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La prééminence de la grammaire individuelle pour comprendre les problèmes sociaux dans un contexte de « révolution néolibérale »

II Exploration des approches possibles du phénomène de « l’endettement qui pose problème » chez les jeunes adultes

2.1.3 La prééminence de la grammaire individuelle pour comprendre les problèmes sociaux dans un contexte de « révolution néolibérale »

Le problème de l’insécurité urbaine est souvent attribué aux gangs de rue, l’obésité infantile à de mauvaises habitudes alimentaires familiales, l’espérance de vie aux habitudes de consommation, les problèmes sur le marché du travail à un manque d’employabilité, les problèmes scolaires des enfants à des déficiences en matière de compétences parentales, etc. (Mc All, 2009 : 177). Sans doute, l’idée que tout problème social peut être compris comme un problème individuel de « comportement » ou de « personnalité » est-elle chaque jour plus prédominante dans nos imaginaires sociaux.

Les études sur le problème provoqué par l’acquisition excessive de dettes sont abordées la plupart du temps de la même manière. En effet, un grand nombre d’études tentent de comprendre les raisons pour lesquelles une personne ou une famille s’endette au- delà de ses moyens. Elles proviennent principalement de l'économie et de la psychologie et cherchent à comprendre le comportement du consommateur en ce qui concerne l'utilisation du crédit (Kameleitner et coll., 2012), ainsi que ses décisions financières. Qu’il soit associé à une mauvaise gestion des ressources personnelles ou à des habitudes de surconsommation (Vandone, 2009), l’endettement tel qu’appréhendé par ces approches est davantage perçu comme étant d’origine individuelle.

Dans un contexte néolibéral où la justice sociale et la prospérité économique dépendent pour beaucoup du seul jeu du marché, du « laisser-faire » et de la libre concurrence, il semble qu’une certaine conceptualisation de l’« endettement qui pose problème » soit privilégiée. En effet, les formes et les pratiques néolibérales actuelles favorisent une lecture individualisante du problème de l’endettement, car elles en viennent à légitimer, a posteriori, une attitude de non-intervention de l'État. Par exemple, si l’endettement « problématique » est perçu comme « un problème social » ayant son origine dans les structures sociales et s'imposant à l'individu qui en est alors victime, il devient naturel d’en appeler à une intervention publique et à des politiques sociales destinées à

protéger l'individu-victime. Sous cet angle, il y a une responsabilité importante de l'État quant à sa capacité à corriger les inégalités sociales. D’un autre point de vue, si l’endettement est perçu comme un problème individuel, caractérisé par une certaine irresponsabilité, un manque de maturité ou de vertu quelconque, alors le marché lui-même devra régler cette question, par exemple en sanctionnant fortement et de plusieurs façons des problèmes chroniques de dettes, en ayant recours à des prêts à taux usuraires ou encore à des faillites, etc.

Pour bien comprendre les effets que cette approche individualisante de l’endettement peut avoir dans l’expérience d’endettement chez les jeunes adultes scolarisés, je prendrai quelques éléments de l’analyse du néolibéralisme proposés par les governmentality studies, notamment chez Lemke (2004, 2001), Haché (2007) et Marron (2007, 2009), et des analyses de la politique de la dette du philosophe marxiste Maurizio Lazzarato (2010).

Les governmentality studies comprennent le néolibéralisme comme une forme spécifique de pensée contemporaine qui influence notamment les façons de penser l’action de l’État et ses modes de gouvernance. Pour eux, et à la différence de la pensée traditionnelle, le néolibéralisme plutôt que de favoriser le retrait de l’État en faveur du marché est un autre type d’interventionnisme de l’État encore plus fort, mais déplacé : une « politique active sans dirigisme » (Haché, 2007 : 51).

D’après cette lecture, ce qui caractérise les formes néolibérales de gouvernement est le développement de techniques spécifiques de contrôle des individus (Lemke, 2004 : 21). Ces techniques qui Lemke (2004) appelle « techniques de gouvernementalité » passent, notamment dans nos sociétés néolibérales, par la construction d’une idéologie qui renvoie la responsabilité de l’État relative aux risques sociaux tels que la maladie, le chômage, la pauvreté, etc., à l’individu. Une manière de transformer les problèmes sociaux en problèmes de responsabilité individuelle ou de self-care (Lemke, 2001 :201).

Pour le philosophe italien Mauricio Lazzarato (2010) le transfert de risque dans la politique de la dette opère à travers une double transformation : le droit social – relatif à la santé, à l’éducation- se transforme en dettes — via l’acquisition d’assurances, de crédits, etc. — et les usagers en débiteurs. La thèse de l’auteur est que la dette est un rapport économique indissociable de la production d’un sujet débiteur et de sa moralité, comme il l’explique :

« Le pouvoir de la dette se représente comme ne s’exerçant ni par la répression, ni par l’idéologie : le débiteur est “libre”, mais ses actions, ses comportements doivent se dérouler dans les cadres définis par la dette qu’il a contractée (…) vous êtes libre dans la mesure où vous assumez le mode de vie (consommation, dépenses sociales, impôts, etc.,) compatible avec le remboursement ». (28)

Ce même sens « producteur de subjectivité » de la dette on le trouve dans le texte Consumer Credit in the United States de Donncha Marron (2009). L’auteur illustre comment le crédit à la consommation peut être compris comme une des « techniques de gouvernementalité ». Selon lui, l’usage de cartes de crédit est surveillé et contrôlé par des techniques de domination qui sont exercées « inside et outside » des consommateurs en constituant une nouvelle manière de penser et d’agir chez les consommateurs (Marron, 2009). L’auteur explore comment les consommateurs américains interagissent avec les nouvelles formes de régulation du système de crédit (the credit score serves FICO) et forgent leur identité et leur autodiscipline.

Un des mécanismes de « disciplinig the self » que Marron décrit est la structuration de la notion du temps que les « FICO score » implantent chez les consommateurs. Pour lui, la formule du FICO score s’articule autour du présupposé qu’on peut augmenter son choix de consommation si on améliore son pointage. Ainsi, l’utilisateur du crédit est persuadé de la nécessité de se tenir au courant du paiement de son crédit, de maintenir les soldes bas, entre autres « mesures » pour améliorer son pointage. « The credit users are to exert a rigid regimen of the self to ensure their repayment and credit use are smooth, controlled to term.

In disciplining themselves in this manner, the individuals are made responsible for their past action, the consequences of wishes cannot be evaded » (Marron, 2009 : 180)

Par l’auteur cette structuration du temps provoqué par la carte de crédit, implique une responsabilisation des actions du passé en engageant en même temps le futur des consommateurs. Cela implique de dire que les individus doivent adapter ses modes de vie au remboursement de la dette. L’endettement, dans le cas de notre sujet d’étude, pourrait donc transformer les étapes qui « normalement » devraient être franchies pour entrer dans l’âge « adulte » : la recherche du travail, le départ du foyer familial, l’autonomie financière, sont autant d’éléments qui peuvent être subordonnés aux exigences du remboursement de la dette.

2.2 La mobilité sociale par le biais de l’éducation : la place de l’éducation