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L A NATURE DE LA PROHIBITION , AUX NIVEAUX INTERNATIONAL ET NATIONAL , CHANGE

Dans le document Les drogues dans tous leurs états (Page 24-32)

SUBITEMENT AU TOURNANT DES ANNEES

1960-1970

L’économie contrôlée des stupéfiants telle que nous venons de la décrire reste en l’état jusqu’à aujourd’hui, mais elle passe dans l’ombre, car la guerre à la drogue est déclarée. De nouveaux textes de référence internationaux vont être rédigés et localement l’esprit de la prohibition va évoluer. La toxicomanie a changé de profil : les toxicomanes iatrogènes, des adultes qui ont contracté leur dé-pendance au contact de produits pharmaceutiques et de

2 Correspondance Bureau PH5 - OICS, classeurs 1961-68, 1978-79, Archives de la Santé, CAC 19900545/ ; et Correspondance Bureau of Narcotics–

OCRTIS 1963, RG170/7, Archives du BNDD, NARA (États-Unis).

traitements médicaux (en 1946, en France, par exemple 65% des toxicomanes s’approvisionnent auprès de la filière légale et 35%

auprès du marché clandestin) (Vaille et Stern 1955), s’effacent de-vant des toxicomanies plus juvéniles, récréatives, conditionnées culturellement par le message de subversion ou de révolution de la contre-culture. Le rapport à l’offre légale demeure malgré tout ambigu : le LSD est encore un médicament expérimental des la-boratoires suisses Sandoz jusqu’en 1966, les jeunes qui prennent la route de Katmandou vers le Népal achètent des opiacés dans les pharmacies en chemin ou en Inde (« la morphine de Benarès » était très populaire chez certains hippies des années 1970). Tou-jours est-il que, dans de nombreux pays, la toxicomanie prend la forme d’inquiétantes polyaddictions pointées du doigt par des or-ganes de l’ONU comme l’OMS qui s’émeut - surtout par l’insis-tance des représentants américains - en 1971 d’un problème qui

« a pris les proportions d’une pandémie aux opiacés, aux-quels s’est ajoutées toute une gamme de substances, stu-péfiantes ou non, auxquelles s’adonnent de très nombreux jeunes ».3

Dans ses travaux, l’UNESCO, autre organe de l’ONU, pointe de son côté la crise de civilisation qui semble affecter la jeunesse des pays industrialisés trouvant refuge dans la défonce4. Dès lors, le système des conventions bascule dans le paradigme de la guerre à la drogue, avec de nouveaux piliers.

Le premier est la convention de Vienne de 1971 sur les psycho-tropes. Sa conception vient du constat des nouveaux usages de drogue dans les années 1960 où, mis à part l’héroïne, les produits consommés ne sont pas des drogues traditionnelles issues des grands alcaloïdes : les amphétamines, dont beaucoup sont encore légales et même en vente libre en pharmacie, sont abondamment consommées (Maxiton™, Tonédron™, Préludine™). Des

3 Rapport OMS, Genève 19 mai 1971, Archives du ministère de la Santé, CAC 19900545/1.

4 Rapport Les Jeunes et l’usage de drogue dans les pays industrialisés, UNESCO 1974 , pp. 7-8, Archives SEJS, CAC 19780387/21.

laboratoires de production clandestine d’amphétamines sont dé-mantelés, aussi bien aux États-Unis qu’en Europe. Les médecins américains et suédois (le pays a connu une vague importante d’am-phétaminomanie dans les années 1960) plaident, au sein des insti-tutions internationales, pour l’élargissement du champ du contrôle aux médicaments psychotropes. C’est chose faite avec la Conven-tion de 1971. Le texte établit quatre nouvelles listes permettant de soumettre à la vigilance du contrôle les nouvelles « street drugs », médicaments détournés et revendus par les dealers de quaaludes (méthaqualone) ou d’angel dust (phencyclidine).

Mais les textes changent de nature : il n’est plus question de régulation commerciale, ce qui était le fondement du contrôle de-puis 60 ans. L’article 12 de la convention demande aux États de prendre également des mesures fortes afin de prévenir l’abus des substances psychotropes, ce qui témoigne d’un changement de re-gard : la toxicomanie n’est plus une question de contrôle défaillant d’une certaine économie internationale, elle devient un fléau en soi qu’il faut combattre et d’autres organes de l’ONU, comme l’OMS dont les experts ont participé à la Conférence de Vienne qui a ac-couché de la convention de 1971, sont incités à seconder l’action, désormais jugée trop restreinte, de la seule Commission des Stu-péfiants (Dudouet 2009: 98‑104). Devant un problème dont les dimensions se modifient soudain, en 1971 également, les États-Unis font accepter par l’ONU la création d’un fonds spécifique, le FNULAD (fonds des Nations-Unies pour la lutte contre l’abus des drogues) et le dotent d’un versement initial de deux millions de dollars. Les États signataires alimentent dès lors ce programme chargé de coordonner la lutte antidrogue dans des aspects nou-veaux : lutte contre le trafic international, programmes d’éduca-tion et de prévend’éduca-tion auprès des populad’éduca-tions, promod’éduca-tion de cul-tures de substitution, que ce soit pour les champs de pavot turcs dans les années 1970 ou les champs de coca en Amérique andine dans les années 1980.5

5 FNULAD, le fond des Nations-Unies pour la lutte contre l’abus des drogues (brochure), Genève 1989.

Au niveau national, en répercussion, chaque pays modifie sa législation pour combattre cette nouvelle toxicomanie juvénile et récréative. Mais chacun a sa manière d’interpréter la menace, ce qui donne des modèles variés de prohibition nationale des stupé-fiants.

Les États-Unis, en accord avec leur rhétorique martiale, renfor-cent quant à eux la prohibition dans le sens d’une plus grande cri-minalisation des toxicomanes. En 1970, une nouvelle loi fédérale, le Comprehensive Drug Abuse Prevention and Control Act, unifie et ren-force le contrôle et la prohibition des substances psychotropes, tout en prévoyant toutefois un volet sanitaire incitant au dévelop-pement des centres de soins pour héroïnomanes. En 1973, l’ancien Bureau of Narcotics and Dangerous Drugs (BNDD) laisse la place à une toute nouvelle et puissante Drug Enforcement Administration (DEA) aux moyens décuplés. Mais on peut se demander s’il s’agit d’une saine croisade, dénuée de tous sous-entendus politiques, pour sau-ver la jeunesse du déclin. Certains chercheurs américains, de nom-breux historiens comme David Courtwright, ou encore les cher-cheurs de l’Institute of Political Studies de Washington DC , comme Sahno Tree, ont émis l’hypothèse suivante: le nouvel arsenal légi-slatif aurait servi de prétexte pour neutraliser la jeunesse étudiante et protestataire. Par ses rassemblements et ses sit-in, elle menait un combat pacifique, mais subversif contre l’engagement militaire au Vietnam. À défaut de les attaquer frontalement, au risque de re-mettre en cause les principes du Freedom of Speech, le soupçon (avéré ou non) de consommation de stupéfiants pouvait constituer une belle arme politique pour tenter de bâillonner une jeunesse révol-tée6. Cette lecture est peut-être un peu trop simpliste, unidimen-sionnelle, mais on ne peut s’empêcher de penser qu’elle était par-tagée par certains membres conservateurs du Congrès.

De même, dans le cas français, l’hypothèse d’une volonté de la majorité gaulliste, au moment du débat sur la nouvelle législation antidrogue en 1969-70, de régler ses comptes avec la jeunesse

6 Entretien avec Sanho Tree, chercheur à l’Institute of Political Studies (IPS), Washington DC, Mai 2010.

gauchiste quelques mois après les émeutes étudiantes de Mai 68 ne doit pas être balayée d’un revers de main. C’est évident pour le parlementaire gaulliste Alain Peyrefitte, autorité morale de la ma-jorité conservatrice, qui dirige les auditions parlementaires excep-tionnelles de l’automne 1969 sur la question de la drogue (au mois d’août, l’overdose d’héroïne d’une jeune fille de 17 ans à Bandol, dans le sud de la France, fortement médiatisée, a suscité un impor-tant débat public). Publiant le compte-rendu de ces auditions dans un livre, La Drogue, en 1970, Peyrefitte fustige la « société de tolé-rance » et son slogan « il est interdit d’interdire ». Pour lui, la drogue n’est que le symptôme d’une crise morale de la jeunesse, au même titre que la décadence morale, l’extension de la violence, de la prostitution, de l’alcoolisme, et de l’homosexualité.

« L’arbre ne doit pas cacher la forêt. Le phénomène de la drogue n’est-il pas un élément d’une maladie plus étendue et plus grave, celle de l’altération générale des comporte-ments individuels et collectifs, autrement dit la dégrada-tion des mœurs dans notre société développée ? » (Peyrefitte 1970: 10).

La menace que représente la drogue se décline autour du thème du déclin moral. Si la drogue fragilise les organismes et les esprits, la culture qui l’accompagne favorise le développement de compor-tements criminels et débauchés. On retrouve ainsi l’accusation de licence sexuelle soutenue très sérieusement par le député de la ma-jorité Pierre Mazeaud, qui associe drogue, maladie vénérienne et sexualité débridée : « On vient de noter chez nous un fort réveil de la syphilis. Pour plusieurs médecins, la liberté sexuelle des jeunes drogués en est une des causes » déclare-t-il le plus sérieuse-ment du monde sur les bancs de l’Assemblée nationale7.

Concrètement, le risque de l’instrumentalisation de la nouvelle loi pour combattre la menace gauchiste post-68 est évoqué, lors des discussions sur ce texte. Certains parlementaires ont ainsi pointé le risque que les perquisitions de nuit sans accord du juge

7 Assemblée Nationale, documents parlementaires, procès-verbal de la séance du 24 octobre 1969, p.2935.

d’instruction, un temps évoquées dans le projet de loi, puissent être utilisées par la police de l’énergique ministre Raymond Mar-cellin pour investir des locaux appartenant à des associations gau-chistes, sur la base du simple soupçon de recel de drogue :

« Il ne faudrait pas, sous prétexte de rechercher d’éven-tuels délits, utiliser cette procédure exceptionnelle en vue d’autres constatations concernant, par exemple, des délits d’opinion ou de droit commun […] Je n’ai aucune ten-dresse contre ceux qui se rendent coupables de reconsti-tution de ligues dissoutes ou qui vendent et stockent des journaux de la « gauche prolétarienne ». Mais il ne serait pas concevable que l’on utilise ce texte – qui est parfaite-ment normal dès lors qu’il s’agit de rechercher les preuves de délits qui sont abominables vis-à-vis de notre jeunesse – notamment pour procéder à une visite domiciliaire ou à une constatation, sous prétexte que l’on cherche des fu-meurs de marijuana, alors qu’en réalité on cherche à at-teindre une autre catégorie de délinquants. Cela me paraît critiquable ».8

Avec la loi de décembre 1970, la France adopte cependant un régime de prohibition en demi-teinte en raison de l’opposition entre deux autorités ministérielles : d’une part, le bloc Intérieur et Justice qui plaidait pour la répression, d’autre part, la Santé, avec le ministre de centre droit Robert Boulin, qui plaidait pour une approche libérale et humaniste du problème de la drogue. Au final, la loi française de décembre 1970 criminalise l’usage privé de stu-péfiants (alors que la législation, depuis 1916, ne punissait que l’usage public), sans distinction entre les substances (pas de men-tion de drogues « dures » ou « douces » contrairement à la loi néer-landaise que nous allons évoquer plus bas). Elle renforce drasti-quement les peines en vigueur pour le trafic, qui passent de 5 à 20 ans, voire 40 ans pour les récidivistes. Elle donne enfin des moyens exceptionnels à la police : perquisitions de nuit sur simple

8 Propos de Claude GERBET lors de la 2e lecture de la proposition de loi, Assemblée Nationale, documents parlementaires, Procès-verbal de la 1ère séance du 10 décembre 1970, pp. 6397-6398.

ordonnance du juge d’instruction, gardes à vue de 72 heures pou-vant être allongées jusqu’à 96 heures… Pour autant, le volet libéral se traduit par l’abandon des poursuites judiciaires à l’encontre des usagers qui, déférés au parquet, acceptent de recevoir un traite-ment médical. Ce régime de prohibition en demi-teinte est une originalité française. Le trafiquant est durement condamné, assi-milé à un « marchand de mort », mais l’usager, considéré comme un malade, peut échapper aux poursuites judiciaires à condition de suivre un traitement médical (Bernat de Celis 1996). Face à la fi-gure de l’usager-revendeur, les pratiques évolueront cependant dès les années 1980 pour une application plus répressive de la loi. Les circulaires de la Chancellerie depuis 1984 abondent en ce sens : le statut de revendeur l’emporte sur celui d’usager. Cette lecture est tranchée notamment dans une circulaire du 19 septembre 1984 du garde des Sceaux Robert Badinter.

« L’action entreprise pour améliorer la répression des tra-fics et rappeler aux usagers la prohibition qui frappe les substances vénéneuses doit certes être intensifiée. Mais l’attention doit désormais se porter également vers ceux qui, au prétexte de leurs besoins, favorisent la toxicomanie chez les autres quand ils ne la provoquent pas. Pour ceux-ci le moment paraît venu de déterminer dans chaque cas si la qualité de trafiquant ne prime pas en fait sur celle d’usager et d’en tirer les conséquences quant à la procé-dure choisie et aux sanctions demandées ».9

L’usager-revendeur est donc avant tout un dealer et il revient au juge d’instruction d’appliquer ou de nuancer cette vision.

Mais cette voie ne fut pas explorée par tous les pays européens.

Les Pays-Bas choisirent ainsi un modèle plus tolérant : les autori-tés n’ont pas eu la même réaction face aux scènes contre-cultu-relles de la drogue qui se manifestaient à Amsterdam ou face à l’épidémie d’héroïne des années 1970. Deux comités d’experts mé-dicaux et psychiatriques, les comités Hulsman (1971) et Baan

9 Dossier « Circulaires Toxicomanie, 1984-1990 », Archives du ministère de la Justice, CAC 19950397/24.

(1972), réunis dans l’urgence de la situation, ont cependant rendu des rapports à la tonalité beaucoup plus libérale. L’Opiumwet est reformulé en 1976 : la notion de « risque acceptable » est intro-duite pour caractériser la présence des usagers au sein de la société, elle reconnaît au drogué une certaine responsabilité (il est libre de son comportement) et elle laisse beaucoup d’autonomie aux pou-voirs locaux pour ce qui est des modalités de prise en charge thé-rapeutique diverses et variées, et ouvertes aux associations, y com-pris les associations d’usagers de drogue qui voient le jour dès les années 1970 (Blok 2008: 243‑61).

Nous voyons ainsi apparaître des sortes de syndicats d’usagers de drogue - tels les Junkie Bonden (« ligues de junkies »), dont la première est née à Rotterdam en 1977 - qui seront une quinzaine aux Pays-Bas en 1980. L’une des plus actives est la MDHG (Medish Dienst Heroin Gebruikers), fondée en 1977 à Amsterdam, qui défend les intérêts des usagers d’héroïne. Ces associations luttent pour plus de tolérance envers le libre choix des usagers de drogue, prô-nant également la dépsychiatrisation et la démédicalisation de l’ap-proche de la toxicomanie (de Jonge 1997: 10). Elles travaillent de concert avec les services municipaux de santé : les GG en GD (Gemeentelijke Geneeskundige en Gezondheidsdienst). Le but de tout ce dispositif est d’empêcher la « junkification » de l’usager de drogue, pour parler comme le sociologue Peter Cohen, et sa mise au ban de la société. Pour compléter, disons que la loi néerlandaise est assise sur deux concepts clés : la « normalisation » dans la manière dont la société regarde le problème de la toxicomanie, et la « sépa-ration » entre les drogues dures et douces (cannabis et hallucino-gènes). L’application de la loi doit également se faire dans un esprit de tolérance, qui est un autre mot clef de la politique néerlandaise en matière de drogue : la politique de tolérance ou Het Gedoogbeleid (Cohen 1991). C’est l’idée que certains espaces sociaux doivent de-meurer plus ou moins non régulés ou qu’il existe du moins des endroits où la loi n’est pas appliquée avec une grande rigueur.

L’illustration la plus frappante de ce concept réside dans les cé-lèbres « coffee shops » nés de l’initiative de quelques consomma-teurs sur une base informelle, profitant de certaines libéralités et

non-dits de la nouvelle loi, pour créer des établissements où la consommation de petites substances de cannabis est possible. À Amsterdam, dès 1976-1977, le maire travailliste Ivo Samkalden (du Partij van de Arbeid, PvdA), dont ce sont là les dernières années de mandat, et dans le cadre institutionnel très décentralisé des Pays-Bas, a clairement encouragé le développement de ce système, car il permettait de bien donner corps au principe de « séparation » entre les substances : en permettant aux usagers de venir consom-mer dans les coffee shops du cannabis, on les retirait de la rue, de son marché clandestin où peut régner la violence et où surtout les dealers proposent également à leurs clients des drogues dures qui sont, en revanche, strictement interdites des coffee shops, mettant ainsi à l’abri les consommateurs des dangers des drogues dures et d’une potentielle escalade. Dès 1975, l’établissement « Le Bull-dog », qui deviendra par la suite une véritable chaîne commerciale, ouvre ses portes à Amsterdam, fondé par Henk de Vries. Mais les coffee-shops reposent sur une ambiguïté fondamentale, qui reste de mise aujourd’hui : si la vente et la consommation à l’intérieur sont autorisées, en revanche l’approvisionnement de l’établisse-ment reste illégal, car les propriétaires achètent aux filières de l’économie clandestine. Mais, au nom de la Gedoogbeleid, ce trafic

« back door » est toléré. Toujours est-il que très rapidement la pro-lifération des coffee shops dans les grandes villes des Pays-Bas amène les usagers-revendeurs français, mais aussi d’autres pays d’Europe occidentale, à aller s’approvisionner là-bas (Jansen 1996). Enfin, il est à noter qu’aux Pays-Bas (où la culture de plants pour usage privé est dépénalisée) comme ailleurs, la grande facilité avec laquelle il est possible de cultiver du cannabis renforce le mi-crotrafic artisanal et l’activité de groupes amateurs.

É

VOLUTIONS ULTERIEURES DE CES TROIS

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