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Office fédéral de la police (FedPol), Berne

Dans le document Les drogues dans tous leurs états (Page 178-186)

Lorsque j’ai accepté de prendre la parole lors d’une session du Fo-rum de recherche sociologique sur le thème « comment aller au-delà de la législation internationale actuelle ? », j’ai pensé qu’il s’agissait d’une question difficile, mais pertinente103. En préparant la séance, j’ai réalisé que la question a deux significations bien dis-tinctes. Premièrement, nous pourrions y voir une question sur la réforme du système international de contrôle des drogues. Je pense que c’est l’interprétation la plus évidente et aussi celle qui s’inscrit dans le discours entourant de longue date l’idée que la

"guerre aux drogues" a échoué et que la "prohibition" n’est pas un moyen réalisable de contrôler les drogues. Cette question con-cerne le type d’effort collectif qu’il faudrait de la part des États pour changer ou, de l’avis de certains, pour renverser le système international actuel de contrôle des drogues. La deuxième inter-prétation est, à mes yeux, moins évidente. De ce point de vue, la question n’est pas de savoir comment changer le système actuel - du moins pas formellement - mais comment les États individuels peuvent vivre avec lui, s’ils ne voient pas leurs intérêts et priorités

103 Toutes les opinions exprimées sont celles de l’auteur et ne représentent pas nécessairement la position de l’Office fédéral de la police.

reflétés dans son fonctionnement. Comment, en fin de compte, ils atténuent l’impact des trois conventions internationales sur le con-trôle des drogues (désormais T3IDCC). Il s’agit de la marge de manœuvre que le système actuel offre aux États pour aller au-delà des interprétations dominantes des conventions, mais sans faire un effort collectif pour changer le système. Pour reprendre la cé-lèbre métaphore de Francisco Thoumi (2010), il s’agit de savoir à quel point la camisole de force du T3IDCC est rigide.

Cette question s’inscrit bien dans le contexte suisse et plus par-ticulièrement dans le contexte genevois, en ce qui concerne la pro-position actuelle de créer des clubs de cannabis légalement autori-sés. Je pense que les deux questions sont intéressantes et dans une certaine mesure liées. Il est important de souligner qu’il n’y a pro-bablement pas de réponses directes actuellement à ces questions.

S’il y en avait, cela signifierait que quelqu’un les a déjà comprises et qu’il n’est pas nécessaire de réfléchir davantage à la façon dont nous pourrions aller au-delà de la réglementation internationale actuelle.

Parlons d’abord de la perspective qui nécessite, selon moi, le moins d’imagination : celle qui porte sur la marge de manœuvre qu’offrent les conventions, par opposition à l’interprétation an-cienne et dominante du T3IDCC comme système rigide d’inter-diction des drogues. Pour ceux qui ont suivi les discussions qui ont précédé la Session extraordinaire de l’Assemblée générale des Nations Unies sur le problème mondial de la drogue (désormais UNGASS, qui a eu lieu en avril 2016), cela peut sembler très fa-milier. Nous pourrions avoir l’impression, ces derniers mois, que la « flexibilité des traités » est devenue la nouvelle « réforme des traités ». En effet, si l’on examine le discours sur le contrôle inter-national des drogues, l’un des changements les plus marquants des dernières années, c’est qu’il y a beaucoup plus d’États et d’orga-nismes internationaux qui reconnaissent que le langage du T3IDCC n’est pas toujours très clair et laisse de la place à l’inter-prétation et à des spécificités nationales dans sa mise en œuvre.

Même l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) - que beaucoup considèrent comme défenseur d’une in-terprétation prohibitionniste du T3IDCC104 - a récemment souli-gné, dans une puissante déclaration à la Commission des stupé-fiants, que les États disposent d’une certaine marge de manœuvre dans la mise en œuvre du T3IDCC. C’est principalement concer-nant la façon dont ils abordent le « problème » de la consomma-tion de drogues que le T3IDCC pourrait offrir plus de marge de manœuvre que ne l’ont admis l’OICS et d’autres jusqu’ici. Werner Sipp, l’actuel président de l’OICS, a clairement indiqué dans cette déclaration que le T3IDCC n’oblige pas nécessairement un État à faire de l’usage de drogue une infraction punissable (OICS 2016).

Pour ceux qui le font, cela implique qu’ils le font en leur propre qualité de gouvernement et qu’ils doivent se demander si punir les utilisateurs de drogue est la meilleure façon de traiter ce qui est avant tout un problème de santé publique. De la même manière, les efforts émergents pour intégrer les droits de l’homme et le dé-veloppement durable dans les discours politiques internationaux sur le contrôle des drogues sont en train de créer des avancées pour une interprétation moins rigide du T3IDCC. Cela donne aux États qui le souhaitent la possibilité de s’éloigner d’une approche purement punitive du contrôle des drogues dans le cadre des con-ventions.

Alors, l’ajustement du discours politique est-il la voie à suivre si l’on veut aller au-delà du système actuel sans pour autant devoir assumer les risques et les coûts de la réforme des traités ? La Suisse a suivi cette approche avec beaucoup de succès pendant deux dé-cennies sur la question de la réduction des risques. D’autres sont susceptibles d’essayer de faire de même dans les années à venir avec d’autres questions, en particulier la légalisation du cannabis.

Cependant, je ne pense pas que remettre en question les interpré-tations dominantes soit une façon durable d’aller au-delà du sys-tème actuel. Pour rester dans la métaphore de Thoumi (2010), une

104 Voir par exemple Bewley-Taylor et Trace (2006).

camisole de force reste une camisole de force même si elle n’est pas serrée.

L’un des inconvénients d’un discours politique moins idéolo-gique sur le T3IDCC est que les exigences de ces conventions en-vers les États deviennent plus claires. Werner Sipp a été très expli-cite sur ce point dans sa déclaration : il y a des obligations non ambiguës dans le T3IDCC et les États qui les ignorent violent les conventions. En ce sens, le T3IDCC n’offre pas beaucoup de sou-plesse concernant les utilisations non médicales du cannabis par exemple (ou, pour être plus précis, toutes les substances inscrites à la liste qui requiert le niveau de contrôle le plus élevé). Dans ces circonstances, il serait peut-être préférable pour un gouvernement de se demander pourquoi il veut rester membre du T3IDCC, plu-tôt que de prétendre que ce qu’il fait est en accord avec ces con-ventions, alors que ce n’est pas le cas. Pour les États à la recherche d’un moyen durable de faire face au « problème mondial de la drogue », le déni n’est probablement pas une stratégie viable à long terme. Cela n’exclut pas que les États explorent les vides et autres moyens légitimes de « défection douce » (Bewley-Taylor 2012) d’une approche punitive du contrôle des drogues, s’ils veulent échapper à certaines parties du T3IDCC. Mais agir excessivement de la sorte risque de finir dans ce que Nils Brunsson (1989) a ap-pelé "l’hypocrisie organisée", c’est-à-dire la séparation de la parole et de l’action dans le but de dissimuler que ce que nous disons faire n’est pas ce que nous faisons réellement. Un tel comportement pourrait même retarder la réforme des traités.

Mais est-ce que le T3IDCC peut être réformé ? Il existe une documentation de plus en plus abondante sur la forme que pour-rait prendre une réforme complète ou partielle du T3IDCC et sur les moyens par lesquels une telle réforme pourrait être menée105. Cette littérature est importante. Elle se concentre moins sur l’his-toire des conventions et la question de savoir si, en 1961, les Etats ont voulu ou non créer un système de contrôle prohibitif, mais elle souligne que la réforme des traités est possible en ce sens qu’il

105 Voir, par exemple, Room and McKay (2012) et Jelsma (2017).

n’existe, en principe, aucun obstacle juridique au niveau interna-tional pour modifier partiellement ou totalement le T3IDCC.

Comme plusieurs voies de réforme ont été identifiées ces der-nières années, nous pouvons légitimement nous demander pour-quoi la réforme du T3IDCC n’a pas gagné en popularité. Après tout, les lacunes du cadre actuel sont devenues plus qu’évidentes au cours de la dernière décennie et il se peut qu’il n’y ait jamais eu autant d’anciens et actuels politiciens actifs pour promouvoir la réforme qu’au cours des dernières années. La raison principale pour laquelle la réforme n’a pas eu lieu, selon ceux qui en font la promotion, a longtemps été vue dans la politique des grandes puis-sances (Bewley-Taylor 2003). Selon cette interprétation de la poli-tique de contrôle international des drogues, les États-Unis étaient considérés comme le principal promoteur et le principal bénéfi-ciaire du T31DCD.

Il y a certainement une part de vérité dans cet argument. Mais je suggère qu’il serait utile d’adopter une perspective légèrement différente si nous voulons mieux comprendre les possibilités de réforme pour les années à venir ; même si la dynamique actuelle du pouvoir a changé. Pour le dire autrement, y a-t-il des raisons pour lesquelles même des États modérés pourraient profiter de l’actuel T3IDCC ?

De mon point de vue, il y a au moins deux questions qui de-vraient être prises en compte lorsque nous examinons la question de savoir si nous pouvons aller au-delà du T3IDCC.

Premièrement, nous avons souvent tendance à examiner la par-tie du T3IDCC qui ne fonctionne pas. Il s’agit principalement des dispositions de la Convention de 1988. Mais il existe aussi un mar-ché légal/licite/légitime pour les substances psychoactives et il est réglementé par le même T3IDCC. Ce marché légal, dans lequel l’OICS agit en tant qu’autorité centrale de marché, fonctionne très bien, du moins pour la plupart des pays industrialisés, qui ont un intérêt économique dans le bon fonctionnement du marché des produits de base et des substances contrôlées utilisées dans les produits pharmaceutiques. Dans l’ensemble, ces marchés gérés de

manière centralisée - sur lesquels l’OICS décide qui peut produire et importer quelle quantité de substances placées sous contrôle, selon un système d’estimations nationales de la demande « légi-time » - se sont révélés efficaces et il n’y a eu que peu d’appels à leur réforme jusqu’à récemment. Ainsi, ceux qui veulent que le T3IDCC soit réformé devraient considérer que de nombreux États estiment risqué de toucher les éléments des traités qui font fonctionner le système « légitime ». Cette partie des conventions sert assez bien les intérêts de nombreux pays développés et beau-coup craignent que, s’ils commencent à discuter des conventions, ils ne soient pas en mesure de limiter la discussion aux parties de T3IDCC qu’ils n’aiment pas.

Cela peut devenir un sérieux obstacle à la réforme s’il est né-cessaire de construire une large coalition pour y parvenir, car les intérêts et les attentes peuvent diverger quant à la portée d’une réforme (en particulier si cette coalition doit inclure des États qui se considèrent comme désavantagés dans le système actuel). Des États qui ne sont pas intéressés par des approches punitives ou même prohibitionnistes en matière de contrôle des drogues pour-raient opter pour le statu quo au moment où il faudra décider de soutenir ou non la réforme des traités.

Deuxièmement, une chose que les fonctionnaires et les ana-lystes politiques travaillant dans le domaine de la drogue (et aussi les activistes, pourrait-on ajouter) ont tendance à oublier, c’est que la drogue en général et la politique internationale en matière de drogue en particulier, ne sont pas des questions fondamentales pour la plupart des États dans l’arène internationale. La structure actuelle du T3IDCC offre une marge de manœuvre suffisante pour la plupart des États, en particulier ceux qui s’intéressent avant tout à l’impact de la consommation de drogues sur la santé pu-blique. Ces États devront se demander pourquoi ils s’obstineraient à se lancer dans une réforme en faveur d’une révision qui n’est ni une priorité ni une menace pour les intérêts nationaux. Et si les gouvernements ne se posent pas ces questions avant de s’engager dans un tel projet de réforme, il est probable qu’ils seront con-frontés à ces questions par leur parlement à un moment donné.

Du moins dans la situation actuelle, il semble probable que les parlements ne remettent pas en question la contribution des gou-vernements au système existant, mais seront sceptiques à l’égard de toute action allant dans une direction différente en matière de contrôle international des drogues. Alors que la communauté ré-formatrice pensait (et pense encore) que les intérêts des pouvoirs en place étaient une pierre d’achoppement, le désintérêt de ces pouvoirs pourrait l’être tout autant.

Cela m’amène au dernier point : y a-t-il un moyen pour les États individuels d’aller au-delà de la législation internationale sans dis-cuter de la tension explicite qui surgit entre le fait qu’un État est membre du T3IDCC et le fait qu’il en ignore certaines dispositions

? Comme l’Uruguay l’a montré, il est possible d’aller au-delà des conventions au moins en ce qui concerne le cannabis. Toutefois, il reste à voir si cette expérience fonctionne. Dans les circons-tances actuelles, il semble que l’opposition à ce que fait l’Uruguay est plus symbolique que réelle, du moins au niveau de l’ONU. Une chose qui semble fonctionner dans le cas de l’Uruguay, et encore mieux dans celui des États-Unis consiste à intégrer la question dans le cadre plus large de l’agenda politique. En Uruguay, c’est la question de la sécurité dans le contexte d’un continent qui a vu de nombreuses sociétés minées par des criminels organisés dont le pouvoir serait fondé sur le trafic de drogue. Aux États-Unis, il s’agit de savoir si les décisions de démocratie directe au niveau de l’État doivent être prises plus sérieusement par un gouvernement fédéral plutôt que dans le cadre d’obligations internationales qu’il a contractées il y a des décennies.

Même s’il y a de bonnes raisons de croire qu’une telle situation n’est pas durable, apprendre à vivre avec ces tensions et le risque qu’un jour un autre gouvernement mette fin à ce pouvoir discré-tionnaire pourrait être la meilleure chance pour quiconque veut aller au-delà des conventions - au moins partiellement.

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IBLIOGRAPHIE

Bewley-Taylor, David. 2003. « Challenging the UN Drug Control Con-ventions: Problems and Possibilities ». International Journal of Drug Policy 14(2):171‑79.

Bewley-Taylor, David. 2012. International drug control: consensus fractured.

Cambridge: Cambridge University Press.

Bewley-Taylor, David et Mike Trace. 2006. The International Narcotics Con-trol Board: Watchdog or Guardian of the UN Drug ConCon-trol Conventions? 7. Ox-ford: The Beckley Foundation.

Brunsson, Nils. 1989. The Organization of Hypocrisy: Talk, Decisions, and Ac-tions in OrganizaAc-tions. Chichester ; New York: Wiley.

Jelsma, Martin. 2017. « UNGASS 2016: Prospects for Treaty Reform and UN System-Wide Coherence on Drug Policy ». Journal of Drug Policy Anal-ysis 10(1).

OICS. 2016. « Statement by Mr. Werner Sipp, President, International Narcotics Control Board (INCB) ».

Room, Robin et Sarah McKay. 2012. Roadmaps to Reforming The UN Drug Conventions. Oxford: The Beckley Foundation.

Thoumi, Francisco. 2010. « The International Drug Control Regime’s Straight Jacket: Are There Any Policy Options? » Trends in Organized Crime 13(1):75‑86.

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OLITIQUES DE REGULATION DU CANNABIS

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EXEMPLE DE CONFLIT DE DEFINITION ENTRE AUTORITES LOCALES ET NATIONALES DANS LE

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