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L E CHANGEMENT INSTITUTIONNEL DANS LES POLITIQUES DU CONFLIT

Dans le document Les drogues dans tous leurs états (Page 196-200)

Anne Philibert

L E CHANGEMENT INSTITUTIONNEL DANS LES POLITIQUES DU CONFLIT

La prise en compte de l’échelle du territoire dans l’analyse du chan-gement institutionnel aux Pays-Bas permet ainsi d’observer com-ment les contraintes posées par le cadre international à l’État cen-tral sont disputées au niveau local, dont les missions et finalités se distinguent. Les politiques du conflit, dont la légitimité décision-nelle est traditiondécision-nellement descendante (Swyngedouw 1997; Fer-guson et Gupta 2002; Brenner 2004) ne sont pas étrangères aux effets de territorialité.

124 vng.nl/files/vng/rapport_werkgroep_cannabisbeleid_20151119.pdf.

DES PROCESSUS DE DEPOLITISATION AU NIVEAU LOCAL

Au niveau du gouvernement national, les conservateurs ainsi que les libéraux de centre-droit (VVD, parti libéral et démocrate) s’op-posent depuis de nombreuses années à toute régulation de la pro-duction. À l’intérieur du parti libéral démocrate, il existe cependant une ambivalence entre d’une part le principe fort de garantir la sécurité de la population, et d’autre part, le principe de liberté de conduite des individus sur lequel le pouvoir ne devrait pas inter-venir. Mais ces positions s’opposent en fonction du niveau terri-torial dans lequel elles s’inscrivent. Ainsi, au niveau national, le Ministre de la Justice Ivo Opstelten, membre du VVD, ainsi que ses collègues au gouvernement, sont fermement opposés à toute nouvelle régulation. Cependant, au niveau local, comme à Ams-terdam par exemple, les élus du VVD mettent la priorité de l’ac-tion publique sur deux niveaux : la santé des personnes qui con-somment (d’où l’importance de réguler et contrôler la produc-tion) et la sécurité dans l’espace public (et la nécessité de réguler pour éviter qu’un marché noir s’organise). Cette discordance poli-tique se retrouve dans le rapport publié en 2015, qui rassemble des maires de toutes couleurs politiques, y compris les conservateurs du Parti Chrétien Démocrate (CDA). Ces divergences permettent de mettre en évidence comment les priorités du niveau local et national exercent contrainte et opportunité dans le changement institutionnel. La mobilisation des autorités locales à travers la question de la sûreté collective des populations, mission classique mais négligée du pouvoir municipal, permet d’inscrire le problème de la prohibition de la production dans une politique locale.

Comme le fait remarquer cette élue locale de la ville d’Amsterdam,

« au niveau national, les gens ne votent pas pour des problèmes liés à la drogue.

S'ils votent, c'est sur des questions de répartition des richesses, de relation avec l'Europe, ou des questions d'immigration125 », questionnant ainsi le

125 Marja Ruigrok, conseillère municipale de la ville d’Amsterdam (VVD).

niveau souhaitable de pouvoir et d’autorité en matière de politique des drogues.

Le niveau local de la politique cannabis permet par ailleurs aux décideurs d’avoir un accès facile aux différents experts qui permet-tent une approche expérientielle du problème, non idéologique, et d’acquérir la connaissance directe issue de l’expérience :

« Dans les villes, ils ont réintroduit ce qu'on appelle la

‘table horizontale’, c’est-à-dire que tous les acteurs sur le terrain, les organisateurs de soirées, les promoteurs, les propriétaires de clubs, les coffee shops, le secteur, les pro-priétaires de smartshop, les fonctionnaires d’État, la po-lice, les services de santé, tout le monde doit participer à la table, et mettre tous les problèmes sur la table. Ça se passe au niveau local, ils se parlent de ce qui se passe, de ce que devrions-nous faire. A Amsterdam, c'est organisé différemment. Nous l'appelons le ‘triangle’ - le bureau du procureur, la police et le maire -, tous ensemble discutent de ces problèmes. Si c'est un problème plus grave, les pompiers ou le département de la santé seront également sur la table. Mais ensemble, ils discutent des problèmes et décident si nous poursuivons, si nous traitons le problème en informant les gens, ou si nous devrions avoir plus de policiers dans la rue ou dans les clubs. Les représentants à Amsterdam sont beaucoup plus pragmatiques qu'au ni-veau national, qui est beaucoup plus strict. Parce que je pense qu'ils sont beaucoup moins informés, et que plus de représentants au parlement viennent d'autres régions de Hollande. Si vous venez d'une grande ville, vous avez l'habitude des coffee shops, si vous venez d'une petite ville quelque part dans l'Est des Pays-Bas, vous êtes beaucoup moins habitué aux problèmes de grandes villes », Marco de Goede, ex-conseiller municipal de la ville d’Amsterdam (Parti écologiste GroenLinks).

LES « NUISANCES PUBLIQUES », UN CONCEPT HYBRIDE OU AUTORITES LOCALES COMME

NATIONALES ONT UN ROLE A JOUER

L’autonomie des autorités locales dans les problèmes qui relèvent traditionnellement du registre de la politique nationale est un trait familier de la gestion des politiques drogues aux Pays-Bas. Dès les années 1970, le souci de la part des autorités locales à préserver l’espace public constitue une motivation pour celles-ci de prendre les mesures adéquates. Deux épisodes peuvent brièvement l’illus-trer : les prémices de la politique de tolérance vis-à-vis du cannabis dans les années 1970, ainsi que la mise en place de dispositifs à bas-seuil dans les régions frontalières au cours des années 1990.

Dans un article de Greenberg (1969), il met en lumière les tensions qui se jouent au niveau local face à l’augmentation de la consom-mation de drogues. Il montre notamment les questionnements que rencontre la ville d’Amsterdam, face à l’émergence de deux

« Youth clubs » (centres pour jeunes) - où nombreux sont ceux qui se retrouvent pour socialiser, mais aussi acheter, vendre, et consommer des drogues -. Plutôt que de sanctionner la transgres-sion d’une norme, on comprend que l’enjeu réside plutôt pour la police dans le confinement de ces espaces de transgression. Il cite notamment le Chef de la police d’Amsterdam, qui, en réaction à ces nouveaux centres déclare : « Les jeunes n’avaient nulle part où aller.

Maintenant nous avons moins de problèmes dans la rue » (1969 :2). Au niveau de la municipalité, l’enjeu réside dans l’encadrement de ces lieux afin de garder la main mise sur leur développement. Un co-mité consultatif est donc mis en place afin d’établir un lien entre autorités locales et responsables de ces centres. Même s’il n’est pas formulé comme tel, on voit comment le concept de réduction des nuisances publiques est au cœur de la résolution du conflit. Deu-xième épisode, avec les « scènes ouvertes » de la drogue. Au début des années 1990, plusieurs villes hollandaises mettent en place des dispositifs à bas seuil pour accueillir les usagers de drogues, en particulier pour les consommateurs par injection. Là encore, ils traduisent une double volonté : celle de faire face à l’urgence sani-taire provoquée par l’épidémie de sida, que rencontrent les usagers

de drogues injecteurs ; conjointement, celle de réduire l’usage de drogues dans les rues (Martineau & Gomart 2000). Ce référentiel construit autour des nuisances publiques n’est cependant pas ex-clusivement développé par les autorités locales : c’est en leur nom que le gouvernement national conduit l’ensemble de mesures res-trictives auprès des coffee-shops à partir des années 1990 jusqu’à 2011126. Mais cette reconnaissance des deux parts de la compo-sante de l’espace public comme enjeu de la politique drogues a pour conséquence de mettre les deux niveaux institutionnels sur un plan égal, et donne ainsi la légitimité aux autorités locales de se prononcer sur un problème qui revient habituellement aux auto-rités nationales. Quel que soit l’ampleur et le ressenti de la part de la population au regard de ces nuisances publiques127, chaque ni-veau de régulation de l’ordre social peut contribuer aux efforts mis en place pour les limiter. C’est sûrement toute l’originalité du mo-dèle hollandais, qui a développé un momo-dèle non pas seulement centré sur des objectifs de santé et de réduction de la criminalité – qui traditionnellement relèvent de fonction et décisions de type régaliennes, mais qui a progressivement imposé l’espace public comme socle qui est le produit, mais aussi le constituant de ces décisions.

126Date à laquelle le gouvernement national tente d’imposer le Wietpas, qui restreint l’accès aux coffee-shops uniquement aux résidents des Pays-Bas dé-tenteurs d’une carte. Cette approche est testée en 2012 dans certaines régions frontalières, mais son extension dans tout le pays, prévue en 2013, n’aura pas lieu. Désormais, les municipalités sont libres de l’appliquer ou non.

127 Maxime Felder et Loïc Pignolo (2018) observent par exemple les proces-sus de familiarisation à l’œuvre dans les quartiers genevois où s’organise le deal de rue. Ils montrent comment les habitants et commerçants de ces quar-tiers apprennent à « identifier la normalité », permettant la coexistence entre ces catégories d’acteurs. A partir des résultats de cette enquête, on pourra souligner le décalage avec les discours rhétoriques véhiculés par les élus lo-caux qui s’appuient sur le deal de rue pour mieux dénoncer l’insécurité qui en découle.

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