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3.2 L’ENTRÉE ROYALE : D’UNE PORTE À L’AUTRE

3.2.1 La porte Saint-Denis

La première porte que le roi est appelé à franchir est celle de Saint-Denis (Figure 2, p. 120), une des grandes portes qui percent les murs de la cité. Comme le rappelle Bryant, la décoration de cette porte lors des entrées, depuis toujours financée par l’Hôtel de Ville de Paris, était traditionnellement dévolue à une représentation de l’union qui anime les volontés royale et urbaine19. La représentation des différents corps du pouvoir incarnés par des vertus permettait de dresser un portrait en quelque sorte allégorique du pouvoir royal. Comme l’explique Bryant : « In earlier artistic and ceremonial modes actual functioning institutions appeared as legal personalities ; they did so to suggest to the ruler that legitimate ordre was based on each personality’s assuming propre share of societal responsibility20. » Bryant voit ici cette idée, idée partagée d’ailleurs par les autres cérémonialistes américains, d’une sorte de monarchie constitutionnelle où sont partagés les pouvoirs entre royauté et autorités urbaines. Le contexte politique de 1571, alors que la monarchie cherche à s’arroger sans cesse davantage de pouvoir, s’observe donc aussi dans le programme dévolu à la porte Saint-Denis. Il ne s’agit plus de représenter ce partage des pouvoirs, mais bien d’illustrer en quelque sorte la légitimité du pouvoir royal grâce aux récits mythiques des fondateurs de l’histoire de France qui inspirent grandement les humanistes comme Ronsard.

Au sommet de l’avant-portail, transformé pour l’occasion en arc de triomphe, se dressent deux statues conçues spécialement pour l’entrée du roi. D’un côté, Francion représenté en armure, l’arme au poing avec un aigle afin d’illustrer la « hauteur et magnanimité de son courage ». De l’autre, Pharamond dont la représentation presque identique à Francion est plutôt accompagnée d’un corbeau ayant au bec un épi de blé. Ici, le corbeau, associé au dieu Apollon, rappelle la nature colonisatrice du dieu que renforce la présence de l’épi symbole de fertilité. Placées ensemble, ces deux figures mythiques de l’histoire de France illustrent la grandeur et ancienneté de la dynastie monarchique en France. La filiation avec la Franciade de Ronsard est indéniable puisque ce sont ces mêmes deux figures qui ouvrent le long poème de Ronsard. Toutefois, leur intégration au programme de l’entrée tel que décrit par Bouquet

19 Lawrence Bryant, The King and the City in the Parisian Royal Entry Ceremony : Politics, Ritual, and Art in the Renaissance,

Genève, Droz, 1986, p. 125.

est problématique. En effet, le poème qui figure sur l’arc et qui est de la main de Bouquet explique le programme ainsi :

De ce grand Francion vray tige des François Vint jadis Pharamond le premier de noz Rois, Lequel print des Troiens, et Germains sa naissance Dont la race aujourdhuy se renouvelle en France21.

Bien que le sujet soit le même, son traitement et son champ lexical contrastent beaucoup avec le poème inspiré de la Franciade que Ronsard rédige lui aussi pour servir d’explication au programme de la porte. Néanmoins, étant donné sa longueur, le texte n’a pas été intégré au monument de la porte Saint-Denis, mais seulement ajouté au texte du recueil. On peut y lire que Francion est un « Prince armé » descendant d’une longue lignée de guerriers, lesquels ont effrayé l’Allemagne, et qui « vainqueur d’une prompte guerre » a jeté les bases du royaume de France. C’est ensuite son descendant germain, Pharamond qui suivant les traces de son prédécesseur reconquiert la Gaule avec la même hargne et agressivité. Comme l’indique Graham, le ton belliqueux des vers de Ronsard tranche avec celui plus nuancé du médaillon de Bouquet ce qui témoigne du « contrôle » qu’exerce l’échevin sur le programme22.

À la base de l’arc de triomphe, sous la statue de Francion, est représentée une Majesté que Bouquet décrit ainsi :

Une Majesté […] aiant un visage grave, et redoubté, tenant un sceptre en une main, un baston de justice en l’autre, et plusieurs petites couronnes et spectres à l’entour d’elle [...]. Portoit ceste Majesté un habillement à triple couronne, telle que les grands Pontifes ont accoustumé de porter, à cause que ce Roiaume est seulement tenu de Dieu, sans recongnoistre autre superieur : et sous ses piedz plusieurs villes et chasteaux...23

Nous retrouvons ici différents attributs royaux, tels que le manteau d’hermine, le sceptre ou la couronne qui font de cette Majesté une représentation du corps politique du Roi. La référence à la tiare papale se veut d’ailleurs un rappel du statut particulier du roi de France, incarnation du divin sur terre et donc, égal du pape. Il faut toutefois nous intéresser à l’esprit qui anime cette Majesté au visage « grave et redoubté [sic] » tel que décrit par Bouquet. Les devis attribués à Ronsard font état d’une description subtilement différente et nous permettent

21 Bouquet, Bref..., 9v.

22 Graham, The Paris..., pp. 16-17. 23 Bouquet, Bref..., 11r.

de développer une autre interprétation du monument. Selon Antoine Furetière, le terme grave en morale renvoie à cette dimension majestueuse et sérieuse de la charge royale. De plus, en insistant sur le fait que la Majesté est redoutée renforce cette image autoritaire faisant craindre le courroux. Hormis l’énumération des attributs royaux qui est en tout point identique, Ronsard mentionne explicitement qu’il s’agit d’une Majesté qui « ne sera poinct armée, au visaige grave, au fronc redoubtable... »24. Ici, il n’est pas question d’une Majesté redoutée, mais plutôt d’un « fronc redoubtable ». Au-delà de la définition strictement corporelle du front, Furetière renvoie le terme front à l’impudence. On peut lire : « témérité de soustenir en face à quelqu’un un mensonge, une calomnie, ou bien une vérité fascheuse à une personne puissante et formidable. [sic]25. » Au moment où Charles IX voit ses politiques de paix conciliatrices décriées de toutes parts, surtout à Paris, nous sommes tenté d’y voir là cette impudence pouvant faire craindre le pire, c’est-à-dire une reconnaissance plus étendue des huguenots français.

La Majesté n’est toutefois pas seule puisqu’une autre statue sur le pilier opposé de l’arc de triomphe lui répond. On y voit une Victoire aux ailes rompues foulant la Fortune, en armes à l’antique, tenant une tête de Méduse et tendant une « branche de palme » à la Majesté26. Cette composition se veut nécessairement un complément à la première statue, en effet, la Victoire qui piétine la Fortune illustre le sort funeste qui attend celui qui s’élèvera contre la Majesté. Comme l’indique Denis Crouzet, une tête de Méduse sur le bouclier de la Victoire est « un symbole de la guerre qui prédit à tous ceux qui voudraient à nouveau remuer le royaume […] un sort sanglant27. » Considérant le contexte politique, une telle représentation où la Victoire interagit avec la Majesté relève non plus de la mise en garde, mais davantage du constat plaçant la Majesté victorieuse de la Fortune au terme de l’affrontement. D’ailleurs, la branche de palme n’est pas le symbole de paix, mais plutôt celui de la victoire28. Certes il y a bel et

bien une victoire sur la Fortune, mais celle-ci n’est pas le fait de la Majesté puisqu’elle est désarmée, elle est plutôt faite en son nom, c’est-à-dire au nom du roi de France. Nous sommes

24 Guérin, Registres, p. 239. 25 Furetière, Dictionnaire Universel... 26 Bouquet, Bref..., 11 r-v.

27 Denis Crouzet, Les guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion, Tome 2, Paris, Fayard, 1990, p. 59. Voir

aussi David el Kenz, « Le roi de France et le monstre dans les gravures : genèse et déclin politique d’une image aux XVIe et XVIIe siècles » Matériaux pour l’histoire de notre temps, 1992, no 28, p. 4.

tenté de voir dans cette composition une allégorie de la victoire du camp catholique offerte ensuite au Roi, alors que l’impudence de ce dernier, en établissant les termes d’une paix peut- être trop conciliatrice pour certains, fait craindre le pire, d’où cette tête de Méduse brandie telle une mise en garde face aux éventuels desseins du camp huguenot.

En unissant ainsi dans une continuité dynastique le Troyen Francion et son descendant germain Pharamond au sommet de la porte Saint-Denis, le passé mythique de la France est réaffirmé renforçant du même coup la légitimité du pouvoir royal français face aux autres cours européennes, notamment celle de l’Empire. D’ailleurs, le mariage de Charles IX et d’Élizabeth d’Autriche réactualise en quelque sorte un passé mythique où la France régnait sur les terres d’Allemagne. Bien que ce programme soit bel et bien tiré de la Franciade, l’esprit général s’éloigne de celui originalement voulu par Ronsard. Ce dernier a-t-il souhaité dès le départ présenter un programme dont l’esprit était plus belliqueux, lequel dut être modifié par Bouquet pour les besoins de l’entrée ? Il nous est impossible de trancher. Toutefois, la présence d’une Majesté acceptant des mains de la Victoire une branche de palme est tout de même lourde de sens. C’est d’ailleurs devant cette même porte Saint-Denis que les troupes catholiques livrèrent bataille afin de protéger Paris du siège des Condéens. Célébration d’une part de la victoire catholique, mais d’autre part, mise en garde à l’endroit des huguenots.