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La dimension identitaire et politique du non-recours des « jeunes en errance »

Une lecture alternative relativise la propension des « jeunes en errance » à ne pas recourir aux dispositifs et insiste sur la dimension identitaire du rapport que les jeunes construisent avec le système d’aide (Rothé, 2016 ; Pimor, 2014b). Dans le cadre d’une sociologie compréhensive et interactionniste, ils éclairent les processus sociaux à l’œuvre dans la construction des « carrières déviantes » (Becker, 1985). À rebours de l’idée d’errance comme expérience de la vacuité, ces travaux mettent ainsi l’accent sur la socialisation marginale des jeunes qui font l’expérience de la vie à la rue (Parazelli, 2002).

En tant que psychologue clinicien et psychanalyste, Olivier Douville rappelle l’importance d’une approche pluridisciplinaire pour comprendre la relation entre précarité socioéconomique, d’une part, et précarité physique et psychique, d’autre part (Douville, 2012). En effet, les raisons profondes de la « non-demande » des « jeunes en errance » peuvent être réduites à leur seule dimension psychologique, ce qui relève alors d’une forme d’individualisation et de psychologisation du non- recours. Ce type de raisonnement peut conduire à réduire les causes profondes de la non-demande aux failles psychologiques des individus, évacuant du même trait les formes de rationalité conduisant les individus à ne pas recourir à l’offre sociale, ainsi que les logiques institutionnelles, sociales et politiques à l’œuvre dans le phénomène du non-recours. Qui plus est, ce raisonnement s’appuie sur une conception des âges de la vie qui prête à l’adolescence et à la jeunesse des dispositions spécifiques qui seraient propices à l’errance et plus largement au non-recours telles que l’impulsivité, l’intolérance à la contradiction et à la frustration, le sentiment de toute-puissance ou le rapport au temps construit dans l’immédiateté. Autrement dit, le processus d’individualisation et de psychologisation de la non-demande relève d’une forme d’infantilisation des jeunes vulnérables, adossée à une représentation essentialiste des âges de la vie qui dénigre aux jeunes leur capacité de juger et de décider pour eux-mêmes (Vial, 2017).

Or, les jeunes en errance affichent dans l’ensemble une connaissance experte du système d’aide qui facilite la mise en œuvre d’un recours routinier, mais sélectif à l’offre sociale. Céline Rothé propose ainsi la notion de « recours partiel » pour « signifier qu’une partie uniquement de l’aide est prise en considération par les jeunes » dans le cadre d’une « logique instrumentale d’usage » (Rothé, 2016, p. 194). Elle propose également la notion de « recours détourné » pour exprimer « l’idée de détournement symbolique des objectifs du dispositif public. Des objectifs de l’insertion ou de sortie de la rue, les jeunes détournent les dispositifs en les transformant en lieu de marginalité, validant ainsi leur droit à une existence défiant les normes sociales » (Rothé, 2016, p. 199). Ces deux idées sont développées dans le chapitre 8 de son ouvrage consacré aux « usages tactiques de l’infra-assistance » (Rothé, 2016, p. 185-212). Dans ce chapitre, les pratiques et les discours développés par les « jeunes en errance » vis-à-vis de l’aide sociale

INJEP NOTES & RAPPORTS/ REVUE DE LITTÉRATURE

sont analysés comme des réponses à la stigmatisation dont ils sont objets. S’ils revendiquent le droit à une vie hors-norme qui légitime un recours durable à l’assistance, ils se démarquent toutefois de la figure repoussoir des « clochards » et évitent de fréquenter les lieux où ce type d’étiquetage est trop pesant. Ils valorisent en parallèle les pratiques de débrouille et présentent le recours à l’aide sociale comme une forme de dépannage (Rothé, 2016). Le recours partiel et détourné des jeunes à l’aide sociale témoigne des marges d’action des individus pour tenter d’obtenir certaines ressources tout en essayant de construire une identité valorisante. Les pratiques et les discours revendiqués par les jeunes pour justifier le rapport instrumental qu’ils entretiennent avec l’aide sociale sont envisagés comme des réactions, plus ou moins conscientes, aux stigmates sociaux qui poursuivent les marginaux. Au fil du temps, l’usage de ce répertoire de pratiques et de discours semble venir renforcer la dynamique de construction de la carrière des « jeunes en errance ». Dans cette perspective, Céline Rothé s’interroge ainsi sur les effets positifs et pervers d’une prise en charge spécifique des « jeunes en errance » qui, tout en rendant possible l’accès à certaines ressources via un recours partiel à l’offre sociale, participe au cloisonnement des publics destinataires des politiques sociales (Rothé, 2010).

À l’issue d’un travail ethnographique réalisé avec un groupe de jeunes « zonards », Tristana Pimor réfute le « caractère désorganisé de conduites de ces jeunes » et met en lumière « la fonction socialisatrice marginale de la rue » (Pimor, 2014a, p. 70). Elle s’intéresse à la « culture zonarde » et remarque le partage d’une vision du monde et de références culturelles spécifiques au sein du groupe de zonards qu’elle rencontre. À l’inverse des représentations stigmatisantes sur l’apathie des « jeunes en errance » ou sur le caractère anomique de leur mode de vie, « tous sont animés de projets de voyage […], d’un rejet affiché pour la vie normée […], affirment haut et fort que la rue est un choix […], [et] qu’ils désirent vivre dans la nature » (Pimor, 2014a, p. 76-77). Tristana Pimor s’attache alors à décrire le processus de socialisation aux modes de vies zonards et les carrières qui engagent les individus dans une identité déviante par rapport aux normes sociales dominantes. Elle propose un modèle qui distingue quatre séquences dans la carrière des zonards, chacune des séquences renvoyant à une catégorie de zonards du groupe que Tristan Pimor a fréquenté : les « satellites » ; les « zonards intermittents » ; les « zonards experts » ; les « travellers » (Pimor, 2013 ; Pimor, 2014a ; Pimor, 2014b). L’approche ethnographique adoptée par Tristan Pimor n’est pas centrée sur le rapport qu’entretiennent les individus aux institutions et à l’aide sociale. Des éléments sur le non-recours affleurent à certains endroits et confirment que les zonards entretiennent un rapport utilitariste avec l’aide sociale, connaissent et mobilisent les aides financières et alimentaires lorsqu’ils en ont besoin, tout en valorisant les pratiques d’entraide et de débrouille permettant de garder une certaine indépendance vis-à-vis du système social.

Les travaux de Tristana Pimor et de Céline Rothé partagent un certain nombre de points communs qui conduisent à prêter une dimension identitaire au non-recours. Tristan Pimor semble toutefois aller un cran plus loin dans son analyse de la « culture zonarde » en considérant que les pratiques et les discours spécifiques développés par les jeunes ne peuvent se réduire à une forme d’adaptation à la contrainte ou de réaction à la stigmatisation. Si l’on suit son analyse, les revendications politiques associées à la « culture zonarde » seraient alors non seulement le signe de la dimension identitaire, mais également celui de la dimension politique du non-recours.

LE NON-RECOURS DES JEUNES ADULTES À l’AIDE PUBLIQUE