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6. La critique des principes clés et de l'esprit pragmatique de la TCE

6.3 Le pragmatisme

Pour clore la dernière partie de notre critique de la TCE, nous aimerions jeter un regard sur ce qui l'a souvent caractérisée, à savoir son côté trop pragmatique. McGavran tout comme Wagner ne se sont jamais cachés d'être pragmatiques. Selon Wagner, le pragmatisme dont il est question dans la TCE « does not mean pragmatism that will compromise the doctrinal and ethical principles of God, the Bible, and the kingdom. But it does mean pragmatism as far as value-neutral methodologies

180 C. R Taber, The World Is Too Much With Us..., p. 100. 181 Ibid., p. 140.

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are concerned182. » Wagner a raison de dire que les méthodologies sont neutres en soi. Toutefois, Wagner comme McGavran voyaient dans le succès d'une méthode une direction de Dieu. En quelque sorte, si l'application d'une méthode permettait une croissance, elle recevait une sorte d'approbation divine : « Because their pragmatism is used in obedience to God and for the ultimate purpose of glorifying God, church growth people feel it is "consecrated pragmatism."183. » D'où vient cette pensée que Dieu pourrait mettre son sceau seulement sur des méthodes qui procurent un succès numérique? Cela ne relèverait-il pas de l'esprit du capitalisme? C'est du moins ce que pensent certains auteurs.

Selon Maddox, l'esprit de la TCE dont la recherche de la croissance devient le principe directeur se rapproche beaucoup de l'éthique du capitalisme. : « growth churches are closely aligned with consumerist capitalism in organisational structures, design elements, methods and message. Their buildings are consumer complexes, their theology is positive and anticipatory, and so forth184. » Il ne fait aucun doute dans son esprit que la TCE « actively model their approach on global capitalist corporations, exemplars of charismatic, entrepreneurial visioning with a strict corporatism based on "body of Christ" theology185. »

Chai, Soo-Il dans son article Missio Dei-It's Development and Limitations in Korea va dans le même sens lorsqu'il parle de la présence du Church Growth en Corée :

Christianity has become a religion to be marketed. Since 1970s, church growth has been promoted. This has led not only to a polarization of the churches, but also to the logic of capital and power becoming predominant even in the churches. This logic has led to pastoral work not having the salvation and healing of people as its foundation, but following the entrepreneurial logic of business world. This growth ideology has also led to the church not being regarded as a fellowship of believers or the community of the Messiah. Instead, we have been brought to the

182 C. Peter Wagner, Church Growth and the Whole Gospel..., p. 71. 183 Ibid., p. 72.

184 Marion Maddox, « "In the Goofy Parking Lot": Growth Churches as a Novel Religious Form for Late Capitalism »,

Social Compass, 59/2 (2012), p. 153.

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point of the opening up of the way for the church to be regarded as a marketable commodity or as civil religion186.

L'incidence principale de ce développement est que l'Église de la Corée est aujourd'hui tentée de se définir suivant le modèle des megachurches.

Selon nous, ces « mégas Églises » sont l'expression d'un compromis. Elles incarnent parfaitement le modèle d'entreprise omniprésent dans la vie états-unienne : « everyday life is thoroughly shaped and governed by management and market relationships, tends to transform everything (and everyone) into manageable objects and marketable commodities. This commodification of everyday life has not left the churches of America unaffected187. » La transposition d'un tel modèle d'entreprise ouvre la porte à trois approches non conformes à la nature de l'Église : elle qui n'est pas une entreprise.

D'abord, cette façon de voir pousse l'Église à se concentrer sur les besoins des gens et ainsi, à chercher à leur offrir un produit pour combler ces besoins. Nous sommes dans une logique marchande. Les consommateurs font connaître leurs besoins à l'Église afin que celle-ci y réponde. En retour, l'Église pourra obtenir leur fidélité. Il s'en trouve que l'Église ne met plus l'accent sur les exigences de Christ. Elle ne se propose plus comme un agent de transformation avec sa propre substance, ses propres principes, mais elle est transformée, instrumentalisée pour satisfaire les besoins du marché : « the focus would no longer be on how the church should form its community and its members as concrete embodiments of the gospel such that it and they continue to offer a profound, perhaps radical, alternative to the dominant structures and institutions of the day188 ». L'Église est aux prises avec une culture de l'offre et de la demande et à ce compte c'est une croissance à bas prix : « It's not hard to grow a huge congregation if all you want to do is give

186 Chai, Soo-Il, « Missio Dei–Its Development and Limitations in Korea », International Review of Mission, 92/367 (2003), p. 543.

187 Philip D. Kenneson, « Selling [Out] the Church In The Marketplace of Desire », Modern Theology, 9/4 (1993), p. 319.

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people a pleasing performance – the form of religion without the real substance189. » À travers ces échanges de services, on assiste à l'instrumentalisation et la commercialisation de l'Église.

Ensuite, ce principe de l'offre et de la demande crée un autre problème; celui de l'esprit de compétitivité : « In order to attract religious consumers, religions firms must offer products and services that are competitive with other firms in a market economy. Religious firms that are unable to do this risks of loosing consumers in a competitive market, religious producers must abandon inefficient modes of production and unpopular products for more profitable and attractive alternatives190. » Si cet esprit a sa place dans les modèles économiques puisqu'il avantage le consommateur, il ne l'a sûrement pas dans les modèles ecclésiologiques. La compétition entre les Églises est une bien mauvaise servante.

Finalement, le rapport producteur-consommateur engendre un autre problème. Au lieu d'être le refuge de ceux qui sont profondément engagés à suivre Christ, l'Église devient un marché de fins consommateurs. En réduisant l'exigence du disciple à celle de consommateur, celle-ci ne compte que sur des produits bon marché pour attirer les foules. Sa mince consolation est de desservir une grande clientèle. Son drame est qu'elle réduit à moindre coût le prix d'être un disciple. Ce genre de gratuité ne s'apparente nullement avec la nature de la grâce dont les disciples de Christ font l'objet. Cet échange de service crée une double illusion. Parce que l'Église grandit en nombre, ses dirigeants ont le sentiment qu'ils font partie intégrante de l'avancement du Royaume. Par leur association à l'image corporative de l'Église, les consommateurs quant à eux, se voient comme une partie du succès de l'entreprise divine. Tous les deux croient sincèrement qu'ils sont dans les voies de Dieu.

Selon Craig Van Gelder, il y a une inconfortable corrélation entre l'éthos du Church Growth et celui de la modernité. L'idée du succès fondé sur la croissance par l'intégration de méthodologies appropriées reflète un modèle fonctionnel et instrumental. Lorsque la clé pour le succès d'une Église repose sur l'implémentation d'outils et de stratégies adéquates, il y a lieu de suspecter un

189 Georges Barna, User Friendly Churches, Ventura, Regal Books, 1991, p. 24. Cité de Wise, Philip D., « Theological Issues Raised by the Church Growth Movement », Theological Educator, 51 (1995), p. 101.

190 Laurie Cooper Stoll et Larry R. Petersen, « Church Growth and Decline: A Test of The Market-Based Approach »,

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pragmatisme agressif. Il est certes inconcevable de penser que l'Église ne sera pas influencée par sa culture. On ne peut pas penser soi-même (l'Église) à l'extérieur de soi-même (la culture). Toutefois, il incombe à l'Église, et cela à toutes les époques, d'analyser et de critiquer les dimensions de la culture qui peuvent altérer l'Évangile, l'Église ou la théologie.

Conclusion

Sans aucun doute, le travail de McGavran demeurera une pièce d'anthologie dans l'évolution de la missiologie au XXe siècle. Il a osé remettre en question le modèle de mission des stations missionnaires. Il s'est engagé dans la voie de la réflexion, de la recherche et de l'enseignement à un âge avancé où le succès n'était pas garanti. En dépit du fait que les fondements bibliques de la TCE sont très discutables, il a néanmoins, comme Van Rheenen le souligne, « encouraged missionaries to minister personally among unbelievers rather than attempt to draw people into Western-style mission enclaves or mission stations. He rightly emphasized the missionary nature of the local church and the need of pioneer evangelism among peoples ready to hear the gospel. He called for the incisive evaluation of missions191. »

Il n'en demeure pas moins qu'en ce début de XXIe siècle, une question se pose; « Are the foundational theological and methodological principles of McGavran’s movement still intact and functional for a new millennium192? »

Des théologiens comme Rainer demeurent optimistes quant à la possibilité pour la TCE de demeurer une théologie de référence pour la mission. Il admet cependant que pour y arriver, la TCE devra théologiquement se recentrer : « The most significant challenge of church growth is to answer the theological questions, to define clearly the theological parameters of the movement193. » Nous ne partageons pas l'optimisme de Rainer quant à la possibilité pour la TCE de refaire ses bases théologiques. Néanmoins, si un tel chantier doit être ouvert, nous devrions prêter attention aux considérations qui suivent.

191 Gailyn Van Rheenen, « Contrasting Missional and Church Growth Perspectives », Restoration Quarterly, 48/1 (2006), p. 25.

192 J. A. Crabtree Jr., « The Divergence of Donald McGavran's... », p. 2. 193 T. S. Rainer, The Book of Church Growth..., p. 69.

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Tous les grands thèmes de la TCE devraient faire l'objet d'une plus grande investigation théologique à commencer par celui de la croissance. Comme le suggère Van Rheenen, la TCE devrait se concentrer sur une question de recherche qui soit en elle-même plus théologique. La question de base de McGavran « pourquoi certaines Églises grandissent et d'autres pas » devrait faire place à des questions comme « How does the church enter into the mission and Kingdom of God194? » Ce genre de question permettrait d'éviter au départ l'esprit pragmatique qui a caractérisé la TCE depuis cinquante ans. Sans que nous nous opposions au pragmatisme des méthodes dans la mesure où nous ne les théologisons pas, il faut, sans l'ombre d'un doute, que les enjeux missiologiques reposent sur des questions théologiques.

La TCE devra aussi construire une théologie de la mission sur l'ensemble des Écritures et non pas seulement sur quelques extraits. Elle doit démontrer de la cohérence dans les traitements des textes. Elle devra entre autres, porter une plus grande attention au contenu des épîtres. Cette démarche lui serait d'un grand recours pour redéfinir son concept de l'évangélisation et dans un sens plus large le rôle de l'Église par rapport à la mission. Une relecture des lettres des apôtres forcerait la TCE à ouvrir certains horizons. Elle pourrait par exemple voir l'importance d'intégrer le savoir-vivre de l'Église en lien avec le rayonnement de l'Évangile. La grande dichotomie que la TCE a maintenue entre l'évangélisation et la justice sociale pourrait, à la lumière de ce contenu, être reconsidérée. La TCE pourrait aussi établir un plus grand équilibre entre la croissance quantitative et la croissance qualitative.

De plus, si les théologiens de la TCE veulent s'adonner à une révision théologique, ils devront faire preuve d'une attitude qui a été quasi absente chez leurs prédécesseurs : celle de l'ouverture. Nous croyons que la position de McGavran selon laquelle il s'est distancé des théologiens « libéraux » et de la discussion missiologique œcuménique a grandement nui au développement de sa missiologie. De toute évidence, elle s'est beaucoup dessinée en contre-opposition à d'autres mouvements missiologiques sur la base de l'intégrité des Écritures. Tous les débats du début du XXe siècle sur l'autorité des Écritures, son inhérence et son inspiration ont amené McGavran à se

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faire le défenseur d'un conservatisme biblique dont la capacité de juger de la valeur de ses principes théologiques a été amoindrie par une trop grande importance accordée aux proof texts.

La TCE devra aussi prendre en note que le mouvement évangélique dans son ensemble s'est ouvert à d'autres propositions missiologiques. Un nouveau vent souffle sur le mouvement. Il est caractérisé par le désir de vouloir être missional. En partie ancré dans certaines propositions de la TCE, le mouvement évangélique explore des domaines théologiques en rapport avec la mission. Ce qui ne lui était pas familier. La question du Royaume de Dieu par exemple apparaît comme une donnée théologique importante. Le désir de vouloir construire une ecclésiologie sur les bases de la nature missionnaire de l'Église est un autre indice de cette mouvance. Ces positions théologiques sont très perceptibles dans les projets que mène la deuxième génération du MPEFQ.

L'enthousiasme pour la mission qui a toujours caractérisé le MPEFQ doit perdurer. Toutefois, nous croyons que sa loyauté envers la mission doit être éclairée par un processus de réflexion missiologique plus engagé qu'il ne l'a été depuis son origine. Dans le prochain chapitre, nous lui proposerons de le construire à partir d'un nouveau paradigme de la mission : la missio Dei.

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Tableau 1 : Nombres des Églises protestantes francophones au Québec195

1950 1960 1970 1975 1980 1984 1986 1993 1997

Alliance Chrétienne & Missionnaire - 2 5 7 10 11 9 10 8

Armée du Salut 1 1 2 1 1 1 5 7 10

Assemblés de la Pentecôte du Québec 10 15 19 40 80 100 2 - 86

- Conférence francophone. A.P.D.Q. 37 49

- Ministères francophone. A.P.D.Q. 42 49

Assemblées des Frères 9 16 20 28 37 46 50 47 44

Association Chrétienne La Bible Parle - - - 1 1 1 5

Association de Dieu Indép. - 2 4 6 6 10 9 15 16

Association d'Églises baptistes évangéliques. 5 18 21 27 37 48 55 63 60

Association d'Églises évangéliques 2 5 9 8 9 14 14

Association générale d'Églises baptistes - - - 1

Convention Baptiste du sud - - - - 5 9 9 9

Église baptiste indépendante. - - - 2 6 8 13 7 6

Église de Dieu - - - 3 10 11 11 15 17

Église des apôtres de J.C. 1

Église des frères mennonites. - - 3 4 6 12 12 9 8

Église du Nazaréen - - - 1 5 5 5 6 8

Église évangélique libre - - 2 3 4 4 4 5 4

Église Italienne de la Pentecôte. - - - 2 5 5

Église Luthérienne - - - 1 2 2 1 1 3

Église méthodiste libre - - - - 1 3 5 3 2

Église mennonite - 2 2 2 2 2 2 3 3

Église missionnaire - - - 2 2 -

Église missionnaire baptiste - - - 1 1

Église missionnaire baptiste Landmark - - 1 3 6 13 5 5 4

Église Réformée Baptiste du Québec - - - 3 4 7 6

Église presbytérienne du Canada 5 3 3 4 5 6 6 2 3

Église de Dieu prophétie - - - - 1 1 1 3 4

Église Unie du Canada 9 10 8 8 9 10 12 8 3

Église Vie et Réveil - - 1 2 3 4 1 1 1

Église Wesleyenne - - - - 2 2 2 1 1

Élim Fellowship - - - 4 10

Fédération des Églises Cen. Inst. - - - 2 1 2

Mission baptiste internationale - - - 1 1 1

Non identifiées 2 2 2 2 2 2 2 36 22

Union d'Églises baptistes 13 9 7 8 13 16 18 22 22

Total 57 84 102 157 255 336 341 412 391

195 Les données de ce tableau sont tirées de l'ouvrage suivant : Histoire du protestantisme au Québec depuis 1960, tableau 5. Depuis 1997, D'autres mises à jour ont été effectuées, mais la méthodologie appliquée ne nous permet pas de distinguer précisément les Églises francophones. Voir Glenn Smith, « A Brief–Socio-demographic Portrait of French-speaking Protestantism in Quebec since 1960 », dans Jason Zuidema, French-Speaking Protestants in Canada

Historical Essays, Leiden, Brill, (coll. Religion in the Americas series, 11), 2011; « Panorama – Les Églises franco-

protestantes du Québec depuis 1960 », chapitre dans le livre Fragments de mémoire – Huguenots et protestants

francophones dans l’histoire du Québec, Québec, PUL, 2014, « L’Église protestante au Québec – d’hier à demain :

De quoi l’avenir de l’implantation de nouvelles congrégations sera-t-il fait », dansUne Église centrée sur l’Évangile : la dynamique d’un ministère équilibré au cœur des villes d’aujourd’hui, Paris,Excelis, 2015, « Déclin et renouveau des Églises, l’exemple des protestants francophones du Québec depuis 1960 », Hokhma, janvier 2014.

81 Chapitre deux : La missio Dei

Dans le chapitre précédent, nous avons essayé de démontrer les limites de la théologie de la croissance de l'Église qui met l'accent sur le salut des âmes et la plantation d'Églises. Nous avons aussi souligné son versant trop pragmatique qui, selon nous, déprécie la portée des propositions théologiques qu'elle soumet et qui, en quelque sorte, diminue sa portée biblique :

They (McGavran et Glasser) raised legitimate concerns about secularization of the gospel and the tendency to reduce the mission of the church "to social and political activism." However, they were not able to appreciate the insights of the missio dei emphasis; nor were they able to fully envision the biblical witness of the church in the social and political sphere. Furthermore, the missiology they offered in its place was overly driven by pragmatic, sociological principles, rather than a positive theological vision of God's work in the church196.

C'est pourquoi nous pensons que le mouvement protestant évangélique francophone du Québec aurait tout avantage à remettre en question la TCE pour construire de nouveaux fondements théologiques concernant la mission.

Dans ce chapitre, nous aimerions proposer la théologie de la missio Dei comme nouveau fondement. D'une part, il nous semble que ses visées théologiques sont plus conformes à une théologie biblique de la mission. D'autre part, nous pensons que sa perspective théologique est beaucoup plus large que celle de la TCE parce que ses propositions s'ouvrent sur une plus grande vision de la mission à partir de laquelle on peut y reconnaître une sphère plus large de l'activité de Dieu et par le fait même, celle de l'Église. Ses propositions viennent non seulement élargir l'horizon de la mission, mais elles réunissent et et en unifient toutes ses dimensions. Trop souvent les définitions de la mission se présentent comme un univers fragmenté, non cohérent où les éléments sont en tension les uns par rapport aux autres. Somme toute, la missio Dei permettrait au MPEFQ d'étendre son rayonnement pour l'Évangile et du même coup, stimuler la dynamique Évangile-foi- culture.

196 Timothy C. Tennent, Invitation to World Missions: a Trinitarian Missiology for the Twenty-First Century, Grand Rapids, MI, Kregel Publications, 2010, p. 58

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En première partie de ce chapitre, nous aimerions tracer brièvement les repères historiques de la

missio Dei. Après quoi, nous offrirons une définition générale de la missio Dei. Chacun des

éléments de cette définition constituera en soi une partie de ce chapitre.