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Une première lecture du non-recours par non-demande des « jeunes en errance »

Les premiers travaux mettent en exergue le non-recours par non-demande comme une caractéristique marquante du rapport entre les « jeunes en errance » et les institutions. Cette non-demande trouve sa source dans un refus des contraintes régulant l’accès aux dispositifs, un rejet plus général des normes sociales dominantes de l’insertion socioprofessionnelle et une posture de méfiance pointée dès les années 1990 envers les travailleurs sociaux et « vis-à-vis de tout ce qui peut leur apparaître comme étant une intervention éducative destinée à les amener à s’interroger sur leur vie » (Chobeaux, 2011 [1996], p. 64) François Chobeaux remarque ainsi « une double différence essentielle » qui, de son point de vue, distingue « radicalement » ces jeunes des autres jeunes destinataires des politiques publiques d’insertion et d’accompagnement social. Ils ne se positionnent pas comme des victimes d’un système excluant, et revendiquent le droit à une vie en dehors des normes sociales dominantes de l’insertion par l’emploi, le logement et la famille (Chobeaux, 2016, p. 25). Cet éloignement vis-à-vis des normes sociales dominantes et cette méfiance vis-à-vis des institutions et des travailleurs sociaux se retrouveraient dans une attitude générale de refus des contraintes associées aux dispositifs sociaux d’insertion. Les « jeunes en errance » se caractériseraient par une propension plus forte que les autres à vouloir s’abstraire de ces contraintes, jugeant les dispositifs sociaux d’insertion trop exigeants, trop codifiés et en décalage avec leurs besoins. François Chobeaux réinscrit cette posture des « jeunes en errance » dans la perspective de leurs trajectoires sociales et institutionnelles. Il l’associe ainsi aux expériences négatives que les individus retirent de leurs contacts plus ou moins contraints et souvent décevants avec les services sociaux et les institutions d’insertion (Chobeaux, 2009).

Si l’on reprend la typologie du non-recours proposée par l’ODENORE (Warin, 2016a ; Warin, 2016b), le non-recours des « jeunes en errance » renverrait essentiellement à un non-recours par non-demande qui, avec le temps et la répétition des expériences négatives, aurait tendance à devenir une posture générale vis-à-vis de toute offre sociale jugée trop contraignante. Cette non-demande prendrait la forme d’un désintérêt affiché pour le contenu d’une offre sociale jugée inadaptée, insuffisante et inefficace (Warin, 2008). Elle exprimerait également un désaccord de fond sur la logique de projet qui fonde les modalités d’accompagnement social et régule les conditions d’accès à l’offre sociale (Warin, 2011). Cette non-demande serait par ailleurs alimentée par des formes de non-réception liées aux manques de places dans les dispositifs, aux silences des administrations qui ne répondent pas aux demandes, au caractère précaire et inefficace des propositions formulées. La relation entre les formes de non-recours

INJEP NOTES & RAPPORTS/ REVUE DE LITTÉRATURE

par non-réception et par non-demande est ainsi explicitée par Julien Lévy concernant le cas typique du non-recours au 115 dans le champ de l’urgence sociale où l’absence de réponse, les réponses négatives et les propositions insatisfaisantes finissent par dissuader les demandes (Lévy, 2015).

Dès les années 1990, François Chobeaux s’interroge sur les modalités de la relation que les travailleurs sociaux peuvent construire avec « ceux qui ne demandent rien » (Chobeaux, Hirtz, 1998). Il propose de saisir cette posture apparente de non-demande des « jeunes en errance » comme un objet de questionnement des pratiques professionnelles et des normes d’insertion. Il remarque que cette posture de « non-demande » désarçonne la plupart des professionnels qui apprennent au cours de leur formation et au fil de leurs expériences à travailler selon la logique de projet. Il souligne en parallèle le risque pour des professionnels centrés sur l’émergence et la formulation d’une demande de n’obtenir que des demandes stéréotypées en réponse à des injonctions institutionnelles et sociales dont les professionnels se font les agents plus ou moins conscients (Chobeaux, 2011 [1996]). François Chobeaux évoque ainsi la nécessité de « travailler dans la non-demande durant les premières années de vie dans la marginalité » (Chobeaux, 2016, p. 26). Ce travail dans la non-demande est envisagé comme l’un des préalables nécessaires pour désamorcer les représentations négatives des jeunes sur l’accompagnement social et pour construire une relation de reconnaissance réciproque au sein de laquelle les usagers se sentent considérés comme des personnes (Chobeaux, 2011 [1996]). Si la catégorie des « jeunes en errance » pointe en creux les insuffisances et les défaillances des institutions de droit commun et du modèle dominant de l’insertion socioprofessionnelle, Céline Rothé décrypte dans son ouvrage un processus de psychologisation des questions sociales et de sanitarisation de l’errance qui met l’accent sur la prise en charge de la souffrance physique et psychique des individus. Elle remarque ainsi la diffusion des travaux des psychocliniciens et des socio- psychanalystes pour envisager l’errance sous l’angle d’une « expérience de la vacuité » (Rothé, 2016, p. 58-60). Dans cette perspective, l’errance juvénile apparaît comme une « évasion nécessaire » faisant suite à une enfance particulièrement difficile (Gutton, Slama, 1994), « une fuite illusoire et sans fin » marquée par des ruptures multiples qui alimentent une « dynamique abandonnique installée depuis la petite enfance » (Chobeaux, 2011 [1996] ; Chobeaux, 2016). L’errance renvoie ainsi à un défaut d’inscription et de filiation qui est parfois masqué derrière une « une suradaptation paradoxale » (Douville, 2007 ; Douville, 2012). Elle constituerait l’une des figures contemporaines de la « disparition de soi » (Le Breton, 2004 ; Le Breton, 2007 ; Le Breton, 2015), et serait un symptôme du « syndrome d’auto-exclusion » (Furtos, 2002). Dans un article récent, François Chobeaux place « la question psy au cœur de l’errance » en proposant une analyse de l’errance et de la non-demande au croisement de la psychologie clinique et de la psychanalyse. Il insiste ainsi sur la « dimension individuelle, intime, qui agit et qui ou bien aide à transformer, à déplacer, à décaler le projet et à interroger le rêve, ou bien conduit à un repli, à un enfermement dans un modèle impossible, dans un idéal illusoire sans solution alternative. Cela renvoie à la façon dont chacun a été aimé et a appris à s’aimer, puis à se détacher. Cela renvoie à la façon dont chacun a appris les limites, les impossibles, et les possibles. Ici les échecs des résolutions maturantes du processus d’attachement et de l’Œdipe pèsent lourd. [De ce point de vue,] si l’errance, cette dynamique de vide, agit à tout âge, évidemment les âges d’adolescence et de jeunesse ajoutent leurs propres marques dans ce paysage : effets de l’impulsivité,

LE NON-RECOURS DES JEUNES ADULTES À l’AIDE PUBLIQUE

de l’intolérance à la contradiction et à la frustration, effets de la toute-puissance imaginaire mise en acte dans le réel, effets des expérimentations souvent non accompagnées, effet des fonctionnements groupaux qui permettent de se fabriquer une identité quand on ne sait pas qui on est, et inadaptation des dispositifs d’aide à l’insertion aux réalités de ces adolescents et jeunes. » (Chobeaux, 2016, p. 24-27)

La dimension identitaire et politique du non-recours des « jeunes en