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La présentation de la doctrine

Section 1: L’absence de construction conceptuelle de la notion

1) La présentation de la doctrine

55 <> L’acception économique de la notion de fructus <> La notion de fructus a pu voir son domaine s’étendre au gré de la mise en œuvre du critère de la destination. Si l’enfant de l’esclave n’avait pas été admis au rang des fruits, un élargissement semblait possible avec l’admission du travail de l’esclave parmi les fruits. En effet, la notion de fruits se fait plus accueillante lorsqu’elle s’applique à différents biens « qui, tout en étant dans un étroit rapport physique avec la chose dont ils proviennent, n’en forment pas une

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partie matérielle187 ». C’est le cas du travail de l’esclave qui doit être considéré comme un fruit, selon Gaïus188, en tant que tel, mais aussi par sa mise à disposition auprès d’un tiers189. Cette admission du travail de l’esclave donne au terme fructus une acception économique qui tend à le rapprocher de la notion de revenus, de reditus. Pourtant la notion romaine de fruits, bien qu’ayant connu un accroissement considérable de son domaine, n’englobe pas les revenus économiques. D’ailleurs, les jurisconsultes, à l’origine, eurent soin de ne pas compter au nombre des fruits ce qui remplaçait la jouissance matérielle d’une chose ou ce qui était perdu à l’occasion de cette jouissance, comme les prouvent les textes relatifs aux intérêts des sommes d’argent190, aux loyers et fermages.

Mais alors pourquoi admettre que le travail de l’esclave puisse être qualifié de fruit ? La justification d’une telle extension a deux sources. Premièrement, le lien entre le résultat du travail de l’esclave et le propriétaire de l’esclave est étroit, avec un rapport d’accessoire et principal. Deuxièmement, le critère qui permet de se prononcer en faveur d’une telle solution est la destination de l’esclave à mettre sa force de travail au service de son maître afin de permettre à ce dernier de s’enrichir. Mais de cet exemple, il ne faut pas être tenté de tirer une règle générale. En effet, les revenus n’entraient pas dans la catégorie de fructus à Rome et ce qui est aujourd’hui qualifié de fruits civils (loyers des maisons, intérêts…) n’entrait pas dans cette qualification en raison de l’absence de lien matériel avec la chose.

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RAMELET (P.), op. cit., p. 15.

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Gaïus, D. VII. VII. 4.

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En effet, en tant que res un droit d’usufruit, un contrat de louage ou autres moyens de mise à disposition peut être conféré sur un esclave. Dans ce cadre, l’usufruitier peut, par exemple, acquérir ex re

fructuarii ou ex operis suis par l’intermédiaire de l’esclave dont il a la jouissance ainsi qu’il en ressort des Institutes II, 9, §4, Per quas personas et III, 29. Ainsi on peut lire, dans le fragment D. VII, I, 21, que «Si servi usufructus si légatus, quidquid is ex opera sua adquirit vel ex re fructuarii ad eum pertinet : sive stipulatur, sive ei possessio fuerit tradita. Si verò heres institutus sit, vel legatum acceperit instituitur distinguit cujus gratia vel heres instituitur vel legatum acceperit ». Ce passage énonce que tout ce qu'acquiert

un esclave dont l'usufruit est légué, soit par ses travaux, soit en administrant le bien de l'usufruitier, appartient à celui-ci, soit qu'il n'y ait qu'une simple obligation, soit que la délivrance ait été faite à l'esclave; mais si cet esclave avait été institué héritier, ou nommé légataire, Labéon distingue en considération de qui le testateur a voulu disposer. Le fragment suivant (D. XII, I, 22) précise qu’en cas de donation à un esclave, il acquiert à l'usufruitier ce qui lui est laissé par testament ou par donation en considération de l'usufruitier; mais il acquiert au maître de la propriété ce qu'il a reçu à. sa considération; aussi bien que ce qui lui a été laissé pour lui-même; et on ne distingue pas d'où celui qui a fait à l'esclave cette libéralité peut l'avoir connu, et quel service il en a reçu. (« Sed et si quid donetur servo in quo ususfructus alterius est, quæritur quid fieri

oporteat? Et in omnibus istis, si quidem contemplatione fructuarii aliquid ei relictum vel donatum est, ipsi adquiret: sin vero proprietarii, proprietario: si ipsius servi, adquiretur domino. Nec distinguimus undè cognitum eum, et cujus merito habuit qui donavit, vel reliquit ».

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Bien que sur ce point, certains auteurs estiment qu’il ne s’agit pas des intérêts de somme d’argent qui soient visés par les textes mais les intérêts que produiraient lesdits intérêts et donc l’anatocisme : CHRÉTIEN (A.-M.-V.), op. cit., p. 7.

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56 <> La notion de fructus : glissement vers la fiction juridique ? <> Néanmoins, on constate que la notion de fructus a pu être retenue, dans une acception très large, en dehors de tout lien physique avec la chose mère. Par exemple, selon un passage du Digeste, « Papinien qualifie de fructus le fret du bateau191», ce qui, selon Ramelet, semble démontrer que les revenus, le produit, le profit seraient des fruits en droit romain. Nous pourrions donc voir dans cette conception la base de notre construction juridique. Pourtant il serait erroné de voir dans cette conception très accueillante une théorisation de la notion de fruits. Malgré l’usage d’une acception large du terme fructus au début de ce passage, il est clair que Papinien ne considère pas que le fret soit un fruit au sens propre. En effet, les fruits, en droit romain, sont natura perveniunt192c’est-à-dire provenant de la matière même de la chose productrice, ce qui n’est pas le cas du fret, des intérêts, des loyers dont la perception se fait grâce à un rapport de droit et ne sont pas produits par la nature193.

57 <> Pour autant, certains auteurs, se basant sur un fragment attribué à Ulpien, selon lequel «tous les fruits qui naissent appartiennent à l’usufruitier, ainsi que tout ce qu’on peut en percevoir194, cependant qu’il en jouisse en bon père de famille195 », ont estimé que la notion devait être entendue largement. Cette formule semble, en effet, très accueillante et les auteurs ne sont pas tous d’accord sur la portée à lui donner. Une partie des auteurs, dont Royer, estiment qu’Ulpien, dans ces lignes, « va trop loin » mais que « la vérité est que le fruit est une espèce rentrant dans le genre qu’on appelle le produit196 ». Cette « vérité » nous semble contestable car les fruits et les produits étaient déjà clairement distincts l’un de l’autre, même s’ils partageaient ce lien organique avec le bien matriciel. Royer va plus loin : se fondant sur deux passages197 du Digeste relatifs aux usuræ, il considère que « les loyers, les fermages sont considérés [à Rome] comme des fruits198 ». Dans cette perspective d’unicité de la notion que poursuivent ces auteurs, la définition semble donc diviser les fruits en deux catégories : ceux qui résultent « d’un germe de

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RAMELET (P.), op. cit., p. 8.

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D. VI. I. 62.

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D’ailleurs, le Digeste exclut l’intérêt de l’argent de la catégorie des fruits. En ce sens, voir D. L, XVI, 121: « Usura pecuniӕ, quam percipimus, in fructu non est, quia non ex ipso corpore, sed ex alia causa,

id est nova obligatione ».

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Nous soulignons.

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D. VII, I, 9 : qui nous donne la définition suivante « Quidquid in fundo nascitur, quidquid inde

percipi potest, ipsius fructus est, sic tamen, ut boni viri arbitratu fruatur ».

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ROYER (A.), De l’acquisition des fruits civils par l’usufruitier en droit romain, Th., Paris, 1887, p. 7.

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L. 36 ; D. De usuris, XXII, I.: « Prædiorum urbanorum ênsiones pro fructibus accipiuntur » et Loi 19 pr., cod. Tit. : « In fructu hæc numeranda esse, quod, locata ea re, mercedis nomine capi potueri ».

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production et de reproduction, produits immédiats de la chose199 », et ceux que « l’on retire à l’occasion de la chose200 ».

Néanmoins, l’appréciation faite de la formule est plus critique selon d’autres auteurs et notamment pour Main de Boissière, « cette définition possède un sens trop large ; en la prenant à la lettre, il serait facile de confondre les fruits avec les produits, alors que […] les jurisconsultes romains, Ulpien lui-même, font une notable distinction entre ces deux sortes de choses201». Nous rejoignons sur ce point, Main de Boissière car cet élargissement semble en contradiction avec l’ensemble des textes connus. Il nous semble plus opportun de voir dans ces passages, un outil de simplification de la pensée et de pédagogie de la part des jurisconsultes. Et, en effet, lorsqu’Ulpien parle des loyers des maisons, comme le souligne Royer, il les compare aux fruits en utilisant la formule « pro

fructibus accipiuntur202 » mais ne les qualifie pas de fructus.