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La construction sociale et institutionnelle du non-concernement

Analysée ici au cours du passage à l’âge adulte et concernant le rapport des jeunes aux droits sociaux et aux institutions publiques, la logique de non-concernement s’inscrit dans un processus plus large de socialisation des individus à l’offre publique. Elle se construit au fil des rapports qui s’établissent entre l’offre publique et les individus tout au long de leurs parcours sociaux. La logique de non- concernement est ainsi le produit d’une construction sociale et institutionnelle. En tant qu’instance majeure de socialisation, l’école joue dans ce cadre un rôle fondamental. Comme indiqué dans la deuxième partie de cette revue de littérature, les rapports publics qui s’intéressent de près à la question du non-recours des jeunes adultes à l’aide publique appellent les pouvoirs publics à intégrer dans les programmes scolaires des modules d’information et d’éducation aux droits sociaux (Dulin, Vérot, 2017 ; Dulin, 2015, Dulin, 2012). A titre d’exemple, selon une étude quantitative publiée par la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC) en partenariat avec l’INJEP, 69 % des jeunes de 13 à 30 ans estiment ainsi que l’Éducation Nationale doit mieux former les jeunes au droit du travail, sachant qu’un jeune sur deux déclare ne pas connaître le droit du travail (JOC, 2014). Ainsi, lorsque l’on interroge les jeunes sur les droits qu’ils connaissent « relativement peu de jeunes font référence au droit à la formation continue, à la représentation syndicale ou encore à la protection sociale. Les dimensions liées à la nature du contrat de travail et à la protection du salarié lors de sa rupture ne sont pas évoquées. Les déclarations des jeunes ayant répondu à l’enquête mettent en évidence leur faible connaissance des droits » (Timoteo, 2014).

Les travaux de Pierre Merle éclairent la façon dont l’institution scolaire façonne le rapport des jeunes aux droits et à la citoyenneté (Merle, 2012, 2001). Ces travaux remarquent le fossé important entre les droits formellement reconnus aux individus et l’expérience quotidienne des élèves à l’école. La citoyenneté scolaire se caractérise en réalité par une série d’obligations qui ne laissent que peu de place à l’expérience et aux points de vue des usagers de l’offre scolaire. Au contraire, les sentiments d’injustice et d’humiliation ressentis par une partie des élèves est une réalité scolaire « directement liée au sentiment de non droit, de non respect de la personne. […] Le sentiment de rabaissement, de droits non respectés, occupe chez les élèves une place centrale, sinon première, dans leur démobilisation scolaire (Merle, 2012, p. 13-14). Ainsi, selon un travail de recherche réalisée en Belgique francophone et publié par l’Observatoire de l’Enfance de la Jeunesse et de l’Aide à la Jeunesse (OEJAJ), l’expérience scolaire des jeunes peu ou pas diplômés qui se retrouve en situation de non-recours aux institutions d’insertion est bien souvent marquée par des formes de non-concernement plus ou moins passives ou actives (Chauveaud, Vial, Warin, 2016a, 2016b). Une partie des jeunes des jeunes traversent l’école sans se sentir concernés par leurs parcours scolaires et sans véritablement adhérer au projet éducatif qui leur est proposé. « La perception d’un système scolaire anonyme et impersonnel est récurrente. Les élèves gardent en général ce souvenir d’avoir été des anonymes parmi d’autres, perdus dans une machine impersonnelle » (Chauveaud, Vial, Warin, 2016a, 2016b, p. 31 -32).

LE NON-RECOURS DES JEUNES ADULTES À l’AIDE PUBLIQUE

La logique de non-concernement se retrouve également sous une forme plus active à travers les critiques que les jeunes formulent à l’égard des formats et contenus pédagogiques jugés peu attractifs. Alors que le maintien de l’obligation scolaire jusqu’à 16 ans fait des élèves un public captif de l’institution scolaire, certains individus développent des pratiques de « décrochage de l’intérieur » qui font écho à la logique de non-concernement et témoignent de l’existence plus ou moins discrètes ou bruyantes de non-recours ou de recours sélectif à l’offre scolaire (Dutercq, 2001). « Un décrochage de l’intérieur se caractérise par un processus d’exclusion ou d’auto exclusion d’un groupe ou d’un espace qui, tout en procédant à une mise à l’écart progressive, maintient une forme de relation voire d’intégration marginale au groupe ou à cet espace. En termes de non-recours à l’offre publique, cela renvoie à des personnes qui peuvent être en contact avec une institution ou une structure, la fréquenter à travers des relations ponctuelles ou établies avec des professionnels, sans pour autant mobiliser les droits ou services disponibles. Ce que l’on pourrait également traduire par recours apparent, faussé, tronqué, sélectif... selon la part volontaire du comportement. Concernant l’univers scolaire, ces pratiques de décrochage de l’intérieur peuvent être bruyantes, discrètes, silencieuses. Elles sont en retour plus ou moins visibles, considérées, sanctionnées, ou ignorées... Selon les histoires et les situations, ces pratiques consistent à ne plus aller aux examens ou à rendre page blanche, à se désengager des apprentissages tout en faisant acte de présence, à endosser le rôle d’agitateur, à s’absenter de temps à autres, puis de plus en plus souvent, etc. Elles peuvent se cumuler et s’auto-entretenir et, compte tenu de leur récurrence dans les parcours analysés, sont à considérer comme autant d’indices de processus de rupture en cours et à venir » (Chauveaud, Vial, Warin, 2016a, p. 36). Ces pratiques de décrochage de l’intérieur prennent une autre ampleur lorsque les individus se retrouvent contraints d’accepter une orientation scolaire imposée par l’administration scolaire ou bien obtenue par défaut. « Le discours des individus sur leurs parcours scolaires […] glissent du non-concernement à la non-adhésion ; un glissement marqué par un désaccord de fond sur la logique de relégation du système scolaire […] Des années après, une orientation subie continue de marquer le rapport à l’offre scolaire, tant les effets peuvent être durables sur les parcours sociaux. Le récit de cet épisode tournant de l’histoire scolaire cristallise les critiques à l’endroit du système scolaire. Le travail de « distillation fractionnée » (Dubet, 2006 ; Prost, 1992) du système scolaire est perçu comme une forme de marginalisation instituée que certains individus dénoncent comme injuste. […] Aux yeux des élèves relégués, les principes fondamentaux du droit de choisir et de changer d’orientation doivent prévaloir à la justification par les résultats scolaires des logiques du système d’orientation. […] La logique de non-adhésion n’est pas à considérer comme un dépassement de la logique de non-concernement mais davantage comme un autre versant de l’analyse des processus de décrochage. Il ne suffirait pas que les élèves se sentent concernés par leur scolarité pour qu’ils adhèrent à ce qui leur est proposé à l’école. En revanche, il est fort probable que l’adhésion renforce le concernement et l’implication » (Chauveaud, Vial, Warin, 2016a, p. 44-45).

Dans l’ensemble, la notion de non-concernement offre un éclairage intéressant sur l’articulation entre le non-recours par non-connaissance et le non-recours par non-demande. Elle permet en particulier de dépasser l’idée répandue selon laquelle le non-recours des jeunes adultes à l’aide publique pourrait se résumer au manque d’information des jeunes. Si l’information des jeunes sur les droits sociaux et les

INJEP NOTES & RAPPORTS/ REVUE DE LITTÉRATURE

institutions publiques est bien un enjeu majeur pour agir sur le non-recours, la notion de non- concernement ouvre une réflexion plus complexe sur les processus cognitifs qui conduisent au fait que les individus se sentent ou ne se sentent pas concernés par une offre publique, et mobilisent ou ignorent les informations susceptibles de circuler dans leurs environnements sociaux. La présence de formes passives et actives de non-concernement dans le rapport des élèves à l’offre scolaire montre par ailleurs que la logique de non-concernement est le produit d’une construction sociale et institutionnelle qui préfigure et conditionne en partie le rapport des jeunes adultes à l’aide publique.