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1.2 L’économie sociale et solidaire

1.2.1 La conception substantive de Jean-Louis Laville

La perspective de Jean-Louis Laville (1994, 2007) est fortement inspirée de Karl Polanyi (1957).

Le premier sens, le sens formel, provient du caractère logique de la relation entre fins et moyens : la définition de l’économique par référence à la rareté provient de ce sens formel. Le second sens, ou sens substantif, insiste sur des relations et des interdépendances entre les hommes et les milieux naturels où ils puisent leur substance. La définition substantive intègre ces éléments comme constitutifs de l’économie. […]. Polanyi suggère que cette réduction du champ de la pensée économique [en parlant du sens formel] a entraîné une rupture totale entre l’économique et le vivant, comme le développent des économistes soucieux d’une réflexion épistémologique sur leur science [Bartoli, 1977; Maréchal, 2001; Passet, 1996; Perroux, 1970]. Polanyi s’appuie sur cette distinction pour souligner deux traits caractéristiques de l’économie moderne. L’autonomisation de la sphère économique assimilée au marché constitue le premier point. […]. L’identification du marché à un marché autorégulateur constitue le deuxième point (Laville, 2003 : 238).

Son approche critique, constructive et normative se rallie à une conception substantive de l’économie. En 19957, il propose de penser l’économie en termes de solidarité, une

perspective bien présentée par l’économie solidaire où :

• « Des personnes s’y associent librement pour mener des actions qui contribuent à la création d’activités économiques et d’emplois tout en renforçant la cohésion sociale »;

• « Les activités économiques créées ne peuvent aboutir ni dans le cadre du tout libéralisme ni dans celui d’une économie administrée. Elles reposent sur une combinaison équilibrée de différentes ressources : marchandes, non marchandes, monétaires et non monétaires »;

• « Sur le plan social, elles permettent la production de solidarités de proximité, volontaires et choisies »;

• « Sur le plan politique, elles concourent à rendre la démocratie plus vivante en recherchant l’expression et la participation de chacun quel que soit son statut (salarié, bénévole, usager, etc.) » (D’Amours, 2006 : 35- 36).

Laville réintroduit de la dimension politique dans l’économie, et ceci notamment via le concept de la solidarité démocratique qui trouve ses racines dans les travaux de Pierre Leroux.

La solidarité démocratique : un concept central trouvant son assise dans le solidarisme

Jean-Louis Laville a le mérite de rappeler que l’économie solidaire existait bien avant l’économie sociale.

7 Le 28 juin 1995, il coécrit avec 29 intellectuels français, « Chômage : appel au débat » dans Le Monde7, un signal collectif devant le phénomène d’exclusion. En affirmant que « [T]out le monde le voit : l’économie produit plus, mais la société se défait », ils proposent trois voies déterminantes afin de contribuer à la construction d’une démocratie plurielle. À ce sujet, la reconnaissance et le développement de l’économie solidaire est proposée comme alternative devant les effets pervers (par exemple, les inégalités sociales) provoqués par une logique économique « formelle ».

À partir de 1830, les ouvriers prennent conscience des limites inhérentes aux corporations : ne touchant que les métiers urbains qualifiés, bridées par l’interdiction de coalitions et des réglementations professionnelles, elles ne suffisent pas à les ancrer dans la sphère publique. C’est pourquoi avec une progression de marché qui entraîne la montée de la misère, s’impose l’idée d’association. Grâce au libre rassemblement d’individus concernés par les mêmes problèmes, les ouvriers rendirent enfin consonants leurs organisations corporatives, leurs projets de réglementation et la tradition révolutionnaire. Les espaces publics populaires se consolident par un associationnisme ouvrier […] basé sur les principes de liberté et d’égalité entre les membres dont l’adhésion est volontaire. Cet associationnisme, entre autres missions, se donne celle d’intervenir dans la construction de l’économie (Laville, 2007 : 24).

La réciprocité et l’engagement mutuel se retrouvent au cœur de la dimension économique. Jean-Louis Laville considère qu’au milieu du XIXe siècle, il y a eu un passage de l’économie solidaire à l’économie sociale au moment où l’économie marchande s’est imposée comme modèle dominant, institutionnalisant l’économie solidaire tout en la ramenant à une fonction « résiduelle » ne remettant plus en question le modèle capitaliste de développement. Or, au début des années 80, il constate la réémergence d’initiatives solidaires par la réintroduction du projet politique.

Inspiré du solidarisme de Pierre Leroux (1851) et de Léon Bourgeois (1851-1925), il identifie deux sources à la solidarité moderne : la solidarité philanthropique et la solidarité démocratique. La première « renvoie à la vision d’une société éthique dans laquelle les citoyens motivés par l’altruisme remplissent leurs devoirs les uns envers les autres sur une base volontaire » (Laville, 2006b : 609). On mise donc sur le « soulagement » des pauvres par des actions palliatives où une logique assistancielle et de domination démontre le lien de dépendance des plus démunis envers les donateurs. Quant à la solidarité démocratique, elle réfère à un « principe de démocratisation de la société résultant d’actions collectives. [...]. Axée sur l’entraide mutuelle autant que sur l’expression revendicatrice, elle relève à la fois de l’auto-organisation et du mouvement social. [...] Elle s’efforce de construire une démocratie politique par une démocratie économique et sociale » (Laville, 2006b : 610). La solidarité démocratique se profile de deux façons : l’une réciprocitaire, issue du lien social entre citoyens égaux et libres; et l’autre, redistributive, où l’État établit des normes et transfère des prestations à certaines populations afin de corriger les inégalités et de renforcer la cohésion

sociale. La solidarité démocratique se révèle donc être un concept déterminant pour présenter une alternative au marché libéral.

De l’économie solidaire à l’économie plurielle

Composante spécifique de l’économie aux côtés des sphères publique et marchande, (Il faudrait vérifier l’emploi du pluriel et du singulier) l’économie solidaire peut être définie comme l’ensemble des activités économiques soumis à la volonté de l’agir démocratique où les rapports sociaux de solidarité priment sur l’intérêt individuel ou le profit matériel; elle contribue ainsi à la démocratisation de l’économie à partir d’engagements citoyens. Cette perspective a pour caractéristique d’aborder ces activités non par leur statut juridique (associatif, mutualiste, coopératif…), mais par leur double dimension économique et politique, qui leur confère leur originalité » (Eme et Laville, 2006 : 303).

Cette définition substantive de la « nouvelle économie sociale » est réapparue depuis une trentaine d’années via des initiatives qui réarticulent le social et l’économique à partir de services de proximité. Dès 1992, Laville présente dans son ouvrage Les services de proximité en Europe : pour une économie solidaire la genèse de l’économie sociale et solidaire, sa fonction en tant que « composante d’un système de régulation socio-économique » ainsi que les différentes formes d’activité économique (Laville, 1992)8. Selon lui, la création d’une entreprise d’économie solidaire trouve son essence dans un ensemble d’individus ou d’usagers disposés réciproquement à agir collectivement sur l’offre et la demande de services. Son incubation peut varier dans le temps et dans l’espace (cuisine collective, assemblée de cuisine, etc.). De cette « impulsion réciprocitaire », résultant du lien social fondé sur l’engagement mutuel et l’égalité, émaneront des pratiques solidaires économiques. Leur consolidation catalysera une hybridation de trois types de ressources : réciprocitaires initiales (bénévolat, don, engagement volontaire), publiques (redistribution par l’État), et marchandes. En d’autres termes, les acteurs mobilisent de manière articulée l’économie non monétaire, l’économie non marchande et l’économie marchande, soit à l’économie plurielle. La figure 1.3 illustre bien la spécificité de la construction et du fonctionnement de l’économie solidaire.

8 Citée dans Benoît Lévesque, Lévesque, Benoît et Bill Ninacs (1997), "L'économie sociale au Canada : le modèle québécois", in Stratégies locales pour l'emploi et l'économie sociale, Montréal, OCDE-IFDEC, p. 131- 145.

Figure 1.3 L’économie sociale par la dynamique des acteurs et les formes économiques. (Tirée de Laville, 1994 ; D’Amours, 2006 : 36.)

La solidarité démocratique est donc l’ombilic de cette économie solidaire où se concilie égalité et liberté; et où se resserrent les rapports entre don, réciprocité et redistribution. Son cadre d’analyse nous invite à reconsidérer le rapport entre « économie et démocratie ». Il parle d’une économie où le marché « ne peut occulter la présence de la redistribution et de la réciprocité » (Laville, « s.d. », p. 5)9. Le rôle du citoyen est reconnu dans la construction de l’économie et permet de mieux insérer l’économie solidaire dans le modèle de développement en émergence.

Comme leurs ancêtres du XIXe siècle, les composantes actuelles de l’économie solidaire donnent à leurs membres un accès à l’espace public et se font les promotrices de changements institutionnels » (D’Amours, 2006 : 35).

L’économie solidaire constituerait une innovation sociale de rupture avec la société de marché car elle contribuerait à démocratiser l’économie à travers des espaces publics intermédiaires mobilisés par des initiatives de la société civile. Ces dernières seront novatrices socialement notamment si elles peuvent générer des inventions ou des

changements institutionnels en vue d’implanter un modèle économique fondé sur la solidarité démocratique.