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Les Contes à l’ère de la modernité

Chapitre 2 : L’imaginaire romantique d e Gustave Doré

B. Gustave Doré : traduttore ou traditore ?

1. Ses influences et ses choix artistiques

Dans la table des compositions de Gustave Doré de l’édition de 1862, Hetzel affirme qu’ « il n’y avait pas à hésiter entre le devoir de laisser toute liberté à l’inspiration de l’artiste & le petit inconvénient de ne pas toujours montrer le passage imprimé en face du tableau qui devait le reproduire.2 » L’éditeur souhaite laisser libre cours à l’imaginaire romantique de l’artiste pour ses illustrations des Contes.

Le romantisme fait prévaloir l’émotion et les sentiments sur la raison.

1 Samuel F. Clapp, « Voyages au pays des mythes », Gustave Doré 1832-1883, 1983, p. 25-

40.

127 En respectant la « liberté » de l’artiste, Hetzel laisse l’imaginaire de Gustave Doré s’épanouir. La description que fait Pseudo-Longin du sublime, écrivain grec anonyme du Ier ou IIIe siècle, correspond aux sentiments que peuvent

éprouver les lecteurs-spectateurs face aux gravures de l’artiste : « [Le sublime] ne persuade pas proprement, mais il ravit, il transporte, et produit en nous une certaine admiration mêlée d’étonnement et de surprise, qui est tout autre chose que de plaire seulement, ou de persuader.1 » Ce sentiment anéantit la raison et l’on ne peut réellement expliquer pourquoi les illustrations de Gustave Doré nous « transporte[nt] » et provoquent « une certaine admiration mêlée d’étonnement et de surprise. » Si Gustave Doré illustre les Contes de Perrault, c’est certainement dû à l’imaginaire qu’ils véhiculent. Philippe Kaenel et Annie Renonciat le décrive, nous l’avons vu, comme un éternel enfant. L’ensemble des Contes sont, en effet, propices à la rêverie. L’intemporalité et le hors-lieu de l’œuvre de Charles Perrault et des illustrations de Gustave Doré renvoient à cette intention. L’omniprésence du rêve contribue à effacer tout repère historique et temporel pour le lecteur. Gustave Doré puise dans diverses sources historiques et mythologiques pour représenter Barbe-Bleue en train d’être achevé par les frères de son épouse2.

Sous le regard effrayant d’une créature monstrueuse mi griffon-mi sphinx, on aperçoit ces hommes vêtus comme des mousquetaires. Gustave Doré recrée le conte de Barbe-Bleue sous la forme d’un univers surnaturel. Il a tendance à passer du simple rêve à une vision cauchemardesque. Le regard et le visage douloureux de Barbe-Bleu semble croiser celui de la créature monstrueuse. Cette dernière symbolise la mort, mais on ne peut, cependant, pas interpréter clairement son air dubitatif. Gustave Doré entretient le mystère et le côté énigmatique de cette créature pour frapper l’imagination de ses spectateurs.

On perçoit également dans les illustrations des Contes, la présence d’un sentiment de mélancolie propre à l’esthétique romantique. Bien qu’il ne soit que peu perceptible dans les Contes, Gustave Doré a, sans doute, souhaité

1 Traduction française du Traité du sublime de Pseudo-Longin par Nicolas Boileau figurant

sur le site internet : http://baroquelibretto.free.fr/longin.htm

128 représenter ce mal qui caractéristique les artistes de ce mouvement. Artiste non reconnu à sa juste valeur en tant que peintre, il se réfugie dans l’illustration comme pour exorciser les démons qui l’accablent. La mélancolie de Gustave Doré ne peut clairement s’expliquer : il s’agit d’un état dépressif où l’on ne supporte plus la vie, le temps qui passe est source de malheur, la mort est omniprésente etc. Baudelaire nomme ce sentiment étrange « spleen ». Dans Mon cœur mis à nu, il le décrit comme paradoxal : « Tout enfant, j'ai senti dans mon cœur/ deux sentiments contradictoires : l'horreur/ de la vie et l'extase de la vie.1 » On retrouve également ce sentiment dans la gravure de Dürer « Melancholia 2» (1514) qui inspira de nombreux artistes romantiques.

La mélancolie de Gustave Doré se caractérise par la noirceur des illustrations des Contes. On retrouve ce sentiment à travers des paysages obscurs tels que la forêt, les châteaux, la représentation de la nuit. Selon Annie Renonciat, « tout le génie de Doré est dans cette manipulation de notre faculté d'imaginer.3» Les illustrations de Gustave Doré suggèrent plus qu’elles ne montrent. La végétation fortement présente dans les gravures de

La Belle au bois dormant, renvoie aux lieux inhospitaliers que sont la forêt

et le château abandonné. Elle semble suggérer l’inquiétude d’un artiste tourmenté.

En se tournant vers le romantisme, Gustave Doré se forge son propre style. Si ses œuvres dessinées paraissent souvent réalistes, elles sont avant tout liées à un mode de création totalement différent. C’est d’abord dans ses procédés de création que Gustave Doré se rapproche des romantiques. Il ne se contente pas de croquer ce qu’il voit pour ensuite le reproduire sur toile ou sur gravure. Il fait un véritable travail d’interprétation, faisant appel uniquement à sa mémoire et à son imagination pour créer. Pour lui, ses dessins sont des anecdotes, un moyen d’expression de sa vision de la société, sans idée politique ni revendication. Quand il débute la peinture, dans les années 1850, il y trouve tout de suite un moyen d’expression, bien

1 Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, Genève, Droz, 2001, p.72. 2 Voir annexe 38 p. 51.

129 que la peinture de paysages soit considérée à l’époque comme un genre inférieur. Pour lui, il s’agit alors de développer la splendeur de la nature, l’admiration qu’il éprouve pour ces lieux extraordinaires qu’il rencontre tout au long de ses voyages en Alsace, dans les Pyrénées, en Espagne ou encore en Ecosse. On retrouve ces influences dans les paysages forestiers des

Contes. C’est le moyen pour tous les artistes du moment, tels que

Chateaubriand, Lamartine, Flaubert ou encore Hugo, de s’évader, s’éloigner d’une société qui ne leur correspond pas. S’installe alors la thématique du rêve et du mystère.

Gustave Doré fut également très influencé par l’esthétique gothique. Théophile Gautier souligne la particularité de son trait :

Il connaît sur le bout du doigt l’architecture, le personnel, le costume et le mobilier du moyen âge ; - il ne le copie pas en antiquaire, en archéologue, en artiste soucieux de la couleur locale ; il le devine, il le sent, il l’invente ou plutôt il le revit ; son dessin, si libre pourtant calqué sur l’armature de plomb des vitraux d’église, ou appris dans des livres de blason et les bestiaires, tant l’artiste possède à fond la monstrueuse ménagerie héraldique et fabuleuse du moyen âge, tant il sait les attitudes féodales […]1

Possédant une bonne culture iconographique du Moyen Âge, il recrée à sa façon l’architecture gothique, l’idéalise et la remet dans le contexte des

Contes. Théophile Gautier montre que Gustave Doré ne se contente pas

d’imiter ce style ; « il le devine, il le sent, il l’invente ou plutôt il le revit.» L’artiste se laisse guider par ses propres impressions. Les châteaux de La

Belle au bois dormant, du Chat botté ou de Peau d’Âne évoquent son

admiration pour le roman gothique2. Cette influence lui permet d’ajouter aux illustrations des Contes, un univers fantastique.

Théophile Gautier souligne les multiples influences de Gustave Doré en évoquant notamment ses côtés « à la fois fantasque et réaliste ; il associe Albert Durer et Courbet, étrange amalgame ! 3» Le réalisme est un moyen

pour l’artiste de mettre l’accent sur le fantastique qui caractérise ses compositions. On peut également évoquer les influences de Rembrandt et de Goya pour le clair-obscur de ses gravures.

1 Mihaly Zichy Gustave Doré Deux « monstres de génie », op.cit., p.124.

2 Genre littéraire anglais né à la fin du XVIIIe siècle pour s’éteindre vers les années 1830. 3 Ibid. p.124.

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