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Un groupe aux portes de la noblesse

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 160-165)

Les pratiques de l’autorité métropolitaine

Chapitre 3 Un clergé dépassé ?

I) Le personnel paroissial : un statut en question

1) Un groupe aux portes de la noblesse

Le dernier Statut lituanien de 1588 accordait en principe les mêmes prérogatives juridiques aux ecclésiastiques des deux rites pour le droit privé et, en particulier, les affaires mixtes entre clercs et laïcs. Toutefois, l’autonomie judiciaire des structures de rite grec était concurrencée en pratique par leur dépendance institutionnelle des patrons. Les nombreuses tentatives des métropolites pour soustraire leurs subordonnés à l’emprise de la noblesse ne purent aboutir qu’à des résultats mitigés et réduits à la sphère du spirituel. L’Église ruthène était donc à la fois dépourvue du droit effectif d’exemption et des privilèges publics, reconnus

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aux clercs latins1. Bien plus, certaines questions disciplinaires, propres à l’institution, étaient posées et discutées directement par les laïcs, à l’occasion des diétines et figuraient dans les instructions préparées pour la Diète2. Il peut alors sembler abusif de voir dans les ecclésiastiques ruthènes un « ordre » au sens strict du terme. Le mot « état » (stan/стан) employé parfois pour qualifier les serviteurs de l’Église « grecque » était donc moins associé à un quelconque statut qu’à une fonction sociale bien définie. Si les constitutions adoptées par les Diètes des XVIe-XVIIe siècles restent muettes sur ce problème, ce point ressort explicitement dans les constitutions du XVIIIe siècle, permettant de saisir les conceptions des époques antérieures. À la Diète de convocation de 1764, qui précéda l’élection de Stanislas-Auguste Poniatowski sur le trône de Pologne, un article particulier fut en effet consacré aux enfants des prêtres, considérés comme une catégorie particulière [popowicze]3. Il y était indiqué que les fils des curés de condition roturière [plebeiae conditionis], qui jusqu’à leur quinzième année ne s’étaient pas engagés dans les études ou dans l’apprentissage d’un métier en ville, ou après avoir achevé leur formation n’étaient pas entrés dans la carrière ecclésiastique ou une corporation, tombaient dans la dépendance du patron de la paroisse.

Cette mesure finit cependant par être abolie par la Diète de 1792, qui rajoutait un éclaircissement univoque à ce sujet : la charge exercée par un « ecclésiastique de rite ruthène ou grec » n’avait jamais annulé la condition acquise à la naissance4. Par conséquent, le texte rappelait que le sacerdoce de rite grec n’avait pas d’influence directe sur le statut juridique de l’individu. Ce principe laissait donc la place à deux interprétations contraires. Pour les uns, puisque les candidats à la prêtrise devaient être expressément des hommes libres, il était naturel que leurs enfants fussent reconnus comme tels, indépendamment de leurs choix de carrière5. D’autres, attentifs à leurs droits seigneuriaux, estimaient que l’exercice de la charge pastorale du père ne pouvait garantir aux enfants d’échapper à la servitude sur le domaine du patron, comme le stipulaient la constitution de 1764. Ce basculement était le signe de

1 J. Gerlach, « Stanowisko duchownych… », p. 225.

2 Б. Н. Флоря, Исследования по истории Церкви…, p. 109-110. Il arrivait fréquemment que les évêques et les archimandrites ruthènes intervinssent dans les diétines personnellement ou à travers leurs représentants mais cette participation se faisait alors au nom de leur statut nobiliaire et non de leur position dans la hiérarchie ecclésiastique.

3 VL, t. 7, p. 40. Voir également W. Bobryk, « Popowicze – synowie kapłańscy. O dziedziczeniu profesji ojców w unickiej metropolii kijowskiej » dans Społeczeństwo Staropolskie. Seria nowa, A. Karpiński, I. Dacka-Górzyńska, t. 3, Varsovie, DiG, 2011, p. 203-209.

4 VL, t. 9, p. 380.

5 La constitution de 1764 apparaissait donc comme une nouveauté dans la pratique en place. Ainsi, avant d’obtenir l’ordination, les serfs devaient-ils être affranchis par leurs maîtres. Voir W. Bobryk, Duchowieństwo unickiej diecezji chełmskiej w XVIII wieku, Lublin, IEŚW, 2005, p. 48-49.

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l’hésitation qui paraissait frapper les contemporains de ces décisions, tout comme leurs ancêtres du siècle précédent.

Il faut donc considérer que le bas clergé ruthène formait un groupe social intermédiaire, qui rassemblait à la fois les membres de la noblesse désargentée, les fils des familles bourgeoises des villes royales ou privées et, enfin, les enfants de la paysannerie aisée, qui échappaient ainsi à leur statut de dépendants6. Dans un système institutionnel où les

« libertés » étaient au cœur de la culture politique et, dans le même temps, étaient perçues comme une valeur exclusivement nobiliaire, le clergé formait une structure hybride. Au cours de la période moderne, le républicanisme exclusif des élites polono-lituaniennes produisit un développement des différentes institutions sociales, qui aboutit moins à une diversification et une consolidation des statuts qu’à des tentatives continuelles des couches inférieures de se rapprocher de la noblesse et d’acquérir la plénitude de ses privilèges juridiques. En attestant de la liberté personnelle des individus, une carrière ecclésiastique devenait donc l’une des passerelles pour la promotion de ceux qui se trouvaient à l’extérieur des limites strictes du corps civique. De l’autre côté, la petite noblesse, située à la marge des réseaux clientélaires des grandes familles des magnats, cherchait dans les bénéfices paroissiaux des revenus censés lui garantir un mode de vie qui les distinguerait de la simple paysannerie7. En particulier, l’engagement des nobles dans le clergé pouvait croître après une période de conflits, qui par leurs destructions privaient des dernières ressources ce groupe déjà fragile financièrement.

L’entrecroisement de ces phénomènes conduit alors à se demander si le clergé de rite grec servait surtout de débouché naturel à la noblesse ruthène ou s’il était une sorte d’antichambre pour la promotion des catégories sociales inférieures, en vue d’un futur anoblissement. Comme souvent, les sources ne permettent pas d’y répondre par un simple décompte statistique. D’ailleurs, le problème n’est pas lié ici à la seule conservation des archives mais à la nature même de la documentation. Encore à la fin du XVIIIe siècle, l’origine noble ou bourgeoise des prêtres et de leurs descendants n’était précisée que par intermittence et, souvent, ne figurait que dans le registre des baptêmes8. L’onomastique à son tour ne

6 Leur position sociale dépendait donc de différents facteurs, propres aux individus et au contexte local de la paroisse : Л. А. Кириллова, Православный приход…, p. 18.

7 En 1604, la communauté de Hajna (voïvodie de Minsk), dont l’église relevait du patronage princier, demanda au métropolite uniate de consacrer le noble local Michał Sidorowicz – « homme digne et lettré [чоловека годного и в писме учоного] » – comme successeur du prêtre défunt Iwan Danilewicz. Le texte suggère par ailleurs l’existence de liens de parenté entre celui-ci et le candidat au bénéfice [« яко потомка зошлыхъ свешенъниковъ и близьшого до тое церкви водле права ему належачого »]. Voir « Документы для истории Унии №6 », VZR, 3/12 (1864), p. 18 et LVIA, LM, n° 85, f. 339r-340r.

8 W. Bobryk, Duchowieństwo…, p. 50-52.

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fournit que quelques indications dont la fiabilité demeure toute relative9. Ainsi, au XVIe siècle, la majorité des desservants sont généralement mentionnés par leur simple prénom ou avec un nom formé sur leur patronyme. Inversement, aux XVIIe-XVIIIe siècles, la diffusion des noms à consonance noble (avec des terminaisons en – ski/cki) parmi le clergé ruthène, orthodoxe ou uniate, reflète surtout les aspirations sociales de ce groupe, désireux de se placer formellement dans le camp des élites politiques. Comme résultat de cette démarche, plusieurs ecclésiastiques se dotèrent de noms « arrangés » à partir de leur onomastique familiale ou, plus simplement, façonnés sur le nom de la localité correspondante à leur paroisse10. Par exemple, dans les années 1640, le prêtre de Saint-Sauveur de Vilnius et ecclésiarque de la cathédrale Sebastian Fedorowicz apparaît également sous le nom Fedorowski, dans une confusion à laquelle il n’était probablement pas étranger11. C’est pourquoi, la seule méthode fiable pour déterminer l’appartenance sociale d’un individu reste soit le recours aux titres mentionnés dans les sources – peu opératoire en pratique car les prêtres y figurent généralement sous le simple qualificatif de « père » [ojciec/отец$ъ] – soit l’usage des compilations généalogiques qui n’exclut pas le risque d’homonymie12.

Nonobstant cette part d’incertitude, il semble bien que la petite noblesse composait une part non négligeable des ecclésiastiques ruthènes. À Vilnius, plusieurs desservants d’origine noble se rencontrent ainsi dans les documents des années 1590-1620 : Damian Dobryński, Aleksander Lwów, Filip Limont, ou encore plusieurs représentants de la famille Kotłubaj13. À titre indicatif, il paraît également judicieux de se référer au cas de la voïvodie de Volhynie, où une meilleure conservation des archives des tribunaux nobiliaires permet d’établir des listes assez complètes des desservants ruthènes, dès la fin du XVIe siècle. Selon Mykhajlo Dovbyščenko, cet espace aurait compté, dans les années 1596-1648, 120 églises uniates (dont 19 églises monastiques), avec les sièges des évêchés de Luc’k-Ostroh et de Brest-Volodymyr14. Ainsi, parmi les détenteurs de ces différents bénéfices, attestés pour ce

9 Ibid., p. 54-55.

10 Dans la visites pastorales du diocèse métropolitain des années 1680, est ainsi mentionné un Bazyli Kamiński, prêtre de la paroisse de Kamen’. Dans le même document, figurent également Grzegorz Żyżnewski et Samuel Spihalski, respectivement curés de Rečki et de Kuranec de l’archiprêtre de Mjadzel, qui sont vraisemblablement les descendants des anciens desservants de Žyznava et de Spjahlo – localités situées dans un rayon de 30 km de leurs propres paroisses. Voir Д. В. Лісейчыкаў (éd.), Візіты уніяцкіх цэркваў…, p. 64, 72.

11 AS, t. 6, n° 72, 91, p. 158-160, 206-207.

12 Cette démarche est notamment défendue par Mykhajlo Dovbyščenko qui put l’appliquer à la Volhynie. Voir DIU, p. 47-48.

13 Voir Annexe 3.

14 DIU, Annexe 1, p. 388-408.

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siècle, l’auteur dénombre près de 50 familles nobles, qui fournirent entre un et quatre membres aux rangs du clergé uniate de la région15.

De la même façon, les données contenues dans les registres fiscaux de la seconde moitié du XVIIe siècle laissent supposer que la majorité des ecclésiastiques des districts lituaniens de Harodnja, Lida, Ašmjany et Braslaw avaient des origines nobiliaires ou tentaient de se faire passer pour tels. Bien entendu, il faut se rappeler que ces sources ne mentionnent qu’entre 30 % et 70 % de la totalité des paroisses localisées pour cet espace, et leur représentativité demeure donc toute relative. Pour autant, le même constat ressort également, à une échelle plus locale, des visites pastorales menées dans les années 1680-1682, à l’initiative du métropolite Cyprian Żochowski16. En effet, les noms des différents prêtres paroissiaux y montrent très fréquemment une onomastique à consonance nobiliaire. Doit-on admettre alors que la noblesse aurait massivement investi dès cette période les charges de l’Église ruthène, jusqu’aux petites cures paroissiales ? Un contexte particulier, après les opérations militaires des années 1650-1660 particulièrement dévastatrices en Lituanie, pourrait expliquer que certains nobles trouvèrent dans ce choix une échappatoire à la ruine. Pour autant, pour cette période, il serait moins hasardeux de parler plus simplement d’une élévation du clergé paroissial du rite grec sinon dans le statut, du moins dans les représentations sociales, associées à la fonction sacerdotale de rite grec. L’étendue et le maintien dans la durée de ce clergé à l’apparence nobiliaire indique en effet que cette image paraissait crédible aux contemporains et, par conséquent, était admise implicitement par la noblesse elle-même. Les deux phénomènes – « anoblissement » progressif du clergé ou du moins son élévation sociale par un recrutement de plus en plus ouvert à la noblesse – sont d’ailleurs loin d’être exclusifs. En effet, les aspirations anciennes des prêtres ruthènes, pour occuper un rang privilégié et distinct de la masse des dépendants, auraient pu être favorisées et soutenues par une arrivée plus massive dans la fonction des élites politiques, privées de ressources mais dotées de droits largement convoités.

Pour le XVIIIe siècle, les spécialistes remarquent ainsi unanimement une présence plus importante de la noblesse dans les charges ecclésiastiques du diocèse métropolitain ou dans l’archevêché de Polack que dans les autres espaces de la métropolie kiévienne17. Dans son étude consacrée au clergé paroissial uniate sur le territoire lituanien, entre 1720 et 1839, Dzjanis

15 Ibid., p. 55.

16 Pour les archiprêtres de Mjadzel et de Dawhinava, situées dans la voïvodie de Vilnius, voir Д. В. Лісейчыкаў (éd.), Візіты уніяцкіх цэркваў…, p. 54-72.

17 En reprenant les chiffres données par Lubomir Bieńkowski et Stanisław Nabywaniec, Witold Boryk souligne que la proportion de nobles déclarés parmi le clergé uniate était bien moindre dans le diocèse de Chełm que dans la partie lituanienne du diocèse métropolitain, avec 16 (22,9 %) nobles parmi les 70 nouveaux prêtres consacrés dans les années 1764-1765, ou dans les doyennés de Čareja et de Brasław (diocèse de Polack), avec 19 (46,3 %) curés nobles sur les 41 ordinations des années 1760-1770. W. Bobryk, Duchowieństwo…, p. 56.

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Lisejčykaw évalue ainsi à 395 (16,5 %) le nombre d’individus nobles parmi l’ensemble des 2 401 prêtres recensés18. Ce chiffre doit toutefois être considéré comme un strict minimum. En effet, il ne se fonde que sur les indications explicites des catégories sociales, présentes dans la documentation (registres des baptêmes ou listes des prêtres nouvellement ordonnés). Pour cette raison, seuls les candidats qui n’étaient pas déjà issus des familles cléricales y étaient désignés comme nobles. De plus, les bornes chronologiques, fixées par l’auteur, intègrent une longue période, postérieure aux partages de la République polono-lituanienne. Dans les zones étudiées, annexées par l’empire russe orthodoxe après 1795, les prêtres uniates occupèrent une position bien moins favorable qu’auparavant, avec des effets directs sur le statut du bas clergé et son attractivité pour les autres groupes sociaux. Par conséquent, la nature même des sources et les divisions trop rigides, bien qu’inévitables dans toute tentative de classification, laissent souvent de côté les parentèles nobles, qui étaient déjà insérées dans les milieux cléricaux ruthènes depuis plusieurs générations ou avaient fini par s’assimiler à la noblesse, précisément grâce à leur charge ecclésiastique. Sur ces listes, la majorité des candidats « nobles » ne représente donc que les nouveaux arrivants et ne rend compte que de la croissance relative du groupe clérical.

La proximité sociale entre les petits seigneurs et les curés ruthènes se renforçait d’ailleurs par plusieurs conceptions communes. Tout comme les nobles laïcs, dotés de petites propriétés, les prêtres tiraient l’essentiel de leurs revenus de l’exploitation plus ou moins directe de la terre et, tout comme eux, ils essayaient de maintenir et de transmettre les domaines dont ils étaient dépositaires à leurs enfants, à travers de véritables stratégies lignagères19. En effet, si le clergé paroissial ne relevait pas d’une catégorie juridique bien établie, il formait indéniablement un groupe distinct par sa cohésion sociale.

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