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La préface de 1697 : un plaidoyer en faveur des Modernes

Chapitre 2 : Un genre mondain

B. La préface de 1697 : un plaidoyer en faveur des Modernes

Dès le début de sa préface4, Charles Perrault prend partie pour les Modernes en s’opposant aux « quelques personnes qui affectent de paraître graves ». Il se réfère, de façon générale, aux Anciens, mais plus particulièrement à Boileau. Par l’intermédiaire du verbe « paraître », l’auteur tend, de façon satirique, à dénoncer la fausseté de leur attitude

1 La Fontaine, Epître à Huet, texte disponible sur :

http://elisabeth.kennel.perso.neuf.fr/jean_de_la_fontaine.htm

2 La Bruyère, op.cit., p. 83.

3 Fontenelle, Œuvres complètes de Fontenelle, Paris, A.Belin, t.2, 1818. 4 Cette préface date de 1695.

79 « grave » à l’égard des Contes. En effet, Charles Perrault affirme que les Anciens « les ont regardés avec mépris ; mais [qu’on] a eu la satisfaction de voir que les gens de bon goût n’en ont pas jugé de la sorte. 1» Par opposition

à ces « quelques personnes qui affectent de paraître graves », « les gens de bon goût » semblent apprécier la littérature contemporaine de leur temps. Cette périphrase désigne les Modernes. Charles Perrault ne nomme pas explicitement ses détracteurs pour mieux les discréditer par la suite. Le pronom indéfini « on » englobe l’auteur lui-même mais aussi l’ensemble des mondains. Charles Perrault, par l’intermédiaire de cette préface, donne davantage de poids à ses propos en s’adressant aux Modernes.

En affirmant que ses Contes « instruisît et divertît tout ensemble », l’auteur pastiche le genre de la fable. Il s’inspire du «Pâtre et [du] Lion » de La Fontaine : « En ces sortes de Feinte il faut instruire et plaire2. » Jean- Pierre Collinet souligne le fait que le poète partisan des Anciens, s’est référé au précepte d’Horace dans Epître aux pisons : « Omne tultit punctum qui miscuit utile dulci / Lectorem delectando pariterque monendo3 » (Il enlève tous les suffrages, celui qui mêle l’utile à l’agréable, charmant et instruisant le lecteur en même temps.) À travers cette intertextualité, Charles Perrault s’inspire tout de même de l’Antiquité qu’il connaît très bien. Il cite les fables antiques La Matrone d’Ephèse (figurant dans le Satiricon de Pétrone),

Psyché (issu de L’Âne d’or d’Apulée) et celle du « Laboureur qui obtint de

Jupiter de faire comme il lui plairait la pluie et le beau temps 4». Charles Perrault les rapproche respectivement de Grisélidis, de Peau d’Âne et des

Souhaits Ridicules. Il s’appuie sur leurs similitudes pour mieux les

contredire par la suite. En effet, il réaffirme sa position par rapport aux Modernes :

Je ne crois pas qu’ayant devant moi de si beaux modèles dans la plus sage et la plus docte Antiquité on soit en droit de ne me faire aucun reproche. Je prétends même que mes Fables méritent mieux d’être racontées que la plupart des Contes anciens, et particulièrement celui de la Matrone d’Ephèse et celui de Psyché, si l’on les regarde du côté de la Morale, chose principale dans toute sorte de Fables, et pour laquelle elle doit avoir été faites.5

1 Jean-Pierre Collinet, op.cit., p.49.

2 Selon Jean-Pierre Collinet, op.cit., p.297 ; Le Pâtre et le Lion, Fables, VI, 1, v.5. 3 Horace, Epître aux pisons, v.343-344.

4 Jean-Pierre Collinet, op.cit., p.51. 5 Jean-Pierre Collinet, op.cit., p.51.

80 Charles Perrault remet en cause la légitimité des Anciens en insistant sur l’importance de la morale. Il emploie l’hyperbole « de si beaux modèles dans la plus sage et la plus docte Antiquité » pour dénoncer de façon ironique l’immoralité des contes anciens. Charles Perrault poursuit son argumentation en prouvant cette affirmation avec la Matrone d’Éphèse :

Toute la moralité qu’on peut tirer de la Matrone d’Ephèse est que souvent les femmes qui semblent les plus vertueuses le sont le moins, et qu’ainsi il n’y en a presque point qui le soient véritablement.

Qui ne voit que cette Morale est très mauvaise, et qu’elle ne va qu’à corrompre les femmes par le mauvais exemple, et à leur faire croire qu’en manquant à leur devoir elles ne font que suivre la voie commune. Il n’en est pas de même de la Morale de Grisélidis, qui tend à porter les femmes à souffrir de leurs maris, et à faire voir qu’il n’y en a point de si brutal ni de si bizarre, dont la patience d’une honnête femme ne puisse venir à bout.1

Selon l’auteur, ce conte misogyne discrédite les valeurs morales de la femme. En faisant référence à l’antiquité puis à Grisélidis, Charles Perrault montre à son auditoire l’évolution de cette image. On passe d’une vision réductrice de la femme à l’apologie de sa vertu et de sa « patience », symbolisé par le personnage de Grisélidis. Le pronom relatif « qui » renvoie indirectement à cet auditoire mondain qui juge les Anciens. En ayant recours à cette stratégie, l’auteur donne davantage de poids à son argumentation. À travers la comparaison entre Grisélidis et la Matrone d’Éphèse, il souhaite mettre en avant ses Contes et inciter les lecteurs à prendre partie pour les Modernes. Charles Perrault remet en cause les contes antiques tout en amenant progressivement le lecteur vers un horizon d’attente. En prenant l’exemple des femmes, il est censé toucher des mondaines comme Melle Lhéritier ou Mme d’Aulnoy par exemple, mais cette entreprise n’a pas été forcément faite dans un but féministe. L’auteur semble montrer davantage le renouvellement du lectorat. En cela, il revendique son appartenance au parti des Modernes. Peut-être est-ce aussi, pour lui, un prétexte pour valoriser son œuvre d’un point de vue éditorial.

Charles Perrault dénonce l’immoralité de la Psyché :

À l’égard de la Morale cachée dans la Fable de Psyché […] je la comparerai avec celle de Peau d’Âne quand je la saurai, mais ici je n’ai pu la deviner. Je

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sais bien que Psyché signifie l’Ame ; mais je ne comprends point ce qu’il faut entendre par l’Amour qui est amoureux de Psyché, c’est-à-dire de l’Ame, et encore moins ce qu’on ajoute, que Psyché devait être heureuse, tant qu’elle ne connaîtrait point celui dont elle était aimée, qui était l’Amour, mais qu’elle serait très malheureuse dès le moment qu’elle viendrait à la connaître : voilà pour moi une énigme impénétrable. […] Cette Fable de même que la plupart de celles qui nous restent des Anciens n’ont été faites que pour plaire sans égard aux bonnes mœurs qu’ils négligeaient beaucoup.1

De façon ironique, il critique la « morale cachée » de la fable de La Fontaine qu’il « ne peut devin[er]. » Par la succession de propositions subordonnées relatives, l’auteur rend compte de la complexité de l’intrigue de Psyché. Il ridiculise la fable de La Fontaine pour montrer que ses Contes sont compréhensibles de tous. Charles Perrault, en effet, fait référence au lectorat enfantin : « Il n’en est pas de même des contes que nos aïeux ont inventés pour leurs enfants. » Il dénonce l’immoralité des contes anciens en soulignant le paradoxe suivant : la morale a pour but de plaire et non d’instruire. Elle a, selon lui, un but détourné. En affirmant que « [nos aïeux] n’ont pas conté [les contes] avec l’élégance et les agréments dont les Grecs et les Romains ont orné [les leurs] ; mais [qu’] ils ont toujours eu un très grand soin que leurs contes renfermassent une morale louable et instructive2 », Charles Perrault montre la supériorité des sources orales dont

il s’est inspiré en partie. Le style épuré des « aïeux » évoque la simplicité des Contes qui s’avère plus efficace que celui des Anciens. Le conte contemporain est ainsi élevé au rang de genre national. Cependant, le lectorat enfantin, bien qu’il soit cité régulièrement, ne doit pas être considéré comme un public auquel s’adresse Charles Perrault. Il évoque davantage l’esprit d’enfance que l’on retrouve dans les récits populaires.

La préface joue le rôle d’un plaidoyer en faveur des Modernes : elle devient, sous la plume de Charles Perrault, le porte-voix du public contemporain de la fin du XVIIe siècle. L’auteur adopte son point de vue en ayant recours essentiellement au discours indirect : « Ils ont été bien aises de remarquer que ces bagatelles n’étaient pas de pures bagatelles. 3». Cela

donne l’impression que le public des Modernes prend directement part au

1 Jean-Pierre Collinet, op.cit., p.51. 2 Jean-Pierre Collinet, op.cit., p.51. 3 Jean-Pierre Collinet, op.cit., p.49.

82 plaidoyer. Melle Lhéritier, par le biais de son madrigal cité en fin de préface, conforte cette idée. Cet effet de polyphonie rend compte de la diversité du public des Modernes.

La préface des Contes constitue à la fois un blâme à l’égard des Anciens (en particulier du genre de la fable qu’il pastiche) et un éloge de la sagesse populaire. Elle annonce également l’esprit dans lequel Charles Perrault a écrit son œuvre. L’effet de polyphonie crée par le public des Modernes mime, selon Brigitte Cassirame, « l’attitude littéraire et dialogique de tout conteur : raconter des histoires racontées par d’autres à des lecteurs- auditeurs qui s’en feront plus tard les conteurs.1 » C’est en cela que les Contes sont considérés comme une œuvre intemporelle : deux siècles plus

tard, Gustave Doré la réinterprète à sa façon.

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