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A PPROCHE CONCEPTUELLE

Dans le document Les drogues dans tous leurs états (Page 80-89)

Loïc Pignolo

A PPROCHE CONCEPTUELLE

Afin de décrire, dans une perspective de sociologie des marchés, les enjeux de la dissimulation dans le marché illégal du cannabis, il convient en premier lieu de définir ce qu’est un marché illégal. En se basant sur Jens Beckert et Frank Wehinger (2013), il est possible de définir les marchés illégaux de la façon suivante :

« Markets are arenas of regular voluntary exchange of goods or services for money under conditions of compe-tition (Aspers and Beckert 2008). Markets are illegal if the product itself or the exchange of it violates legal stipula-tions. As a consequence of the posited illegality, the state declines to protect property rights in such markets, does not define and enforce standards for product quality and can prosecute the actors in the market » (Beckert et Wehinger 2013 : 7).

Suivant ces auteurs, la caractéristique commune des marchés illégaux, au-delà de leur diversité, consiste donc dans le fait qu’au moins une de leurs composantes transgresse une norme légale. En

31 Pour en savoir plus sur la politique suisse en matière de cannabis, sur ses incohérences et sur les souffrances qu’elle crée, voir l’ouvrage récent de Her-zig, Zobel et Cattacin (Herzig et al. 2019).

outre, en raison de cette transgression, l’État change considérable-ment de rôle et

« does not provide the legal infrastructure for market de-velopment, abstains from the protection of property rights, and (selectively) prosecutes market participants » (Beckert et Dewey 2017 : 17).

Les conséquences concrètes de cette transgression pour les échanges sont néanmoins peu connues, dans la mesure où très peu d’études de sociologie économique se sont dédiées à la compré-hension des logiques de fonctionnement des marchés illégaux (Beckert et Dewey 2017 ; Beckert et Wehinger 2013).

Une des seules propositions conceptuelles, du moins à ma con-naissance, qui vise à fournir un cadre d’analyse du fonctionnement des marchés illégaux est la proposition de Beckert et Wehinger (2013). Dans une volonté de développer les recherches sur les marchés illégaux en sociologie économique, les auteurs proposent d’analyser ces derniers sur la base de trois problèmes de coordina-tion que les acteurs doivent résoudre : les problèmes de la valuacoordina-tion (ou comment des valeurs sont attribuées aux biens ou services échangés), de la compétition (ou comment se régule la compétition entre les acteurs de l’offre), et de la coopération (ou comment les acteurs de l’offre et de la demande parviennent à se faire confiance et à s’assurer que les engagements vont bien être tenus, dans un contexte d’absence de contrats et d’impossibilité de se protéger juridiquement).

De tels problèmes, nous disent les auteurs, se posent également dans les marchés légaux. Toutefois, dans le cas spécifique des mar-chés illégaux,

« the actors’ efforts to resolve such problems are subject to different challenges because of the illegality of their ac-tivities, so other solutions must be sought » (Beckert et Wehinger 2013 :12).

Regarder la façon dont les acteurs résolvent ces problèmes per-mettrait, selon ces auteurs, d’identifier le type de structures de marchés qui se développe dans l’illégalité.

Aussi élaborée soit-elle, cette classification met toutefois de côté un aspect qui me semble essentiel au fonctionnement des marchés illégaux, à savoir le « travail de dissimulation » (« work of concealment »), pour reprendre les termes de Philippe Steiner (2017 : 57-58). Selon l’auteur, les transactions illégales ne peuvent avoir lieu sans qu’au moins une partie des éléments qui les consti-tuent ne soit cachée. Un travail de dissimulation est donc fonda-mental pour produire le secret (Steiner 2017 : 57) nécessaire aux déroulements des transactions illégales, et permet donc dans une certaine mesure aux participants aux échanges de se protéger des personnes susceptibles de leur porter préjudice. La production de ce secret peut être déclinée en deux dimensions. Premièrement, il s’agit d’établir une frontière ou limite dite sociale, ce qui consiste à faire en sorte que certaines personnes ignorent l’existence de la transaction illégale. Deuxièmement, il s’agit de créer une frontière ou limite dite matérielle, ce qui revient à dissimuler les éléments matériels qui seraient susceptibles de révéler l’existence de la tran-saction illégale (des documents, des fichiers ou de l’argent, par exemple).

Différentes études portant sur la question des marchés de drogues soulignent, en effet, ce besoin de dissimulation. Dans un souci de concision, je me limiterai cependant à deux études parti-culièrement parlantes afin d’illustrer cet aspect, à savoir les re-cherches de Sveinung Sandberg (2012) et de Kamel Boukir (2018).

Sandberg (2012), tout d’abord, à travers son étude du marché du cannabis en Norvège, illustre à bien des égards la nécessité pour les transactions d’avoir lieu dans la discrétion. Ce besoin n’est tou-tefois pas le même selon les types de marchés. En effet, en se ba-sant sur des entretiens avec des dealers de même qu’avec des con-sommateurs de cannabis, le chercheur propose de différencier trois marchés de cannabis, dont les logiques diffèrent tant au ni-veau des sociabilités, de l’accès aux échanges, de la confiance, de

la violence et de la qualité des produits : le marché privé, le marché semi-public et le marché public.

Dans le marché privé, les échanges s’insèrent dans des réseaux amicaux, entre des personnes qui se font confiance, et ont lieu

« behind closed doors » (Sandberg 2012 : 1139), normalement dans l’appartement des dealers. Réaliser les échanges dans le privé offre ainsi une certaine sécurité aux participants aux échanges, mais limite également l’accès à ce marché aux personnes qui n’ap-partiendraient pas à ces réseaux. Le marché public, à l’inverse, a lieu dans les espaces publics. Ce marché offre une plus grande ac-cessibilité, dans la mesure où les personnes n’ont pas besoin de se connaître avant de réaliser les échanges. Toutefois, ce marché comporte plus de risques. Vis-à-vis de la police, tout d’abord, en raison de la visibilité accrue, mais également vis-à-vis du dealer.

En effet, comme le met bien en évidence Sandberg (2012), il n’y a que peu de confiance dans ce marché, dans la mesure où les dea-lers peuvent escroquer, voire voler les clients. La relation est à ce titre beaucoup plus instrumentale, et les dealers cherchent avant tout à se faire de l’argent de façon rapide :

« Street dealers take every opportunity to make quick money. Many are operating on a provisional basis, and their main interest is to make as much as possible in the time available, including by cheating customers » (Sand-berg 2012 : 1143).

Le marché semi-public se situe, comme son nom l’indique, dans un entre-deux. Les transactions se déroulent dans des clubs, pubs et cafés et doivent par conséquent se faire avec une certaine discrétion, dont le degré varie en fonction de la connaissance ou de la tolérance de ces transactions par les employés du lieu en question. Pour opérer dans la discrétion, les transactions suivent un certain nombre de codes, que les acheteurs doivent donc con-naître.

« A transaction at a pub or club is often initiated by mak-ing eye contact, followed by some informal conversation, and is concluded discretely, with money and the drug

exchanged under the table or in the toilet. Buyers must be able to behave discreetly, but at the same time explicitly enough to score. The semi-public markets are in principle open to everyone but, at the same time, social skills are needed to recognize a seller one has never encountered before » (Sandberg 2012 : 1142).

Ici, Sandberg (2012) met en évidence que la réalisation des tran-sactions dans les marchés semi-publics nécessite une discrétion, rendue possible par la maîtrise et le suivi d’un certain nombre de règles tacites. Ces codes concernent aussi bien l’identification des revendeurs, que les rituels d’interaction entourant la transaction.

Si l’auteur a pour objectif premier, dans son étude, de souligner le rôle de la culture dans l’explication des fonctionnements spéci-fiques de ces différents marchés, sa recherche a également l’avan-tage d’illustrer la tension existante entre accessibilité aux marchés et risques. Les liens sociaux sont à ce titre essentiels dans la créa-tion de confiance nécessaire pour accéder au marché privé, ou à ce que d’autres auteurs appellent le « deal d’appartement » (Nou-guez 2003), qui permet des transactions plus discrètes. Dans le marché semi-public, vendeurs et consommateurs doivent trouver d’autres moyens afin de dissimuler ou de déguiser leurs échanges, ce qui passe, comme nous l’avons vu, par le suivi de certaines règles. Le degré d’accessibilité est tout de même moindre dans les marchés semi-publics par rapport aux marchés publics, dans la mesure où, suivant Sandberg (2012) la maîtrise de codes ne serait pas nécessaire comme préalable aux échanges dans ces derniers.

L’étude de Kamel Boukir (2018) portant sur des dealers de can-nabis opérant en bas d’immeubles dans la banlieue parisienne de Montrimond – dans un espace de deal que Boukir qualifie de

« four »32 – permet néanmoins de nuancer ce dernier propos

32 Selon Boukir, l’expression « four », qui se retrouverait dans différentes études et serait commune en Île-de-France, désigne « l’espace de transaction de produits stupéfiants de la main à la main, établi au pied d’une tour, sur une place, dans un hall, sous un porche ou dans une cave. Son organisation horaire est en turn-over et sa hiérarchie pyramidale. Le grossiste confie à un

concernant le fonctionnement des marchés dits publics. L’auteur, de même que Sandberg (2012), souligne l’enjeu crucial de l’accès aux marchés et des risques associés :

« Le « four » procède d’une tension : rendre accessible le lieu de vente au client qui veut acheter tout en occultant aux policiers et résidents son existence » (Boukir 2018 : 79).

Pour les dealers, la difficulté est donc double. D’une part, dis-simuler l’activité clandestine tout en restant identifiables pour les clients potentiels avec lesquels ils n’entretiennent pas de liens au préalable, et d’autre part, être en mesure de différencier les poli-ciers en civil des véritables clients. Comment les dealers s’y pren-nent-ils ? Boukir (2018) met au centre de son analyse une explica-tion en termes d’arrangements communicaexplica-tionnels. Il s’agit sur un premier plan d’opérer un travail sur les apparences et de déguiser l’activité illicite dans des interactions ou sociabilités entre jeunes amis de banlieue qui passent le temps en traînant ensemble. Le deal de stupéfiant se cache dans cet interstice et surgit une fois l’arrivée de clients :

« [L’] arrangement communicationnel des jeunes qui ‘ga-lèrent à la cité’ sert de couverture à l’activité clandestine du deal. Lorsqu’aucun client ne se présente, le ‘four’ est comme en veille. Il n’existe qu’en puissance jusqu’à ce qu’un client fasse son entrée » (Boukir 2018 : 80).

L’ouverture du « four » s’effectue par le biais d’un rituel en étapes, ou, dans les mots de l’auteur,

« une séquence socialement codifiée [qui] contrecarre l’in-certitude des identités en permettant aux protagonistes de se voir mutuellement comme dealer et client » (Boukir 2018 : 88).

‘mec du quartier’ le rôle de gérant avec pour ‘mission de monter une équipe’ : mule (passeur), soldat (homme de main), livreur, rabatteur, serveur, guetteur et nourrice (stockeur de marchandise) » (Boukir 2018 : 77).

Dealers et clients doivent pouvoir se reconnaître au premier regard. L’acte communicationnel du client lors de sa phase d’amorce du dealer est à ce titre une des étapes les plus impor-tantes pour l’acceptation de l’ouverture du « four », ou pour le re-fus de coopération du dealer en cas de doute de l’identité du client.

Ainsi, Boukir met en évidence que, également dans les marchés publics se caractérisant par une grande accessibilité, l’existence de codes et leur suivi facilitent les transactions et permettent aux dea-lers de surmonter les incertitudes.

En d’autres termes, autant Sandberg (2012) que Boukir (2018) soulignent que, dans les marchés illégaux, les modalités de ren-contre entre les participants aux échanges se trouvent complexi-fiées de par les risques que cela implique. Les difficultés concer-nent donc autant la localisation et l’identification des acteurs, que la réalisation même des transactions. Cela nous invite ainsi à con-sidérer les codes et stratégies suivis par les acteurs de l’offre et de la demande visant, pour reprendre les termes de Steiner, à pro-duire le secret (Steiner 2017) pour la réalisation des échanges.

Le cadre conceptuel de ma thèse vise à inclure la question de ce travail de dissimulation au modèle proposé par Beckert et Wehinger (2013). Je considère ainsi que la dissimulation constitue un quatrième problème de coordination que les acteurs de l’offre et de la demande doivent surmonter afin de pouvoir réaliser les échanges, à côté des problèmes de valuation, de compétition et de coopération. Ma thèse visera donc à décrire chacun de ces diffé-rents problèmes et leurs interrelations. Le présent chapitre consti-tue une première pierre de ce travail et se consacre à l’enjeu spéci-fique de la dissimulation dans le marché illégal du cannabis à Ge-nève.

M

ÉTHODOLOGIE

Ma recherche doctorale est de nature qualitative et repose princi-palement sur des entretiens. Le cœur de mon matériel empirique consiste en des entretiens menés avec des acteurs de l’offre et de

la demande dans les deux marchés étudiés. En l’occurrence, pour le cas dont il est question dans le présent chapitre, il s’agit d’entre-tiens menés avec des vendeurs et des consommateurs de cannabis.

Dans la mesure où étudier ce marché consiste à rencontrer des personnes agissant dans l’illégalité, la démarche d’enquête n’a pas été aisée, comme de nombreuses enquêtes sur des dealers de drogues l’ont d’ailleurs déjà montré (Bourgois 1995 ; Bucerius 2014 ; Jacobs 1998 ; Venkatesh 2008). Afin de rencontrer des in-formateurs, j’ai eu principalement recours à mes réseaux interper-sonnels. C’est souvent à partir de simples discussions informelles avec des personnes de mon entourage que des occasions ont pu se créer. En effet, en parlant de mon enquête, certains interlocu-teurs qui se trouvaient être également des consommainterlocu-teurs de can-nabis, m’ont indiqué que je pouvais faire des entretiens avec eux si cela pouvait m’aider dans ma recherche. Dans certains cas, ces interlocuteurs m’ont également indiqué le nom d’autres consom-mateurs qu’ils connaissaient et qui, d’après eux, accepteraient pro-bablement de réaliser des entretiens avec moi également, et se sont proposés de les contacter eux-mêmes afin de leur demander leur accord. Lorsque leurs connaissances se montraient favorables à l’idée de réaliser un entretien avec moi, mes interlocuteurs me transmettaient par la suite leur numéro afin que je puisse les con-tacter directement. Cette méthodologie explique très certainement pourquoi la plupart des consommateurs rencontrés partageaient plusieurs caractéristiques sociodémographiques dont la tranche d’âge (entre 20 et 30 ans) et le niveau de formation (la plupart étaient étudiants à l’Université ou au bénéfice d’une formation universitaire), des caractéristiques que je partage par ailleurs égale-ment avec eux.

Pour les vendeurs de cannabis, la démarche était relativement similaire. En effet, j’ai demandé à tous les consommateurs de can-nabis rencontrés s’ils connaissaient personnellement des reven-deurs qui seraient susceptibles d’accepter de me rencontrer. Cette démarche m’a amené à des vendeurs qui ont accepté de discuter avec moi. Il est possible de dresser deux profils parmi les vendeurs que j’ai pu rencontrer. Une première partie des vendeurs étaient

des personnes ayant grandi et effectué leur scolarité à Genève, d’origines diverses, et avec un statut de séjour légal en Suisse. Ils avaient commencé à revendre du cannabis afin de financer leur propre consommation de ce produit à l’aide de la marge qu’ils se faisaient. Dans certains cas, leur motivation avait évolué au cours du temps et ils essayaient au moment de l’enquête de se dégager un revenu plus important afin de financer également d’autres as-pects de leur vie, sans pour autant qu’ils considèrent la revente de cannabis comme une activité lucrative qu’ils voulaient exercer toute leur vie.

Une seconde partie des vendeurs étaient des migrants origi-naires d’Afrique de l’Ouest. Ces derniers avaient notamment en commun le fait d’avoir déposé une demande d’asile en Europe, suite à leur voyage. Cependant, après s’être vu refuser la demande, ou après avoir abandonné la procédure, découragée par elle, ces migrants se sont par la suite retrouvés sans statut légal à Genève.

En raison de cette situation, il ne leur était pas possible d’accéder au marché du travail formel. La revente de cannabis apparaissait donc à leurs yeux comme un moyen alternatif afin de se procurer un revenu.33 Ils revendaient du cannabis dans la rue, la plupart du temps au même endroit, et proche les uns des autres, dans un quartier à Genève connu entre autres pour la revente de drogues.

Avec le premier type de vendeur, les rencontres ressemblaient à des entretiens formels, menés dans des lieux publics à l’extérieur ou à l’Université. Avec le second type de vendeur, à l’inverse du premier, la récolte de données ne ressembla pas à des entretiens mais plus à des discussions mêlées à des observations pendant qu’ils revendaient de la drogue ou pendant leurs pauses. La récolte de données put commencer à l’aide d’un premier vendeur qui, à la suite d’une rencontre entre lui, le consommateur qui nous avait présentés, et moi-même, accepta de réaliser une rencontre ulté-rieurement. Par la suite, après un long parcours nécessaire afin de

33 Ces personnes ne vendaient pas forcément exclusivement du cannabis. En effet, certaines d’entre elles vendaient également de la cocaïne ou des pilules d’ecstasy.

gagner sa confiance, il me mit en lien avec d’autres vendeurs de drogues qu’il connaissait et qui vendaient quotidiennement de la drogue non loin de lui dans le même quartier.

Lors des entretiens ou des discussions, les questions ont essen-tiellement porté sur les interactions, stratégies et normes structu-rant les échanges dans ces marchés. À part pour un des vendeurs du premier type, aucun entretien ou discussion n’a été enregistré afin de ne pas mettre mal à l’aise les interviewés. Les notes de ter-rain étaient transcrites par la suite de mémoire. Jusqu’à mainte-nant, j’ai pu rencontrer neuf vendeurs et treize consommateurs de cannabis. Ce nombre sera amené à être augmenté, le terrain n’étant encore pas terminé.

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E TRAVAIL DE DISSIMULATION DANS LE MARCHÉ

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