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2. L'émergence du concept de la contextualisation

3.6 Culture et contextualisation

Le terme culture407 est largement utilisé dans les cercles missiologiques. C'est un concept clé dans la contextualisation. S'il est communément accepté pour décrire un ensemble d'activités et de manières de penser d'un groupe donné, il n'y a pas de consensus sur la nature et le statut du sens

404 « Ministry in Context: the Third Mandate Programme of the Theological Education Fund », Theological Education

Fund 1970-77, Bromley, Kent, United Kingdom, New Life Press, 1972, p. 19.

405 Schreiter défini le syncrétisme comme suit : « Syncretism, as the etymology of the word suggests, has to do with the mixing elements of two religious systems to the point where at least one, if not both, of the systems loses basic structure and identity. » Robert J. Schreiter, Constructing Local Theologies, Maryknoll, N.Y., Orbis Books, 1985, p. 144. Tout le chapitre 7 de son livre traite de la question du syncrétisme.

406 Krikor Haleblian, « The Problem of Contextualization », Missiology, 11/1, (1983), p. 95-102.

407 Pour une histoire du concept « culture », voir « History of "Culture" », Kathryn Tanner, Theories of Culture: a

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du mot « culture ». Certains comme Bevans préfèrent même substituer le mot : « rather than simply to speak of culture, I would prefer to speak of context... we should not speak of "gospel and culture," but "gospel and context,"408. » Comme le suggère Flemming, un contexte pourrait être définit comme suit : « A context, then, might be defined by a variety of boundaries : regionality, nationality, culture, language, ethnicity, social and economic status, political structures, education, gender, age, religious or theological tradition, worldview or values409. » Si le terme contexte devait être adopté, il nous semble qu'il faudrait s'adonner à un exercice aussi fastidieux que celui auquel les théologiens se sont livrés pour définir le terme culture. C'est pourquoi aux fins de notre thèse nous préférons travailler avec le mot culture. Bien que difficile, il demeure selon nous le terme le plus susceptible de communiquer et de préciser un contexte, particulièrement si on le définit comme un processus dynamique. Il s'apparente alors très bien au terme de contextualisation qui, tous les deux, font référence à des dynamismes.

Question de nous mettre en contexte, nous aimerions présenter certaines définitions de la culture qui ont circulées dans les cercles protestants et catholiques depuis plusieurs années. Certaines sont plus succinctes que d'autres. Moreau définit la culture comme suit : « the diverse and dynamic pattern for living which is shared by a people and transmitted from one generation to another as part of the fabric of life410. » Pour leur part, les auteurs du rapport de Willowbank ont défini la culture comme : « une combinaison de croyances, de valeurs, d'us et de coutumes, d'institutions qui toutes rendent solidaires les membres d'une société en leur donnant une identité, une dignité, un sentiment de sécurité et de continuité411. » Raiser, ancien secrétaire général du Conseil œcuménique des Églises (COE) de 1993 à 2003, définit la culture comme suit : « Culture is the expression of the identity of human community. Culture refers to the delicate fabric of habits, symbols, artistic representations, tools, rules of behaviour, moral values and institutions through which human community orders its relationship to nature, to other communities and to reality as a

408 S. B. Bevans, Models of Contextual Theology..., p. xvii.

409 D. E. Flemming, Contextualization in the New Testament..., p. 20.

410 A. Scott Moreau, « The Human Universals of Culture: Implications for Contextualization », International Journal

of Frontier Missions, 12 (1995), p. 121.

411 Rapport de Willowbank, « La culture au risque de l'Évangile », Lausanne, Presses Bibliques Universitaires, 1978, p. 15.Ce sont aussi eux qui ont fait remarquer que « l'attitude des milieux évangéliques à l'égard de la culture a souvent été négative. Rapport de Willowbank, « La culture au risque... », p. 14.

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whole412. » Dans son ouvrage Foolishness to the Greeks, Newbigin définit de manière exhaustive la culture comme la :

sum total of ways of living developed by a group of human beings and handed on from generation to generation. The language of a people provides the means by which they express their way of perceiving things and of coping with them. Around that center one would have to group their visual and musical arts, their technologies, their law, and their social and political organization. And one must also include in culture, and as fundamental to any culture, a set of beliefs, experiences, and practices that seek to grasp and express the ultimate nature of things, that which gives shape and meaning to life, that which claims final loyalty413.

Dans son classique Christ and Culture, Niebuhr définit la culture comme un : « "artificial secondary environment" which man superimposes on the natural. It comprises language, habits, ideas, beliefs, customs, social organization, inherited artifacts, technical processes and values414. »

Quant Hervé Carrier, il retient tout particulièrement deux définitions de la culture415. La première

est celle qui fut adoptée par l'UNESCO en 1982 et incorporée dans la Déclaration de Mexico : « Dans son sens le plus large, la culture peut aujourd'hui être considérée comme l'ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et des lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l'être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances ». La deuxième définition qu'il retient est celle de Vatican II que l'on retrouve dans Gaudium et Spes, 53 : « Au sens large, le mot "culture" désigne tout ce par quoi l’homme affine et développe les multiples capacités de son esprit et de son corps; s’efforce de soumettre l’univers par la connaissance et le travail; humanise la vie sociale, aussi bien la vie familiale que l’ensemble de la vie civile, grâce au progrès des mœurs et des institutions; traduit, communique et conserve enfin dans ses œuvres, au cours

412 Konrad Raiser, « Gospel and Cultures », International Review of Mission, 83/331 (1994), p. 623.

413 Lesslie Newbigin, Foolishness to the Greeks: the Gospel and Western culture, Grand Rapids, Mich., W.B. Eerdmans Pub. Co., 1986, p. 3.

414 H. Richard Niebuhr, Christ and Culture, San Francisco, Harper, San Francisco, 2001, p. 32.

415 Carrier, Hervé, Lexique de la culture : pour l'analyse culturelle & l'inculturation, Tournai-Louvain-la-Neuve, Desclée, 1992, p. 133-143. [http://classiques.uqac.ca/contemporains/carrier_herve/lexique_culture/lexique_culture. html] (consulté le 24 mars 2015).

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des temps, les grandes expériences spirituelles et les aspirations majeures de l’homme, afin qu’elles servent au progrès d’un grand nombre et même de tout le genre humain. »

Toutes ces définitions semblent définir la culture comme un produit fini par lequel une société ou un groupe donné peut se développer de manière cohérente. La stabilité des contenus, des pratiques et des institutions est ce qui fait perdurer une culture. Mais est-ce bien là la réalité de la culture? Comme le souligne Taber, les différentes théories de la culture qui ont été énoncées au début du XXe siècle – l'évolutionnisme, le diffusionnisme, le fonctionnalisme, le structuralisme, le matérialisme, l'idéalisme – « all had in common was the sense that what they were describing was really there, that it had objective reality and existence outside their heads and could be accounted for by objective and publicly available methods416. » Toutes ces théories ont trouvé selon lui leur

source dans l'optimisme qu'a rendu possible le positivisme417 du XIXe et du début du XXe siècle.

Toutefois, dans la deuxième moitié du siècle dernier, certains chercheurs418 se sont adonnés à une

critique importante de ces théories. Leur questionnement sur la nature et le statut du terme culture que l'on a développé va comme suit : « Is it purely ideational, or is it in some sense empirically available? Is it subjective, or is it objective? Does a "culture" have enduring specifiable reality, or is it merely a shorthand method of talking about a shifting and leaky set of phenomena? Does it correspond to something which is really "out there" for its bearers, or is it merely a conceptual invention and tool of the anthropologist419? » Des questions de fond, de nature épistémologique entre autres, ont sérieusement remis en question le consensus. Il a alors été proposé, lorsqu'il s'agit d'étudier la réalité humaine, de parler moins de « connaissance » au sens que le positivisme l'avance, mais plutôt de « compréhension ». Il ne s'agirait pas autant de connaître la réalité humaine

416 C. R. Taber, The World is Too Much With Us..., p. 117.

417 « D'une manière générale et en tant que concept, le positivisme caractérise une attitude épistémologique liée à la pratique des diverses méthodes scientifiques à la fois rationnelles et expérimentales. Les principales affirmations du positivisme épistémologique se résument dans la nécessité de s'en tenir aux faits uniquement en tant qu'ils sont énoncés. Cela entraîne la renonciation à tout a priori en dehors des conditions sociales et historiques. » Angèle Kremer-Marietti, « Positivisme », Encyclopædia Universalis, [http://www.universalis-edu.com.acces.bibl.ulaval.ca/ encyclopedie/positivisme/] (consulté le 13 mai 2015).

418 Certains de ces critiques sont : Clifford Geertz The Interpretations of Cultures (1973), Victor Turner the Forest of

Symbols (1967), Mary Douglas Rules and Meanings: the Anthropology of Everyday Knowledge (1973), Eric Wolf Pathways of Power: Building an Anthropology of the Modern World (2001).

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comme de l'interpréter : « The goal is an interpretive or "hermeneutic" social science. Human reality, it is argued, is inescapably subject to interpreted understanding, not objective understanding420. »

À ces anthropologues se joint aussi la voix de théologiens qui, conscients des problèmes issus de ces théories, cherchent à donner une ouverture au sens du terme culture. Pour sa part, Tanner pense que des éléments importants dont nous devrions tenir compte dans une définition de la culture ont été omis dans les théories précédentes421. Par exemple, elle affirme que la culture ne peut apparaître comme une production en soi à l'extérieur d'un processus historique. La question de la genèse d'une société est d'une importance capitale. Sur un autre plan, elle croit que la culture, vue comme un ensemble complet et cohérent, est le fruit de l'intellectualisation des anthropologues. Dans les faits, Tanner avance que les participants à une culture ne saisissent jamais sa totalité et sa somme. Ils vivent dans une compréhension incomplète de celle-ci, sa cohérence est rarement un fait acquis. Sur un troisième plan, elle juge que l'on a accordé trop peu de place à la question des changements. Les cultures ne sont pas stables et si elles le sont, c'est généralement pour une période de temps plus ou moins courte. Sans tenir compte des forces extérieures qui jouent un rôle sur l'évolution des cultures, une culture est toujours travaillée de l'intérieur. Selon Tanner, c'est justement l'incapacité qu'une culture a de se voir comme un tout complet qui est souvent à la base des changements. De ce point en découle un autre; les frontières d'une culture ne sont pas aussi faciles à délimiter que l'on a pu le proposer. Travaillées de l'intérieur, les cultures sont par leurs diverses activités en constants échanges. En d'autres mots, il est difficile de les représenter comme des unités homogènes que l'on peut délimiter parfaitement.

Pour combler ces lacunes, Tanner propose la construction d'une anthropologie postmoderne dans laquelle on peut reconnaître un caractère bien distinct. D'abord, les cultures doivent être conçues comme des « tout » intérieurement fissurés et contradictoires. Les cultures résistent aux consolidations de surface parce qu'elles tirent leur vivacité des forces intérieures de la contradiction. Deuxièmement, si le consensus est nécessaire pour qu'une culture existe, il n'a pas

420 Ibid., p. 117-118.

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besoin d'être étendu à toutes les sphères de la vie. Si les cultures tirent une certaine force du consensus social, c'est par l'engagement de leurs membres et par la mise en valeur de leur diversité que les cultures tirent leur plus grand dynamisme. Finalement, l'identité culturelle ne peut pas être le produit de l'isolationnisme. La reconnaissance des caractères distincts d'une culture doit être conçue comme des traits perméables qui facilitent les relations autant à l'intérieur qu'à l'extérieur de celle-ci.

Davaney abonde dans le même sens. Selon elle, la culture est « the dynamic and contentious process by which meaning, and with it power, is produced, circulated, and negotiated by all who reside within particular cultural milieu. Hence, the notion of culture points simultaneously to the totality of relations and dynamics that constitute human life and to the specificity and concreteness of particular human historical configurations422. » Il nous faut donc concevoir la culture non pas

comme quelque chose de statique, mais plutôt comme un processus dynamique où chacun participe et contribue. Ce processus fait en sorte que les membres renégocient constamment entre eux la notion de sens. Ce n'est donc pas l'unité organique qui constitue le ferment de la culture, mais bien la manifestation de sa diversité et de l'interaction entre ses membres : « Culture is the process by which meaning is produced, contended for, and continually re-negotiated and the context in which individual and communal identities are mediated and brought into being423. » Il s'ensuit que la culture comme processus de renégociation n'est pas le propre de l'élite dans laquelle les autres deviennent les consommateurs passifs du sens. La culture se situe au niveau populaire. Prise dans ce contexte, la notion même de puissance de la culture prend une toute autre dimension. La culture n'est pas un mécanisme répressif où l'élite établit les valeurs et les limites. La puissance produite par ce processus populaire de renégociation, qui par nature est conflictuel, génère de nouvelles possibilités, de nouvelles institutions et de nouveaux rôles. D'une force contraignante, la culture devient une force agissante.

422 Sheila Greeve Davaney, « Theology and the Turn to Cultural Analysis » dans Brown, Delwin et collab., Converging

on Culture : Theologians in Dialogue with Cultural Analysis and Criticism, Oxford; New York, Oxford

University Press (coll. The American Academy of Religion Reflection and Theory in the Study of Religion Series), 2001, p. 5.

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Au plan religieux, ces conceptions redéfinissent la place même de la religion dans la culture : « religion, religious communities, and traditions are now located within the thick matrices of culture. Religious beliefs, practices, identities, values, institutions, and even texts are all now seen as elements within and products of cultural process424. » Ce repositionnement des religions accorde une nouvelle importance aux croyances et aux pratiques religieuses parce qu'elles contribuent activement à la production de sens. Davaney va jusqu'à dire que l'étude des cultures « is incomplete without attention to religions, including their beliefs and values425 ». Elles ne font désormais plus partie de la culture de l'au-delà, mais elles deviennent ici-bas des biens culturels indispensables : « Both the religious beliefs and practices we study and our own academic claims are viewed as culturally embedded and socially constructed and hence as politically potent vehicles of meaning and values. » Une telle perspective propose l'abandon même de la croyance religieuse comme une affaire privée et réintroduit les religions comme un processus culturel non déconnecté de la vie sociale : « Religions are increasingly viewed as cultural processes and artifacts that are not disconnected from other dimensions of human cultural and social institutions, discourses, and networks of power426. »

Selon Daveney, cette conception des religions au sein de la culture a non seulement un impact sur les questions religieuses dans l'espace culturel public, mais aussi un impact sur les sciences des religions et tout particulièrement sur la théologie : « For many scholars, texts and beliefs no longer float free, to be interpreted only in relation to other texts and ideas, but are understandable only within the concrete particularities of historical existence. Thus the dominance of exegetical, philological, and hermeneutical methods is yielding to social, cultural and political analysis427. » De cette vision s'opère un changement important au sein de la théologie. La théologie n'est plus isolée, retranchée dans le monde des idées abstraites, mais elle se greffe aux idées vécues dans le monde; celui des communautés humaines : « these developments have reconnected academic theology to concrete communities and traditions of belief and practice428 ». La théologie devient,

424 Ibid., p. 7. 425 Ibid., p. 14.

426 S. G. Davaney, « Theology and the Turn..., p. 8. 427 Ibid., p. 9.

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avec les autres disciplines, une pratique culturelle au sens où sa valeur ne réside plus essentiellement dans ce qu'elle pouvait articuler sur les grandes vérités anhistoriques ou sur l'essence invariable des traditions religieuses. Elle contribue aussi à la manière d'interpréter la culture.

Dans ce mouvement qui fait passer la culture à la religion comme culture et la théologie comme pratique culturelle, la culture devient un lieu propre pour la théologie. Ce qui pourrait bien être l'amorce pour la théologie d'un élargissement de sa vocation.

Les divers aspects auxquels nous venons de faire référence représentent, à notre avis, différents angles par lesquels nous pouvons mieux définir la contextualisation. Portons maintenant notre regard sur les éléments qui, en général, peuvent être une source de problèmes pour le mouvement évangélique par rapport à la contextualisation.