008, n°123 – ROBINNE (S.) Contribution à l’étude de

la notion de revenus en droit privé, Presses Universitaires de Perpignan, coll. Études, 2003, n°30 –

SCHILLER (S.), Droit des biens, 5e éd., Dalloz, coll. Cours, 2011, n°56 – STRICKLER (Y.), Les biens, PUF, coll. Thémis Droit, 2006, p. 140, n°89 – SIMLER (P.) Les biens, 3e édition, PUG, coll. Le droit en plus, 2006, n°24 – TERRÉ (F.) et SIMLER (P.), Droit Civil, Les biens, Dalloz, coll. Précis Droit Privé, 8e édition, 2010, n°15.

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Lévitique XXV, 1-4 :«1L'Éternel parla à Moïse sur la montagne de Sinaï, et dit : 2Parle aux enfants d'Israël, et tu leur diras : Quand vous serez entrés dans le pays que je vous donne, la terre se reposera : ce sera un shabbat en l'honneur de l'Éternel. 3Pendant six années tu ensemenceras ton champ, pendant six années tu tailleras ta vigne; et tu en recueilleras le produit. 4Mais la septième année sera un shabbat, un temps de repos pour la terre, un shabbat en l'honneur de l'Éternel: tu n'ensemenceras point ton champ, et tu ne tailleras point ta vigne ».

Lévitique XXV, 8-11 : « 8Tu compteras sept shabbats d'années, sept fois sept années, et les jours de ces sept sabbats d'années feront quarante-neuf ans. 9Le dixième jour du septième mois, tu feras retentir les sons éclatants de la trompette; le jour des expiations, vous sonnerez de la trompette dans tout votre pays. 10Et vous sanctifierez la cinquantième année, vous publierez la liberté dans le pays pour tous ses habitants: ce sera pour vous le jubilé; chacun de vous retournera dans sa propriété, et chacun de vous retournera dans sa famille. 11La cinquantième année sera pour vous le jubilé: vous ne sèmerez point, vous ne moissonnerez point ce que les champs produiront d'eux-mêmes, et vous ne vendangerez point la vigne non taillée ».

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et où le sort des fruits est encadré de façon précise sous le nom de shmita123. Le droit hébraïque prévoit alors que tous les sept ans, il est interdit de cultiver la terre, de récolter et percevoir les fruits de celle-ci dans le but d’en conserver le caractère frugifère. Ce faisant, les traités sur la question règlent aussi le sort des fruits des années précédentes et plus particulièrement l’année qui précède la shmita où le propriétaire doit mettre en réserve une part des fruits pour faire face l’année de repos de la terre mais aussi à son ensemencement l’année suivante.

38 <> Par la suite, la notion de fruits a pris une importance particulière dans l’empire romain. La notion est alors connue sous le terme de fructus qui, issu du génitif archaïque fruituis et fructï, désignait de nombreuses choses : le « droit de percevoir et de garder en propriété les fruits produits par la chose, jouissance de ces fruits » mais plus particulièrement « la récolte, [du] fruit (surtout au pluriel), [de(s)] produit(s) de la terre, des arbres, d’un animal, [le] bénéfice tiré d’un revenu124 ». Même si dans cette première définition, nous sentons les points de convergence avec la définition actuelle des fruits, nous verrons que la notion et le régime de ceux-ci à l’époque romaine ne recouvraient pas les mêmes aspects.

39 <> Dans la même lignée, la notion de fruits consacrée dans le Code civil, si elle est héritière du droit romain, doit beaucoup au droit de l’Ancien régime. C’est cette double origine qui lui a conféré ses caractères et la façon dont elle fut construite par les rédacteurs du Code civil et par la doctrine. Aussi, il nous a semblé indispensable d’analyser la conception traditionnelle à l’aune de cette histoire et de cette lente construction. Cette conception, nous le verrons, du fait de ses modalités particulières est à l’origine de l’impossibilité dans laquelle nous sommes d’adapter la notion à certains mécanismes contemporains du droit et qui nous a amené à la remettre en question dans ce travail.

Cette évolution historique lente et constante de la notion semble s’être figée avec la codification de 1804 et notre « Constitution civile125» a pu, alors, apparaître comme un frein au changement, au progrès. La question est ancienne car, déjà lors du centenaire du

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Qui fit l’objet, quelques siècles plus tard, d’un traité du Talmud, Mishna Rosh Hashana I, 1 :« Il y a quatre jours de l'an. [...] Le 1er Tishri est le jour de l'an pour compter les années, pour la shmita, le yovel et l'agriculture. [...] ».

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ERNOUT (A.), MEILLET (A.), Dictionnaire étymologique de la langue latine, Histoire des

mots, v° « fruor, -eris, früctus sum », Klimchsteck, Retirage de la 4e éd., 2001, p. 256.

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CARBONNIER (J.), « Le Code civil » dans Pierre NORA (dir.), Les lieux de mémoire, t. 2, « La

nation », Paris, Gallimard, 1986, p. 309 – CARBONNIER (J.), « Le Code Napoléon comme phénomène

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Code civil126, et encore lors du bicentenaire127, la doctrine réclamait unanimement une rénovation128 du Code civil. Rénovation qui est toujours aujourd’hui au cœur des discussions avec un grand nombre de projets ces dernières années qui ne laissent « intacte » aucune partie du Code : projet Catala129, projet Terré130, « projet Chancellerie131 », proposition de réforme du livre II du Code civil relatif aux biens132… Pourtant le Code civil est demeuré fidèle à lui-même, fidèle à l’esprit post révolutionnaire légicentriste. Cette permanence133, quoiqu’entachée par le nombre sans cesse grandissant de réformes, a laissé des pans entiers du droit civil inchangés et notamment dans le domaine du droit des biens134. Le droit des biens est le dernier bastion du droit civil napoléonien n’ayant pas subi de rénovation. Resté inchangé dans un monde où le rapport aux biens et à la production de richesses mobilières a évolué, le droit des biens peut-il encore remplir son office ? L’immobilisme du droit des biens a rendu croissant le désintérêt pour la matière puisque, semble-t-il, tout avait été dit. Mais loin s’en faut, et le temps a démontré que le droit des biens, loin d’être un droit mort, pourrait apporter des réponses concrètes à des problèmes nouveaux135. Sur notre sujet, nombreux sont les arrêts où l’on rencontre la notion de fruits mais n’ayant fait l’objet d’aucune modernisation, elle

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HALPÉRIN (J.-L.), Le livre du centenaire : Code civil, 1804-1904, Dalloz, 2004.

127

BREDIN (J.-D.), Code civil des français, bicentenaire de 1804 à 2004, Dalloz, 2004 – Le Code civil, livre du bicentenaire (1804-2004) – CORNU (G.), La lettre du Code à l’épreuve du temps, in Mélanges

R. Savatier, Dalloz, 1965, p. 157.

128

CABRILLAC (R.), Les codifications, PUF, collection Dr., Éthique, Soc., 2002.

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Rapport sur l’avant-projet de réforme du droit des obligations (Article s 1101 à 1386 du Code civil) et du droit de la prescription (Article s 2234 à 2287 du Code civil), présenté par P. Catala, La documentation française, 2006.

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Pour une réforme du droit des contrats, sous la direction de F. TERRÉ, Dalloz, 2008.

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http://www.dimitri-houtcieff.fr/files/projet%20DACS%20modifi%C3%A9%20mai%202009-num%C3%A9rot%C3%A9.pdf

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Proposition de réforme du livre II du Code civil relatif aux biens présentée par l’association Henri Capitant et issu du travail d’une commission dirigée par le Professeur Hugues Périnet-Marquet.

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Pour le Professeur Halpérin, l’étude de l’histoire de notre Code civil relève de la construction d’un mythe qu’il est important de déconstruire car il est atteint de vices rédhibitoires sur le plan intellectuel. Pour lui, « les vices rédhibitoires se ramènent selon nous à trois caractéristiques de l’histoire classique du droit français (ou, si l’on préfère, trois visages de cette forme particulière de nationalisme juridique) qu’il faudrait mieux abandonner : la vision évolutionniste, le refus de considérer les ruptures, et la volonté de défendre un prétendu « esprit du droit français ». Ainsi, il tend à montrer qu’il n’y a pas de continuité dans la construction du droit français et que l’alliance des sources ne repose pas sur une convergence naturelle de celles-ci. Cette vision conduit, selon l’auteur, à dénigrer la part importante du droit révolutionnaire dans le Code civil (HALPÉRIN (J.-L.), Est-il temps de reconstruire les mythes de l’histoire du droit française, Clio

Thémis n°5, 2012, n°17, p. 14). Néanmoins, il convient de remarquer que la notion de fruits, a bénéficié

d’une construction quelque peu atypique par rapport à une grande partie du Code civil.

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Immobilisme que certains auteurs déplorent : voir notamment, LIBCHABER (R.), ibid. – PERINET-MARQUET (H.), Propositions de l’association Henri Capitant pour une réforme du droit des

biens, Litec éd. Du Jurisclasseur, coll. Carré Droit, 1ère éd., 2009.

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MERCIER (V.), Le droit des biens au secours du droit des sociétés : le régime de répartition des dividendes, Dr. Stés. 2008, p. 7 – CARON (Ch.), Du droit des biens en tant que droit commun de la propriété intellectuelle, JCP G. 2004, I. 162.

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semble avoir du mal à s’adapter aux nouvelles perspectives qu’offre notre économie de plus en plus dématérialisée. Pourtant la notion pourrait relever de nombreux défis de la société contemporaine à condition de faire l’objet d’une rénovation.

C’est pourquoi la remise en cause de la notion de fruits nous semble inéluctable. En effet, la conception de la notion est totalement morcelée (premier titre) et n’a jamais fait l’objet d’une réelle théorisation. Cette carence nous amène à constater que la conception des fruits est inachevée (second titre).

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itre 1

Une conception morcelée

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itre 2

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