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Les Contes à l’ère de la modernité

Chapitre 1: L’ambition de Pierre-Jules Hetzel

B. L’émergence d’un nouveau public

1. D’un lectorat enfantin à un public avert

Les Contes de Perrault, par leur intemporalité, sont devenus un classique de la littérature française. Selon Italo Calvino, « Les classiques sont des livres que la lecture rend d’autant plus neufs, inattendus, inouïs, qu’on a cru les connaître par ouï-dire1. » En relisant les Contes à leurs

enfants, les parents redécouvrent les textes de Perrault tout en adoptant un regard neuf par rapport aux différentes intrigues. Ils sont ainsi capables de se mettre à distance et de faire preuve d’esprit critique. Gustave Doré et Hetzel, en créant cette édition de 1862, eurent pour principal objectif d’inscrire les Contes de Perrault dans un projet de littérature illustrée. Bien que l’œuvre soit souvent destinée aux enfants, ils ne s’adressent pas uniquement à eux : ils conquièrent également un lectorat composé d’adultes et de personnes averties.

112 L’apparence grandiose, tant par le décor que par les scènes des illustrations, impressionne l’enfant. En effet, les cadrages de Gustave Doré adoptent son point de vue: les contre-plongées recréent le monde perçu par celui-ci. Des scènes comme le chat botté accompagné de paysans se retrouvant dans la forêt1 ou le Petit poucet ôtant les bottes de l’ogre dénotent de la dimension fantastique de l’artiste. La première illustration renvoie à un décor vertigineux se traduisant par la démesure des arbres et l’aspect massif du château de l’ogre. Dans la seconde, le Petit poucet symbolise le point de vue de l’enfant par sa petite taille. Le genre du conte vise un public enfantin, en raison de la simplicité du texte et de l’intrigue mais aussi de l’univers féérique qui a pour but de développer l’imaginaire de l’enfant. Cependant, contrairement aux idées reçues, les Contes de Perrault illustrés par Gustave Doré s’adressent également à des adultes.

Le lectorat adulte, qui peut être constitué de parents par exemple, a davantage de recul par rapport aux enfants. Il peut percevoir les détournements réalisés par Gustave Doré à travers certaines de ses illustrations. Les gravures du Petit Chaperon rouge sont subversives, dans la mesure où l’artiste a représenté l’héroïne sous les traits d’une jeune fille au début de son adolescence, et non d’une fillette. Gustave Doré arrive à évoquer la sensualité du personnage sans avoir recours à la couleur rouge, le noir et blanc ayant un pouvoir suffisamment suggestif. Selon Bruno Bettelheim, dans Psychanalyse des contes de fées : « [le rouge est] le symbole du transfert prématuré du pouvoir de séduction sexuelle2 ».

L’illustration où le Petit chaperon rouge se trouve dans le lit avec le loup3

évoque cette caractéristique : Gustave Doré représente la jeune fille les cheveux détachés et juste vêtue d’un déshabillé. L’artiste semble donc montrer le Petit Chaperon rouge avant l’accomplissement de l’acte sexuel, le loup symbolisant l’homme séducteur. Le regard de la jeune adolescente peut évoquer à la fois de la peur et du désir. Le loup semble l’inciter à accomplir l’acte sexuel en adoptant un regard salace. À travers cette

1 Voir annexe 26p. 39.

2 Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, Paris, Pocket, 1999, p.263. 3 Voir annexe 27 p. 40.

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illustration, l’adulte perçoit la transformation psychologique et

physiologique du Petit chaperon rouge qui devient une jeune fille.

L’adulte est capable de déceler également, dans les gravures de Gustave Doré, la présence marquée de la culture populaire par la représentation du peuple. L’illustration, dans Cendrillon, représente la marraine sous les traits d’une femme âgée découpant une citrouille1. Elle ressemble fort à la vieille

fileuse de La Belle au bois dormant2 : elle porte des lunettes rondes et une

coiffe presque semblable. On retrouve également la présence d’une cage à oiseaux. En arrière plan à droite et au premier plan à gauche, un vieux balai et des guenilles en train de sécher renvoient à un milieu modeste. Sainte- Beuve rappelle l’origine folklorique des Contes :

C’est ici qu’il me faudrait la plume d’un Théophile Gautier pour traduire à mon tour ces dessins et les montrer à tous dans un langage aussi pittoresque que le leur ; mais je ne sais nommer toutes ces choses, je n’ai pas à mon service tous les vocabulaires, et je ne puis que dire que ces dessins me semblent fort beaux, d’un tour riche et opulent, qu’ils ont un caractère grandiose qui renouvelle (je répète le mot) l’aspect de ces humbles Contes et leur rend de leur premier merveilleux antérieur à Perrault même […]3

À travers ses illustrations, Gustave Doré a redonné aux Contes leurs sources populaires, ce « premier merveilleux antérieur à Perrault même. » Il souhaite rappeler implicitement à chaque lecteur qu’il existait, bien avant Charles Perrault, des contes qui se transmettaient oralement. L’enfant ne perçoit pas ces références culturelles.

L’adulte est également sensible à la dimension poétique des Contes et des illustrations. Les robes couleur du « Temps », « de la Lune » et du « Soleil », dans Peau d’Âne, évoquent une pointe d’abstraction qui fait le charme de l’œuvre de Perrault. Les illustrations de Gustave Doré renvoient également à sa propre subjectivité : Peau d’Âne est idéalisée sous les traits d’une bergère4. L’artiste s’inspire du thème littéraire de la pastorale (inspirée

de L’Astrée d’Honoré d’Urfé.) Comme Charles Perrault, il recrée, à sa façon, la dimension poétique des Contes. Comme nous l’avons précédemment évoqué, le livre d’Hetzel de 1862 est une édition de luxe : les

1 Voir annexe 28 p. 41. 2 Voir annexe 29 p. 42. 3 Sainte-Beuve, op.cit. 4 Voir annexe 30 p. 43.

114 adultes les plus avertis constituent un public apte à juger de la qualité des gravures de Gustave Doré. Cette œuvre est encore appréciée et recherchée par les bibliophiles actuels. Hetzel comme Charles Perrault s’adressaient en leur temps à un public raffiné. Cependant, malgré la présence d’un lectorat multiple, P.J. Stahl, dans sa préface, se fait le porte-voix supposé de la jeunesse.