• Aucun résultat trouvé

La polyphonie des sources juridiques

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 143-152)

Les pratiques de l’autorité métropolitaine

II) Le contrôle de la discipline ecclésiastique

1) La polyphonie des sources juridiques

Dans l’héritage ecclésiologique et institutionnel, légué par l’Église byzantine aux Slaves orthodoxes, se trouvaient les différents recueils canoniques, rédigés dans l’empire.

Ces textes appelés « nomocanon » (νομοκανών) avaient donné lieu à deux grandes

137 Le fonctionnement du tribunal ecclésiastique dans l’Église kiévienne est encore peu étudié. Seule la période médiévale et le pratique moscovite ont été traitées en détail dans : Николай (Б. Д. Ярушевич), Церковный суд в России до издания Соборного Уложения Алексея Михайловича (1649), Petrograd, Синодальная типография, 1917. Le cas ruthène est abordé dans le bref article d’А. Навроцька, « Інститут духовного суду у Київській митрополії до середини XVII століття », Історія релігій на Україні : Науковий щорічник 2010 рік, t. 1, L’viv, Логос, 2010, p. 624-630.

143

compilations successives. La première fut réalisée par Jean III le Scholastique à la fin du VIe siècle et la seconde, faite au début du siècle suivant, resta dans la tradition sous le nom de Nomocanon en XIV titres ou Nomocanon de Photios, par référence à une rédaction plus tardive du texte, datée du IXe siècle138. Cette dernière version servit de modèle principal aux différentes traductions et compilations, faites par la suite en langue slave139. En effet, les recueils de droit canon byzantin firent leur apparition dans la métropolie de Kiev vers le milieu du XIe siècle, peu après sa création140. S’il est légitime de supposer que les premiers hiérarques de la nouvelle province ecclésiastique purent utiliser des compilations écrites en grec, la diffusion et l’assimilation des modèles juridiques byzantins se firent essentiellement d’après la traduction slavonne du texte141. Une telle adaptation pratique s’expliquait à la fois par l’extrême diversité des domaines où s’appliquait cette législation et par le lien étroit entre les institutions ecclésiastiques et laïques, propres à l’Église orthodoxe. Les nomocanons grecs incluaient d’ailleurs des extraits du droit civil, énoncé par les empereurs, et intervenaient directement dans les rapports fiscaux, juridiques et matrimoniaux des individus. Tout cela supposait donc que ces normes pussent être comprises par les personnes concernées ou, du moins, lues par les divers acteurs impliqués dans les procédures judiciaires. De même, les structures particulières de l’Église et de la principauté kiéviennes – une seule métropolie avec un très vaste territoire et plus d’une dizaine d’évêchés suffragants – poussèrent les hiérarques à vouloir abréger la source byzantine, par l’élimination des passages jugés superflus142. Parmi eux, se trouvaient des décisions relatives aux hérésies orientales ou à l’administration ecclésiastique des différentes régions

138 Voir l’étude de C. Gallagher, Church Law and Church Order in Rome and Byzantium, Aldershot, Ashgate, 2002 et l’article synthétique de А. Г. Бондач, « Νόμοι καὶ κανόνες в византийском церковном праве » dans Власть, общество и церковь в Византии, С. Н. Малахов et alii (éd.), Armavir, Армавирский гос. пед.

Университет, 2007, p. 74-88.

139 Я. Н. Щапов, Византийское и южнославянское правовое наследие на Руси в XI-XIII вв., Moscou, Наука, 1978, p. 49-88. Pour autant, l’une des premières traductions slave du nomocanon fut réalisée par l’« apôtre des slaves » Méthode d’après la compilation de Jean le Scholastique. Voir Я. Н. Щапов, « Номоканон Иоанна Схоластика и Синтагма 14 титулов у славян в IXX вв. » dans Beiträge zur byzantinischen Geschichte im 9-11. Jahrhundert, V. Vavřínek (éd.), Prague, Československá akademie věd, 1978, p. 387-421.

140 Я. Н. Щапов, Византийское…, p. 100.

141 Voir la présentation synthétique de О. Лотоцький, Українські джерела церковного права, Varsovie, Український науковий институт, 1931, p. 77-79 ; Я. Н. Щапов, Византийское…, p. 88-100. Les premiers métropolites et évêques de la Rus’ étaient fréquemment des Grecs et avaient donc un accès direct aux sources byzantines. Toutefois, pour rendre ces règles accessibles à leurs subordonnés et aux représentants de la puissance laïque, ils recourraient aux traductions établies dans le royaume de Bulgarie au cours des IX-Xe siècles. Celles-ci avaient été faites d’après le texte grec du Syntagma de troisième rédaction – une version du Nomocanon en xiv titres datée de la fin du VIIIe siècle. Au moment de sa réception dans la Rus’, son contenu s’avérait déjà moins complet et moins ordonné par rapport aux normes alors en place dans l’empire byzantin.

142 La plus ancienne rédaction kiévienne conservée, appelée Nomocanon d’Efrem, date du XIIe siècle. Elle est éditée dans В. Н. Бенешевич, Древнеславянская кормчая XIV титулов без толкования, t. 1, Saint-Pétersbourg, Императорская Академия Наук, 1906.

144

de l’empire. Ainsi, l’hétérogénéité du droit canon byzantin fut, indirectement, l’un des facteurs de l’émergence précoce d’une tradition juridique, locale et sélective, établie par le clergé kiévien.

Bien que ce processus ne remît pas en cause l’autorité reconnue à l’original byzantin, il participa à renforcer l’idée que les normes canoniques, édictées par les patriarches, ne pouvaient être directement transposées dans la métropolie de Kiev et nécessitaient une adaptation. Implicitement, ce constat laissait entendre que les dignitaires locaux avaient le droit de procéder à cet arrangement et, par là-même, servait à asseoir leur autonomie. Les compilations slaves laissèrent également une empreinte dans la typologie même de la source, puisque ces nomocanons « adaptés » y furent souvent désignés sous le terme slave

« Кормчая книга » (littéralement « livre guide ») sur le territoire de la Rus’ ou Krmčija dans les régions balkaniques143. La volonté des hiérarques de disposer d’une collection de lois, bien en accord avec les équilibres socio-politiques en place, rencontrait cependant les nombreux archaïsmes de l’ancienne traduction bulgare. C’est pourquoi, ils firent appel à d’autres sources plus récentes. Dès la seconde moitié du XIIIe siècle, le métropolite Kyryl III se tourna ainsi vers les compilations slaves d’origine serbe. Contrairement au texte bulgare il ne s’agissait pas d’une transposition de l’original grec mais de véritables œuvres de synthèse, établies à partir de nomocanons grecs, des commentaires plus tardifs des juristes byzantins et des emprunts aux novelles des empereurs144. Cette version remaniée restait encore largement en usage sur le territoire polono-lituanien du XVIe siècle, alors qu’en Moscovie d’autres compilations du nomocanon avaient déjà pris sa place 145 . La multiplication des sources juridiques s’accompagna également d’une plus grande liberté dans la rédaction des collections ruthènes et moscovites, avec une part croissante de la législation locale, fondée sur les règles composées par les évêques et, plus tard, les Statuts [Уставы] des grands-princes kiéviens146.

Le volume et la diversité du droit canon byzantin rendait toutefois son usage peu commode. Pour pallier à cette difficulté, Matthieu Blastarès – un moine grec de

143 La désignation provient du mot кормчий (pilote d’un navire). Toutefois la traduction proposée par Pierre Pascal et souvent reprise par d’autres auteurs de « livre-pilote » paraît peu adaptée à la nature du texte et reste opaque quant au sens. Voir M. Roty Dictionnaire russe-français des termes en usage dans l’Église russe, Paris, Institut d’études slaves, 2010, p. 56. Nous proposons donc de traduire l’ensemble par « guide ». Ihor Skočyljas rappelle toutefois que ces livres étaient appelés également « Règle » (правило, законоправило) : І. Скочиляс, Галицька (львівська) єпарія…, p. 371.

144 Я. Н. Щапов, Византийское…, p. 117-158. La préparation de la traduction serbe est généralement attribuée à l’archevêque de Peć, Sava, même si le travail fut vraisemblablement initié par les moines du Mont-Athos. Le texte fut ensuite transmis à Kiev par l’intermédiaire du prince bulgare Svjatoslav.

145 Ibid., p. 153.

146 Ibid., p. 244, 247-248 ; О. Лотоцький, Українські джерела…, p. 84.

145

Thessalonique – composa, dans les années 1330, un ouvrage intitulé Syntagma, où il classait par ordre alphabétique les différents canons et lois civiles en usage dans l’Église147. Son œuvre fut rapidement traduite dans l’Église serbe, qui prépara également une version abrégée du texte, répandue dans l’ensemble des régions orthodoxes balkaniques148. Néanmoins, la traduction serbe se révéla moins pratique que l’original, à cause du choix de conserver l’ordre du texte grec et de perdre ainsi le classement alphabétique des matières traitées. Sous cette forme et dès le XVe siècle, l’ouvrage apparut en territoire ruthène et moscovite149. Dans la seconde moitié du XVIe siècle, l’Église orthodoxe polono-lituanienne obtint une nouvelle version du Syntagma mais cela se fit dans des circonstances et avec des résultats incertains. En effet, dans le courant des réformes ecclésiastiques menées dans la Moscovie des années 1540-1550, Ivan IV le Terrible souhaita disposer d’une traduction complète et révisée du texte de Blastarès. Il s’adressa alors au prince moldave Alexandre IV Lăpușneanu qui confia à son tour le travail à l’évêque de Roman. La mission fut achevée en 1560 et le document fut envoyé à Moscou. Toutefois, dans des circonstances mal connues, le livre passa par le monastère Saint-Onuphre de L’viv, qui garda l’ouvrage sans jamais le transmettre au destinataire150.

L’épisode conduit à s’interroger sur la diffusion et donc l’usage des différentes compilations juridiques dans la métropolie kiévienne. D’après les quelques indications laissées par les sources, il est possible d’affirmer que vers la fin de la période médiévale ces recueils étaient devenus d’un usage courant dans tous les diocèses ruthènes. Ils étaient présents dans les bibliothèques des chaires épiscopales, mais également dans les monastères et, parfois, dans les paroisses ou chez des particuliers laïcs151. Une mention importante provient de la préface de la seconde édition du Nomocanon kiévien, écrite par le moine orthodoxe Zachariasz Kopysteński. Celle-ci indiquait qu’aucun hiérarque ou prêtre ne pouvait recevoir d’ordination sans avoir acquis au prélable une bonne connaissance du droit

147 Voir В. Цыпин, « Алфавитная Синтагма », PE, t. 2, p. 63-64.

148 J. Panev, « La réception du Syntagma de Matthieu Blastarès en Serbie », Études balkaniques, 10 (2003), p. 27-45.

149 Л. В. Мошкова, « Западнорусская Кормчая особого состава », Хризограф, 2 (2005), p. 231-241.

150 D. Bogdan, « Le Syntagme de Blastarès dans la version du chroniqueur roumain Macaire » dans Actes du premier congrès international des études balkaniques et sud-est européennes, t. 7, Sofia, Académie bulgare des Sciences, 1971, p. 187-191 ; А. А. Турилов, « Южнославянские переводы XIV-XV вв. и корпус переводных текстов на Руси. Часть 1 », VCI, 17-18 (2010), p. 152. La rédaction moldave du XVIe siècle tenta de corriger les maladresses antérieures, introduisant un classement en accord avec l’alphabet slave.

151 Voir І. Скочиляс, Галицька (львівська) єпарія…, p. 371 qui reprend les informations de I. Žužek, Kormčaja kniga : Studies on the Chief Code of Russian Canon Law, Rome, PIO, 1964. En 1599, le nomocanon copié à Starokostjantyniv en 1599 par Piotr Janewski, répondait ainsi à la commande de l’archiprêtre local Andrzej Myszyński : П. Кралюк, « Кормча (Старокостянтинів, 1599) » dans OA, p. 185-186.

146

canon, grâce aux diverses compilations, et notamment le Syntagma de Blastarès152. Si la remarque témoigne de la présence de cette littérature canonique dans la pratique judiciaire de l’Église ruthène et dans la formation des pasteurs, elle ne dit rien du recours pratique au droit byzantin par le clergé kiévien. Son emploi semblait en effet limité par l’absence de juristes locaux spécilialisés, capables de réviser et de commenter les éditions slaves des recueil grecs. De même, les copies et les sélections, faites au cours des traductions successives, n’amélioraient pas la cohérence du texte et même s’éloignaient parfois du sens des canons originaux153.

La première tentative connue de corriger soigneusement les nomocanons ruthènes fut l’initiative du prêtre orthodoxe de l’église de la Transfiguration de Lublin, entreprise au début des années 1600154. Sa démarche se distingue par la volonté de comparer le texte slavon avec la version grecque des canons. D’autre part, elle s’inscrit à son tour dans un contexte particulier, marqué par les récentes tensions entre uniates et orthodoxes et le nouveau dynamisme de l’Église kiévienne, accompagné d’un complexe plus ou moins conscient face à l’exemple latin. Pour disposer du nomocanon byzantin, le prêtre Bazyli se tourna vers l’édition parisienne de Gentian Hervet, publiée en 1561 sous le titre Canones sanctorum apostolorum, et travailla donc à partir de la traduction latine du document. Ce choix pouvait s’expliquer avant tout par ses lacunes linguistiques mais également par la volonté de recourir à un corpus qui ne pourrait être contesté par les uniates ou les catholiques latins. Il se plaçait donc autant en canoniste qu’en polémiste érudit, engagé aux côtés des orthodoxes dans la controverse née de l’Union. Si sa posture n’était pas originale, son œuvre restée à l’état de brouillon conserva pendant plusieurs années un caractère marginal155.

La succession de Bazyli ne vit le jour qu’en 1620 – sous une forme indirecte – avec la publication du Nomocanon, imprimé dans le monastère des Grottes à Kiev156. Son auteur Pamwa Berynda reprit la traduction serbe d’un nomocanon destiné aux confesseurs et dont la majeure partie correspondait à un pénitentiel157. Son contenu rappelait la structure du

152 О. Лотоцький, Українські джерела…, p. 81 ; А. Павлов, Номоканон при Большом Требнике, Moscou, Типография Г. Лисснера и А. Гишеля, 1897, p. 484.

153 I. Žužek, Kormčaja kniga…, p. 52.

154 А. Павлов, « Заметки о Кормчей люблинского священника Василия, писанной в 1604 г. », PRS, t. 8, p. 217-228.

155 La préface et l’index, préparés par Bazyli, furent utilisés par la suite pour la première édition slave du nomocanon, imprimée à Moscou dans les années 1649-1560.

156 А. Павлов, Номоканон при Большом Требнике, p. 55-59. En 1639, dans son édition moscovite, ce texte fut ajouté au Grand Eucologe et garda par la suite ce qualificatif.

157 Ibid., p. 55. L’influence balkanique dans l’édition kiévienne de 1620 s’observe dans la présence de nombreuses déformations linguistiques propres à la langue serbe.

147

Pénitentiel du patriarche constantinopolitain Jean IV le Jeûneur mais correspondait aux normes inscrites dans le Nomocanon de Photius, plus récent, et citait parfois le Syntagma de Blastarès158. En outre, l’éditeur fit le choix de compléter son travail par des extraits tirés de la compilation Jus graeco-romanus du juriste allemand Johannes Leunclavius (Löwenklau), publiée à Francfort en 1596159. L’intérêt de cet ouvrage ruthène réside, avant tout, dans sa grande popularité, dont témoignent les éditions successives à Kiev, à L’viv et en Moscovie160. Le choix de publier ce « nomocanon » et non pas un recueil véritablement juridique, ainsi que le succès que rencontra l’imprimé, invitent à penser qu’il répondait précisément à l’usage dont faisaient l’objet les nomocanons byzantins dans la métropolie kiévienne. De même, la confusion dans l’intitulé du recueil (Nomocanon ou Règle juridique) révèle que, du moins au XVIIe siècle, le droit canon oriental était compris dans l’Église ruthène principalement dans son sens formel et casuistique. Compilé dans des livres souvent disparates, il était invoqué essentiellement comme une référence pour les questions de discipline, comme code des normes morales et sociales qui devaient régir les rapports des pasteurs aux fidèles et à l’intérieur même du clergé161.

Ce constat dépasse les conceptions historiographiques, forgées autour du poids du localisme, déjà évoqué pour l’ensemble des régions slaves orthodoxes. En effet, il serait difficile de contester le propos d’Ihor Skočyljas qui considère comme abusif de parler d’une non-juridicité de l’Église orientale face au modèle latin, puisque les deux traditions canoniques étaient différentes par leur histoire, leur forme et leur usage162. Dans le même temps, cette remarque de bon sens reste insuffisante. En particulier, elle n’explique pas pourquoi, alors que les historiographies russe, ukrainienne et bélarusse semblent s’accorder désormais sur l’exceptionnelle effervescence culturelle des territoires ruthènes de la fin du

XVIe et du XVIIe siècles, le travail mené sur les textes canoniques porta de meilleurs résultats en Moscovie, pourtant souvent considérée en retard sur l’école kiévienne. Les plus célèbres

158 Plus généralement, le texte se référaient à de nombreuses sources, depuis les canons des conciles jusqu’aux

« règles » monastiques de Basile le Grand ou de Théodore Studite. О. Лотоцький, Українські джерела…, p. 90-91.

159 А. Павлов, Номоканон при Большом Требнике, p. 56.

160 Ibid., p. 94-97. La seconde édition de 1624, préparée par Zachariusz Kopysteński, souligna l’origine athonienne du recueil et veilla à corriger la langue du texte.

161 Ce nomocanon recensait les fautes et les punitions correspondantes mais n’avait pas la forme d’un manuel pratique du confesseur. Pour cela, le clergé disposait d’autres textes appelés « questionnaires [вопросники] » ou

« révisions [поновления] ». Ils sont connus depuis le XIVe siècle et étaient généralement insérés dans les eucologes. Voir : А. И. Алмазов, Тайная исповедь в Православной восточной Церкви. Опыт внешней истории, 3 t., Odessa, Типография Штаба Одесского Военного Округа, 1894. Une étude récente vient d’être consacrée à cette littérature : М. В. Корогодина, Исповедь в России в XIV-XIX веках. Исследование и тексты, Saint-Pétersbourg, « Дмитрий Буланин », 2006.

162 І. Скочиляс, Галицька (львівська) єпарія…, p. 370.

148

exemples de ces initiatives sont la révision avortée du nomocanon, préparée par Vassian Patrikeev avec Maxime le Grec, et la première publication du nomocanon slave, imprimée à Moscou dans les années 1649-1653163. À Kiev, alors que le nomocanon-pénitentiel connut quatre éditions successives dans la première moitié du XVIIe siècle, aucun érudit, à l’exception du prêtre Bazyli de Lublin, ne s’attela à faire de même pour les rédactions slaves du Nomocanon en XIV titres. Comment comprendre ces intérêts divergents ?

L’étude attentive des compilations canoniques moscovites révèle alors que ces textes constituaient un reflet des évolutions dans les rapports entre le pouvoir princier et l’Église désireuse de donner une assise juridique à ses revendications164. Il semblerait donc que le particularisme kiévien trouve ici son explication. Face à un souverain non orthodoxe, une grande partie du droit canon byzantin se retrouvait inopérante, car dans le dialogue entre le clergé et le prince laïc, ce dernier n’était pas soumis aux règles des premiers. Ce déséquilibre rendait caduque une grande partie du texte du nomocanon et, de fait, réduisait son application à la juridiction spirituelle de l’Église. L’héritage juridique grec, malgré son incontestable richesse, se révélait donc partiellement incompatible avec le contexte politique dans lequel évolua le clergé ruthène à partir du XIVe siècle. Pour toutes les questions qui impliquaient directement la puissance laïque – comme la propriété et l’administration des biens ecclésiastiques – celui-ci dut faire face à une ambiguïté juridique.

Pour cette raison, les hiérarques ruthènes du XVIe siècle tentèrent à plusieurs reprises de faire confirmer par le roi les textes juridiques de la Rus’ médiévale, qui avait été inscrits dans les nomocanons ruthènes. Cela renvoyait notamment aux deux Statuts des princes Vladimir et Jaroslav, rédigés au cours des XIe-XIIe siècle165. Le premier définissait essentiellement les limites de la juridiction de l’Église et certains aspects économiques de son existence. Le second prenait davantage l’aspect d’un code qui visait à adapter le droit canon grec au droit coutumier local, en particulier dans le domaine des liens

163 Voir A. I. Pluguzov, « Canon Law as a field for Ecclesiastical Debate : The Sixteenth-Century Kormchaia of Vassian Patrikeev », HUS, 18/3-4 (1994), p. 191-209 ; Е. В. Белякова, « К вопросу о первом издании Кормчей книги », VCI, 1/1 (2006), p. 131-150 ; Id., « Источники Печатной Кормчей », VCI, 11/3 (2008), p. 99-115.

164 Ainsi, le travail de Patrikeev s’insère dans le conflit entre « possesseurs » et « non-possesseurs », avec une défense de ces derniers. Pour cette raison, il fut condamné au synode moscovite de 1531 et son travail considéré comme une « perversion » des compilations canoniques officielles. Voir А. Ю. Климов, Влияние греческого Номоканона на русское светское законодательство в русле церковно-государственных отношений (конец X-середина XVII вв.), résumé de la thèse de doctorat soutenue à l’université pédagogique d’État de Moscou en 2006.

165 L’une des dernière études détaillées des deux textes est due là encore à Я. Н. Щапов, Княжеские уставы и церковь в Древней Руси XI-XIV вв., Moscou, Наука, 1972.

149

matrimoniaux166. Cela explique également que le second vieillit plus rapidement et ses rédactions successives varièrent davantage avec le temps167. Sur le territoire ruthène du XVIe siècle, le texte de Jaroslav eut une signification particulière car il servit de référence au métropolite pour défendre ses prérogatives judiciaires. Une version du Statut fut ainsi jointe à une charte de grand-prince de Lituanie Alexandre datée du 20 mars 1499, qui garantissait la non-ingérence dans la juridiction métropolitaine des laïcs ou des clercs de rite latin168. L’importance du document réside dans la sélection faite par l’auteur de cette rédaction

« ruthène », réduite à neuf articles, alors que les rédactions moscovites en comptaient jusqu’à cinquante-quatre 169 . Elle peut être considérée comme l’expression des préoccupations institutionnelles et des défis posés à la hiérarchie ruthène de cette époque, d’autant plus que le Statut de Jaroslav était connu et utilisé dans les différents diocèses de la métropolie170.

Le texte commençait par réaffirmer la soumission hiérarchique à l’intérieur du clergé – des évêques au métropolite et des prêtres aux évêques – sans intervention des seigneurs laïcs (art. 1-2), puis il rappelait le monopole de l’Église pour toutes les affaires spirituelles (art. 3, 9) et interdisait toute union non consacrée (art. 4-8)171. Cette rédaction du Statut médiéval prenait donc la forme d’un résumé des maux qui affectaient alors l’autorité ecclésiastique : la difficulté de contrôler le choix des candidats aux bénéfices puis leurs agissements en raison du droit de patronage, l’empiétement des instances laïques sur la juridiction ecclésiastique de rite grec et le contrôle défaillant du clergé sur les pratiques sociales des fidèles. L’intervention du grand-prince ne suffit pas à rétablir l’équilibre, car les plaintes des hiérarques et les rappels à l’ordre du souverain se répétèrent durant tout le

XVIe siècle172.

Pour autant, l’intrication entre la législation laïque et le droit ecclésiastique ruthène se maintint sous les princes catholiques polono-lituaniens. Elle apparaît notamment de manière

166 Les différentes rédactions des deux Statuts sont publiées dans С. В. Юшков, А. А. Зимин (éd.), Памятники русского права, t. 1, Moscou, Государственное издательство юридической литературы, 1952, p. 235-285 et Я. Н. Щапов (éd.), Древнерусские княжеские уставы XI-XV вв., Moscou, Наука, 1976, p. 12-139.

167 Я. Н. Щапов, Княжеские уставы…, p. 315.

168 AZR, t. 1, n° 166, p. 189-192.

169 La première mention du Statut de Jaroslav dans les sources lituaniennes date de 1443 : AZR, t. 1, n° 43, p. 57-58. Cette rédaction abrégée est connue sous le nom de Rouleau de Jaroslav (Свиток Ярославля).

170 En décembre 1503, les articles du Statut de Jaroslav, dans sa version de 1499, furent confirmés également au profit de l’archevêque de Polack : Я. Н. Щапов (éd.), Древнерусские…, p. 191-193.

171 С. В. Юшков (éd.), Памятники…, t. 1, p. 275-276.

172 Б. Н. Флоря, Исследования по истории Церкви…, p. 105-108.

150

croissante dans les trois Statuts lituaniens de 1529, 1566 et 1588173. Le premier des trois

croissante dans les trois Statuts lituaniens de 1529, 1566 et 1588173. Le premier des trois

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 143-152)