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1.2 L’économie sociale et solidaire

1.2.2 Portrait historique et empirique de l’économie sociale

Depuis plus de 30 années, l’apport des travaux de Benoît Lévesque est majeur. Martine D'Amours estime que la conception de Benoît Lévesque est « basée sur un caractère ancré, institutionnel, formel et innovant de réponses sociales à des nécessités ou à des aspirations » (D’Amours, 2006 : 37).

Cinq configurations de l’économie sociale au Québec en un siècle et demi

Si l’économie sociale est née en Europe (Desroche, 1983; Gueslin, 1997; Vienney, 1994), elle est apparue dès le XIXe siècle en Amérique du Nord, notamment au

Canada et au Québec en liaison avec le Royaume-Uni, la France et d’autres pays européens dont l’Allemagne et la Belgique (Laville, Lévesque, Mendell, 2005 : 1).

Il identifie cinq périodes pour rendre compte du développement de l’économie sociale québécoise. La première période correspond à des initiatives solidaires qui se mettent sur pied entre 1850 et 1880. Ces associations sont le fruit d’artisans et d’ouvriers urbains voulant faire face à certains problèmes tels que le chômage ou la maladie, notamment par l’attribution d’une aide financière de leur société. La deuxième configuration (1880-1932), qualifiée d’« économie sociale patronnée » par les autorités sociales, trouve ses fondements théoriques dans les travaux de Frédéric Le Play (1806-1882)10 et dans la doctrine sociale de l’Église. En

1932, la Commission sur les assurances sociales souhaite laisser une plus grande place à l’économie sociale (surtout les mutuelles) via un système de protection sociale. Dès 1933, la troisième configuration s’impose avec la pensée nationaliste et le corporatisme social qui se trouvent énoncés dans le Programme de restauration sociale où l’on propose, entre autres choses, des réformes rurales, un retour à l'agriculture familiale, l'expansion du mouvement coopératiste, l'étude de méthodes de diversification de la production, etc. Le parti

10 Le Play fut très actif notamment en créant un mouvement conservateur de l'économie sociale qui fut inspiré des écrits religieux (Martin, 1983). C’est dans ce contexte que Alphonse Desjardins a obtenu le support des « autorités sociales », perçues alors indispensables pour les classes populaires qui veulent garantir le succès des organisations économiques. De même pour l’émergence de coopératives agricoles et des grandes mutuelles au début du XXe siècle.

ultraconservateur de l’Union nationale aura également un impact sur l’« imaginaire anti- étatiste corporatiste », ceci jusqu’en 1960.

Le nationalisme économique fait office de quatrième période historique. On constate deux dynamiques coopératives : « l’inscription du mouvement coopératif dans la révolution tranquille » marquée par une concertation plus serrée avec l’État, et l’émergence de nouvelles formes de coopératives dans la foulée des mouvements sociaux pour générer ainsi un mouvement coopératif pluriel (Lévesque, 2007b : 25). Le providentialisme des années 1960 marqua l’économie sociale non seulement parce qu’elle s’imbrique dans la « nouvelle » économie publique, mais parce que les institutions publiques permettent d’encadrer et de structurer le développement socioéconomique et socioterritorial au Québec.

Enfin, la configuration actuelle, celle de l’économie sociale et solidaire, est portée par une pluralité d’acteurs. S’ajoute aux coopératives et aux mutuelles, les associations ayant des activités économiques. Lévesque observe une certaine convergence entre l’économie sociale et l’économie solidaire, le développement économique et le développement social, au profit d’un partenariat avec l’État et de la mise en place d’un système d’innovation. Le tableau 1.3 permet de démontrer ce classement.

Tableau 1.3 Configurations prédominantes pour une période donnée Économie solidaire Économie sociale patronnée Coopération corporatiste Coopération (nationaliste) Économie sociale et solidaire (partenariat) Conjoncture (québécoise)

Celle des années 1850-1880 Celle des années 1980-1990

Celle des années

1880-1932 Celle des années 1933-1959 Celle des années 1960-1980 Celle des années 1990-2007…

Acteurs XIXe s. : artisans et ouvriers XXe s. : MS et classes populaires Paysans et ouvriers encadrés par les autorités sociales Regroupement sous la base professionnelle (patrons et ouvriers ou paysans) Nouvelle élite et classes favorables au nationalisme économique Pluralité d’acteurs : nouvelle élite nationaliste, NMS Composantes XIXe s. : société

de secours et coopération XXe s : groupes communautaire, « nouvelles coopératives » Associations (ex. cercles agricoles), coopératives agricoles et financières, Mutualité Coopération et mutualité Syndicalisme agricole Coopératives et mutuelles Coopératives Mutuelles Associations ayant des activités économiques Projet de société XIXe s. : autonomie ouvrière XXe s. : autogestion Paix, harmonie sociale et paternalisme Corporatisme social, groupes intermédiaires, Nationalisme de conservation Nationalisme de développement Contrôle de l’économie par les francophones Articulation +/- du nationalisme économique et d’un autre développement Rapport à l’État XIXe s. : peu favorable XXe : contestation puis reconnaissance et soutien financier Paternalisme (Église et État) et parfois mise en tutelle Législation, aide financière Anti-étatisme Soutien des conservateurs (et UN) Entreprises mixtes, soutien financier et concertation Régulation partenariale et parfois concurrentielle

Tensions Avec l’économie

patronnée Pour plus d’autonomie (vs tutelle) Avec la coopération comme finalité Pour plus d’autonomie (vs l’instrumentalisa- tion Entre projets sociaux Source : Lévesque, 2007b : 60.

La nouvelle économie sociale

L’économie sociale et solidaire est constituée de cette partie de l’économie qui en reconnaît explicitement la dimension sociale d’abord par ses valeurs correspondantes mais surtout par des règles donnant priorité aux personnes sur les capitaux pour les décisions (le pouvoir) comme pour les résultats (OBNL, coopératives, mutuelles, conventions d’actionnaires) (Lévesque, 2001 : 2).

Étant donné que toute réalité de l’économie sociale ne peut être analysée en dehors de son contexte historique, sociopolitique et socioéconomique, Benoît Lévesque (1999) identifie les principales composantes d’un nouvel environnement externe autour des années 1980 et les facteurs qui ont concouru à façonner ce « nouveau local » et cette « nouvelle économie sociale ».

En premier lieu, l’environnement s’est radicalement transformé au cours des deux dernières décades. Par environnement externe, nous entendons un ensemble de transformations qui touchent des réalités aussi différentes que celles de :

1. la mondialisation et la constitution des blocs régionaux (ex. : CEE, ALENA, etc.);

2. la reconfiguration de l’État (aussi bien dans l’économique que dans le social); 3. la modernisation sociale et technique des entreprises (nouvelles formes de

gestion et nouvelles technologies d’informations;

4. la nouvelle économie qui repose entre autres sur des investissements dans l’immatériel et la connaissance;

5. la financiarisation de l’économie; 6. la pauvreté et l’exclusion

7. la nouvelle vision du monde et des valeurs (p. 2).

Il émet l’hypothèse que ces composantes forment un nouveau modèle de développement où de nouveaux rapports sociaux germent tant aux échelles territoriales (local, régional, mondial); du mode de régulation (normes, nouvelles institutions); des facteurs de production et de consommation; des services publics; etc. Ce modèle de développement en émergence serait le « résultat des rapports sociaux et de décisions politiques à diverses échelles » (Lévesque, 1999 : 2). Deux périodes marquent ce passage : celle qui remet en question les acquis depuis la révolution tranquille, où l’État avait quasiment l’exclusivité de la solidarité sociale (1975-1985); et de 1985 à aujourd’hui, marquée par de nouvelles expérimentations socioéconomiques issues des nouveaux mouvements sociaux.

Le dernière vague, celle des années 1980, marquée par une libéralisation du marché et une remise en question d’une économie administrée, correspond à la consolidation de certains secteurs matures (finance et agroalimentaire) et à la crise de certains secteurs traditionnels (pêcherie, consommation, assurances), alors que s’ouvre un nouvel espace d’innovations, dans les domaines des services aux personnes, de l’emploi et du développement local. Les innovations dans ces secteurs ont participé à une reconfiguration de l’État (Vaillancourt, Aubry et Jetté, 2003). À ce titre, ces

initiatives ont certainement participé à la remise en question du modèle fordiste hérité de la Révolution tranquille, tout en ouvrant sur des formes démocratiques de régulation, des pratiques économiques à finalité solidaire et des prestations de services administrées au niveau des communautés locales (Lévesque et Petitclerc, 2008 : 29).

La nouvelle économie sociale s’est développée dans deux principaux champs. Le premier est attribué aux pratiques relatives à la lutte contre la pauvreté et à l’exclusion sociale ou socioprofessionnelle qui visent à répondre à des situations d’urgence sociale ou de nécessité considérable. Comme nous l’avons précédemment explicité, les contextes sociopolitique et socioéconomique au tournant de l’année 1980 démontraient une nouvelle réalité composée d’une nouvelle pauvreté, d’une hausse marquée du chômage et bien d’autres dégâts tant sur le plan humain que planétaire. C’est dans ce contexte de nécessité que de telles initiatives se sont déployées. Quand au second champ, on y retrouve des initiatives créatrices de « nouvelles richesses » qui peuvent à la fois répondre à des besoins, mais aussi à des aspirations « non ou mal satisfaites par le marché et l’État » (Laville, Lévesque, Mendell, 2005 : 11). Les initiatives peuvent être également sustentées d’aspirations pour un projet alternatif, un autre modèle de développement ou un projet sociétal. Ces dernières seront généralement soutenues par des mouvements sociaux tels que le mouvement féministe, le mouvement écologiste et bien d’autres. Qu’elles se retrouvent, par exemple, dans les domaines du commerce équitable, de l’agriculture biologique ou de l’environnement, elles aspirent à une société plus équitable, durable et démocratique. C’est ici que qu’on y observe la réintroduction de la dimension politique, ce qui rejoint Laville (1994).

L’économie sociale et solidaire qui émerge sous l’impulsion de la nécessité ou des aspirations, relève de l’économie plurielle dans la mesure où elle réussit à mobiliser des ressources provenant du marché, d’une redistribution alimentée par l’État, de la réciprocité et même du don de la part d’individus ou de collectivités relevant de la société civile (formes marchandes, formes non marchandes et formes non monétaires) [Laville, 1992] (Lévesque, 2001 : 3).

Au total, Benoît Lévesque observe quatre grandes catégories d’initiatives de cette économie sociale émergente en fonction, d’une part, du contexte de leur émergence et du raisonnement mobilisé lors de leur création, et d’autre part, de la prédominance des formes d’activités

économiques, c’est-à-dire marchandes ou non marchandes. Le tableau 1.4 établit cette typologie.

Tableau 1.4 Quatre catégories d’organisations et d’entreprises d’économie sociale

Source : Lévesque (2003a : 6); Lévesque et Mendell (2004 : 5).

Au terme de cette section sur l’approche de l’économie sociale et solidaire, les approches de Jean-Louis Laville et de Benoît Lévesque sont clairement complémentaires. Leurs perspectives sociohistorique et sociopolitique à la fois locale (ex. : services de proximité) et globale (ex. : aspirations sociétales, démocratie plurielle) permettent de mieux comprendre la dynamique sociale de l’économie sociale, notamment dans leurs rapports sociaux autour d’un compromis, d’une action collective ou de la naissance d’un projet d’entreprise collective, avec l’État et le marché. Tout compte fait, il ne s’agit pas de présenter un modèle idéal qui pourrait entièrement substituer le modèle économique dominant, qui vise davantage à la maximisation des profits des acteurs économiques privés au détriment de la majorité de la population mondiale et de l’écosystème dans lequel il s’inscrit. Bien qu’il est légitime, voire nécessaire, d’aspirer à un développement « intégralement » équitable, égalitaire et écologique, les intérêts privés semblent être priorisés au détriment de l’intérêt général dans l’expérience concrète, particulièrement lorsqu’il est question d’une activité économique. En ce sens, il est essentiel de tirer profit de la réflexion sur l’économie sociale par les questions

qu’elle pose et les solutions qu’elle propose. La crise économique actuelle met sur la table les contradictions du système capitaliste « sauvage » et la nécessité d’inclure l’éthique dans l’économie. De là, la volonté de la société civile à construire une économie plus solidaire devient inexorable et renforce par le fait même l’identité autour de l’économie sociale et solidaire, malgré sa marginalité. Au Québec, l’économie sociale est certes une réalité instituée détentrice d’une identité historique et territorialisée. Par le fait même, cette identité ancrée temporellement et territorialement est une condition déterminante d’un développement local et durable.