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Le pouvoir de proposition des professionnels de jeunesse

Les travaux de Léa Lima, en collaboration avec d’autres chercheurs, permettent de mieux comprendre la relation entre les pratiques professionnelles et le phénomène du non-recours (Lima, 2013 ; Lima, Trombert, 2013 ; Bureau, Rist, Lima, 2015a ; Lima, 2015b). Léa Lima s’intéresse aux conditions d’accès aux aides financières en missions locales en prenant l’exemple du FAJ. L’auteure analyse comment les professionnels participent à la production du phénomène du non-recours, à la fois dans la relation d’accompagnement avec les jeunes et dans les commissions d’attribution des aides financières avec les autres professionnels. Ce travail s’appuie sur des entretiens avec des professionnels, sur des observations ethnographiques des commissions et sur une analyse documentaire des dossiers instruits. Il comporte trois apports principaux. Il éclaire tout d’abord le pouvoir de proposition des professionnels dans le cadre de la relation d’accompagnement. Il décrypte ensuite le pouvoir de décision des professionnels dans les commissions d’attribution des aides financières. Il propose enfin une analyse générale qui envisage la régulation du recours aux aides financières comme une forme d’éducation à la citoyenneté sociale. Dans cette

INJEP NOTES & RAPPORTS/ REVUE DE LITTÉRATURE

perspective qui rappelle les travaux de Claude Dubar sur les institutions d’insertion comme espace de socialisation secondaire (Dubar, 1987), le non-recours des jeunes à l’aide publique ne constitue pas nécessairement un problème du point de vue des professionnels. Le fait de ne pas proposer une aide ou de refuser une demande participe en effet à la normalisation des conduites des jeunes, notamment vis-à-vis de l’assistance publique.

Le pouvoir de proposition des professionnels dans la relation d’accompagnement découle d’un renforcement progressif du rôle de prescripteur des conseillers en missions locales. C’est d’abord l’institutionnalisation des dispositifs d’insertion socioprofessionnelle qui renforce le pouvoir des missions locales dans le champ des politiques publiques de jeunesse. Si les jeunes souhaitent prétendre aux diverses aides publiques, par exemple pour financer une formation professionnelle ou bien pour obtenir une aide financière ponctuelle, ils doivent aujourd’hui passer la plupart du temps par une mission locale. Ainsi, la rencontre et la relation avec un professionnel de l’insertion constituent un préalable au recours à l’aide publique. Le rôle dévolu aux professionnels des missions locales est d’accompagner les jeunes dans la construction et dans la validation de leurs projets professionnels. Ils ont la responsabilité de positionner les individus sur les dispositifs existants, c’est-à-dire aussi le pouvoir de proposer tel ou tel dispositif, de soutenir tel ou tel projet, de prescrire telle ou telle mesure. La diffusion de cette logique de projet participe elle aussi au renforcement du rôle de prescripteur des conseillers en missions locales. Léa Lima remarque la tendance des professionnels à transformer le travail d’instruction des demandes auprès du FAJ, normalement prévu dans les textes, en travail de prescription. Ce renversement se traduit par la réalisation d’un tri des demandes jugées légitimes et illégitimes en amont des commissions d’attribution. Concrètement, les professionnels choisissent d’évoquer ou de ne pas évoquer l’existence de l’aide financière, de la proposer ou de ne pas la proposer aux jeunes, de dissuader ou de temporiser certaines demandes, etc. Sauf exception, les demandes formulées dès le premier rendez-vous sont discréditées dans la mesure où elles ne s’inscrivent pas dans une logique de projet. De façon générale, la proposition du FAJ par les professionnels prime sur la demande spontanée des jeunes. Selon Léa Lima, cette transformation du travail d’instruction en travail de prescription renvoie à une stratégie de sauvegarde de la dignité professionnelle. L’instruction des dossiers est jugée chronophage et dégradante par les professionnels. La constitution des dossiers est une tâche peu valorisante qui prend du temps sur l’accompagnement. La question financière est susceptible de parasiter la relation avec les jeunes et de nuire à leur investissement personnel. « Toute activité comporte sa part sombre, des tâches dévalorisantes qui portent ombrage à l’identité symbolique d’un métier et à sa valorisation aux yeux d’autrui – le “sale boulot”. “Sale”, le boulot d’instruction de la demande d’aide sociale l’est à double titre : tout d’abord c’est une partie de l’activité qui touche à l’argent et au transfert d’argent avec le public, ce qui met généralement les conseillers mal à l’aise. L’échange monétaire est vu comme un élément perturbateur de la relation de conseil ; il la “fausse”, il la dévoie par rapport à un idéal de relation, une relation pure, sans intentions cachées, sans intérêt autre que celui pour un service que la mission locale est justement censée offrir à l’usager : l’accompagnement vers l’emploi. D’autre part l’instruction est assimilée à un travail de “paperasse”, au travail administratif que les professionnels opposent symboliquement à la relation d’écoute et de conseil. [...] Une stratégie de défense de la dignité professionnelle consiste à transformer le sale boulot en tâche noble. [...] De ce fait les acteurs transforment la fonction d’instruction en fonction de prescription, plus

LE NON-RECOURS DES JEUNES ADULTES À l’AIDE PUBLIQUE

valorisée. Au schéma de l’aide sociale : demande – instruction – décision, ils privilégient celui du professionnel expert : diagnostic du besoin – prescription – décision. » (Lima, 2015a, p. 51-52.)

Le renforcement du rôle de prescripteur est ainsi lié à l’identité professionnelle des conseillers en mission locale. Au-delà d’une stratégie de sauvegarde de la dignité professionnelle, le fait de ne pas proposer une aide ou un droit, de ne pas accéder à une demande, de refuser de positionner un individu sur un dispositif, est une forme de compétence professionnelle. En amont des commissions FAJ, les professionnels font appel à leur expertise professionnelle pour effectuer un premier tri entre les demandes. Les dossiers montés sont ensuite évalués par d’autres professionnels en commission. Autrement dit, la qualité du travail de tri réalisé en amont des commissions est aussi soumise à évaluation : « Le positionnement face à la demande se conforme à la philosophie du dispositif ne serait-ce que parce que les conseillers ont intérêt à anticiper les décisions des commissions. La crainte de faire “beaucoup de boulot pour rien”, de “perdre du temps” à monter un dossier que l’on sait voué au rejet, voire de se discréditer auprès des partenaires et collègues en présentant un dossier “qui n’est pas dans les critères” est en effet largement invoquée pour dissuader certaines demandes jugées peu convaincantes. […] De manière significative, la formule utilisée conventionnellement pour discréditer un dossier et pour signifier à la commission d’attribution que le conseiller ne valide pas la demande est la suivante : “dossier instruit à la demande du jeune”. » (Lima, 2015a, p. 51, p. 53.)

La socialisation des jeunes aux bons et aux mauvais usages