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Des laïcs au service de l’Église

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 137-143)

Les pratiques de l’autorité métropolitaine

I) Les faiblesses et les adaptations de l’administration diocésaine

4) Des laïcs au service de l’Église

Même si le clergé occupa toujours le premier rôle dans les structures de l’administration diocésaine, le recours à des agents laïcs fut une pratique récurrente dans l’Église ruthène. Leur présence peut être source de confusions, car en ruthène ils portaient souvent le même nom que les vicaires ecclésiastiques [намhстник]116. Si cette proximité linguistique, déjà remarquée, insiste sur la délégation de l’autorité des hiérarques à leurs différents représentants, elle nécessite d’y introduire des distinctions. Pour les agents laïcs, le terme namiestnik sera ainsi

114 Voir Б. Н. Флоря, Исследования по истории Церкви…, p. 102.

115 Telle était la définition donnée en 1671 par le métropolite uniate Gabriel Kolenda : « Archipresbiteri sunt Iudices primae instantiae Presbiterorum, quos quisque habet sub se » (EM, t. 2, n° 81, p. 304 ; cité également dans І. Скочиляс, Галицька (львівська) єпарія…, p. 464).

116 Pour les différents usages du mot наместник/namiestnik aux XVIe-XVIIe siècles, voir « Namiestnik », SP, t. 16, p. 16-18.

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traduit dans la suite du texte par « avoué ». Ils apparaissent en effet dans deux sphères d’activités distinctes qui rappellent l’institution médiévale du royaume de France : l’administration financière des propriétés ecclésiastiques et la représentation en justice du métropolite ou de l’évêque, voire l’exercice de leur juridiction sur les dépendants concernés.

Toutefois, à la différence de l’exemple français, les avoués ne furent jamais recrutés parmi les membres des grandes familles seigneuriales et restèrent circonscrits au groupe de la petite et moyenne noblesse.

L’importance accordée à l’institution augmentait avec la distance qui séparait l’avoué du hiérarque qu’il devait représenter. De fait, les sources conservées inscrivent parmi les agents laïcs les plus actifs de l’Église ruthène les représentants métropolitains de Kiev. Ils furent souvent les seuls à incarner sur place et de manière continue l’autorité des métropolites ruthènes. Dès le début du XVIe siècle, l’avouerie de Kiev fut progressivement accaparée par la famille des Pankiewicz (orthographiée également Pankowicz, Packiewicz ou Passkowicz) dont les représentants portèrent le titre des « avoués de Sainte-Sophie117 ». Tout comme dans le monde latin, l’Église orthodoxe essaya de combattre de telles pratiques et de récupérer le contrôle du temporel, en transférant sa gestion à des vicaires ecclésiastiques. À quelques reprises – vers 1508 et à la fin des années 1550 – les métropolites confièrent donc à des clercs les attributions fiscales, assurées auparavant par les avoués118. Pour autant, toutes ces démarches n’eurent que des effets restreints et éphémères. Au XVIIe siècle, les avoués métropolitains continuèrent à exercer leurs fonctions presque sans interruption. Leur rôle dans l’administration ecclésiastique paraît même s’être renforcé avec la promulgation de l’Union.

En effet, l’opposition du clergé kiévien de rite oriental, resté majoritairement orthodoxe, acculait les rares ecclésiastiques uniates à une position isolée et fréquemment contestée. Pour cette raison, la tentative d’y introduire le vicariat uniate, entre 1610 et 1618, se fit parallèlement au maintien de l’avouerie119. Les compétences du vicaire Antoni Grekowicz furent donc limitées à l’administration in spiritualibus et l’expérience se termina de manière désastreuse par l’assassinat de ce dernier en février 1618120. Après cet échec, la représentation directe du métropolite dans la cité kiévienne fut réservée à la charge de l’avoué. Celle-ci conserva partiellement son caractère héréditaire, mais la priorité fut donnée aux proches du

117 В. Рыбинский, Киевская митрополичья кафедра…, p. 41-45 ; AZR, t. 2, n° 97, 195, p. 120-123, 352-354.

118 AJuZR, P. 1, t. 6, n° 7, p. 13-14 ; Akty JuZR, t. 1, n° 238, p. 300-301.

119 DIU, n° 38, p. 342.

120 Voir infra.

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hiérarque uniate. Entre 1626 et le milieu des années 1630, la fonction fut ainsi exercée par Marcin Korsak et ses fils, Jan et Stanisław, parents éloignés du métropolite Józef Rutski121 .

La première fonction des avoués kiéviens était de lever les différentes redevances, dues par les habitants des propriétés ecclésiastiques, au profit du métropolite (cens, aides), mais également au profit des représentants royaux (fouages)122. Ils étaient de même responsables de l’administration économique du patrimoine métropolitain. À cette occasion, ils pouvaient donc conclure des accords ou des contacts avec les tenanciers et, surtout, mener des actions en justice pour tout litige relatif à ces terres123. Enfin, les compétences fiscales ou administratives du délégué laïc étaient parfois séparées de sa fonction d’agent judiciaire, qui était alors exercée par un autre individu qualifié lui-même d’« avoué » ou de « prévôt » métropolitain [ciwun/тивунъ ou wójt/войтъ]124.

Si l’exemple kiévien révèle le plus distinctement l’action des avoués ecclésiastiques ruthènes de cette période, la charge exista également dans d’autres régions. Dans les années 1510, elle apparaît à Minsk et, au début du XVIIe siècle, elle est attestée à Vilnius125. Dans ce dernier cas, l’avoué Tomasz Petrowski intervient, dans les années 1620, au nom du métropolite pour accomplir des démarches notariales, demander une enquête de la justice laïque ou signer un acte de vente pour un bien ecclésiastique126. De même, à côté des avoués des hiérarques, existaient des avoueries rattachées à des monastères, avec des attributions semblables mais une sphère d’action plus restreinte127. Pour les monastères qui relevaient du droit de patronage laïc, il arrivait – comme à Supraśl – que l’avoué fût désigné directement par le seigneur et avait donc une position ambivalente. Il devait à la fois représenter les moines auprès des instances laïques extérieures et incarner l’autorité du patron dans ses rapports avec la communauté religieuse128. À Vilnius, la mention en 1611 d’un « tuteur » ou protecteur [опекунъ] du monastère uniate de la Sainte-Trinité, Jan Tupeka, présente un autre

121 DIU, n° 92, p. 372-373 ; AJuZR, P. 1, t. 6, n° 250, p. 618-620 ; С. Т. Голубев, Киевский митрополит…, t. 1, n° 87, p. 530-535. D’après Adam Boniecki, Rutski et Marcin Korsak étaient des cousins issus de germains par la mère du métropolite – Bohumiła Korsak. Voir A. Boniecki, A. Reiski, Herbarz polski, t. 11, Varsovie, Skł.

gł. Gebethner i Wolff, p. 167.

122 DIU, n° 17, 22, 27, p. 332, 334-336.

123 DIU, n° 19, 55, 75, 84, 93, p. 333, 352-353, 362-363, 367-368, 373-374 ; OAM, t. 1, n° 330, p. 138-139.

124 Cette distinction apparaît dans les sources en 1539 et de nouveau en 1624 : AZR, t. 2, n° 195, p. 352-354, DIU, n° 84, p. 367-368. La charge de « prévôt » ecclésiastique [тивунъ] existait également en Moscovie où ils intervenaient comme des subordonnés de l’avoué. Н. Ф. Каптерев, Светские архиерейские чиновники…, p. 150-160.

125 В. Рыбинский, Киевская митрополичья кафедра…, p. 42 ; AVAK, t. 20, n° 212, p. 277.

126 AVAK, t. 9, n° 57, p. 157-158 ; AVAK, t. 20, n° 212, p. 277 ; AS, t. 6, n° 138, p. 342.

127 Dans les années 1590-1610, le monastère de la Nativité de la Vierge de Trakai et les autres églises de la ville furent ainsi administrés par un « tuteur » [опекунъ] laïc – Jan Iwanowicz Baka. Voir AS, t. 2, n° 90, p. 154 ; AVAK, t. 12, n° 123, p. 541-547.

128 AS, t. 9, n° 22, 36, p. 61-62, 94, 111-114.

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exemple saisissant129. Quelques années auparavant celui-ci s’affirmait encore comme membre de la confrérie orthodoxe de la cité et l’un des principaux meneurs laïcs de l’opposition contre le métropolite uniate, lors des événements de 1608-1609. Toutefois, après l’intervention royale et une lourde condamnation des chefs de la révolte orthodoxe, Tupeka finit par se rallier à l’Union et s’occupa des litiges fonciers entre les moines uniates et ses anciens coreligionnaires130. Le choix d’un tel protecteur devait servir à légitimer et à renforcer les partisans de l’Union non seulement par l’image de « converti » qu’incarnait Tupeka mais également par les liens personnels de ce dernier dans le camp opposé. Son action fut toutefois de courte durée ou n’obtint pas les résultats escomptés puisque avant 1614 les attributions des représentants laïcs de la Sainte-Trinité passèrent à des membres de l’élite uniate de Vilnius : l’ancien bourgmestre Ignacy Dubowicz ainsi que les consuls Piotr Kopciewicz et Leon Mamonicz131.

Malgré la rareté des données, les cas présentés ci-dessus permettent de faire quelques observations importantes sur la place des « avoués » dans l’Église ruthène. Tout d’abord, à la différence des vicaires ecclésiastiques, leur charge ne paraît pas avoir été strictement institutionnalisée et définie dans ses attributions. De fait, celles-ci étaient fortement liées aux différents contextes particuliers et les avoués agissaient là où le clergé ne pouvait intervenir en raison de son statut ou, plus fréquemment, quand il se révélait bien moins efficace par manque d’autorité auprès de la noblesse ou du clergé local. Dans les territoires étroitement contrôlés par les métropolites ou les évêques, les affaires courantes étaient traitées directement par le hiérarque ou ses vicaires généraux. Ailleurs, quand le poids du localisme l’emportait sur celui des instances centralisées du diocèse, à travers l’emprise des patrons sur leurs fondations ou par la distance qui séparait une région des pôles du pouvoir épiscopal, l’avoué comblait le vide administratif, laissé par l’autorité ecclésiastique. La pratique correspondait donc à un pis-aller imposé non seulement par le statut fragile de l’Église ruthène, mais également par les équilibres socio-politiques de l’État polono-lituanien : le souverain – patron des grands bénéfices du royaume et de la grande-principauté – manquait souvent de moyens pour protéger efficacement les prélats « de rite grec ». Par conséquent, si l’avouerie rétablissait partiellement l’équilibre, en limitant les empiétements extérieurs sur le

129 AVAK, t. 8, n° 46, p. 95-97. Cette charge se rattachait au droit de patronage exercé par la municipalité ruthène de Vilnius sur le monastère. Voir AZR, t. 4, n° 35, p. 52.

130 T. Kempa, « Wileńskie bractwo Św. Ducha… », p. 59-61.

131 Ibid. ; AVAK, t. 8, n° 48, p. 100-101.

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temporel ecclésiastique, ses titulaires devenaient parfois eux-mêmes fauteurs de désordres, par des abus dans leurs fonctions fiscales ou judicaires132.

La situation de Vilnius après 1596 révèle la complexité de ces enjeux par la pluralité des expériences administratives, tentées dans la représentation métropolitaine. En principe, la gestion des biens de l’Église y relevait du vicaire métropolitain, dont le rôle fut renforcé par l’évolution vers le vicariat général. Son titulaire, Józef Rutski, apparaissait ainsi à plusieurs reprises dans les contrats de vente ou de location des maisons et des terrains, possédés par le métropolite à Vilnius133. Dans le même temps, l’Église avait ici affaire aux empiétements de la juridiction municipale et au droit de patronage sur les lieux de culte de rite oriental, revendiqué par les représentants ruthènes du consulat de Vilnius. De plus, les actions des orthodoxes, protégés par les puissantes familles marchandes, restées dans l’obédience constantinopolitaine, ne pouvaient être contrées efficacement sans le concours d’une partie de cette même élite urbaine qui siégeait au tribunal municipal. Cet impératif explique les choix déjà évoqués, en 1611 et en 1614, de placer le monastère de la Trinité sous la protection de la bourgeoisie locale. Plus généralement, après la promotion de Rutski au siège métropolitain en 1613 et jusqu’aux années 1630, la gestion des affaires temporelles locales échappa aux représentants ecclésiastiques du métropolite. Face aux attaques venues d’une partie de la communauté laïque, les hiérarques uniates cherchèrent donc à recruter leurs défenseurs au sein du même auditoire. La concurrence dans les affaires spirituelles devait donc se transposer à l’intérieur des instances laïques et endiguer par là l’action de l’opposition orthodoxe. Une telle démarche stratégique s’inspirait en réalité d’une collaboration déjà ancienne entre le clergé et les représentants de la noblesse dans le domaine judiciaire.

En effet, les envoyés des hiérarques rencontraient souvent l’hostilité des autorités locales, quand ils souhaitaient poursuivre et punir les fidèles ruthènes, coupables de fautes à l’égard du droit ecclésiastique. Celle-ci était la conséquence de la forte concurrence entre l’Église et les représentants des différentes juridictions laïques pour imposer son autorité et affirmer ainsi les liens de dépendance entre les individus et l’institution. Ces tensions s’observaient depuis les tribunaux municipaux des villes pourvues du droit de Magdebourg jusqu’aux officiers mêmes du prince, passant par les intrusions fréquentes des délégués judiciaires seigneuriaux dans les affaires ecclésiastiques, qui concernaient les habitants des domaines privés. En dehors de la légitimation symbolique, l’un des enjeux était ici les revenus liés aux procédures judicaires et, plus encore, les divers intérêts, financiers associés aux

132 Voir l’exemple de Kiev : DIU, n° 54, p. 352.

133 Voir AVAK, t. 20, n° 173-174, p. 226-228.

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condamnations prononcées contre des clercs ou des laïcs. Dans la première moitié du XVIe siècle, les souverains chargèrent parfois des gentilshommes de leur cour (дворяни наши) d’assister, par leur autorité, les délégués ecclésiastiques dans leur mission. En février 1509, Sigismond Ier répondit ainsi à une plainte de Józef Sołtan134. Le hiérarque avait sollicité le souverain pour l’aider face aux nombreux patrons réticents à lui livrer des fidèles qui

« prenaient des épouses sans consacrer leurs unions, ne voulaient pas faire baptiser leurs enfants et n’allaient pas à la confession ». Recevant la requête, le roidésigna le gentilhomme Iwaszek Czerkas pour qu’il oblige les patrons à transférer les personnes concernées aux autorités ecclésiastiques. Toutefois, l’efficacité de ces mesures demeura restreinte. On vit, en effet, le même souverain intervenir de nouveau en 1533 pour rappeler aux seigneurs de la grande-principauté de Lituanie et à ses propres représentants, qu’ils ne devaient pas s’immiscer dans les affaires judiciaires des dépendants des terres ecclésiastiques [люди церковные] ni empêcher le métropolite d’exercer sa juridiction in spiritualibus sur leurs propres sujets de rite grec135. Là encore, le texte précisait qu’un représentant royal devait veiller à l’application de l’ordre et veiller au bon déroulement des procédures.

Il arrivait également que ces émissaires endossassent les fonctions des décimateurs et entrassent alors directement dans l’administration judiciaire de l’Église ruthène. Le 15 septembre 1512, Sigismond Ier fit rédiger une charte, adressée aux habitants du district de Slonim, pour les informer que le métropolite avait lui-même nommé un certain Dennica – gentilhomme royal – comme décimateur [десятилник] chargé de rendre la justice ecclésiastique136. Les motivations du hiérarque apparaissent parfaitement dans le document.

Dennica était en effet accompagné d’un archiprêtre qui devait vraisemblablement le conseiller sur le droit canon et les démarches à suivre lors des audiences. Le rôle du décimateur laïc était donc moins d’être un spécialiste juridique que d’assurer la comparution des accusés et l’application des sentences prononcées pour les affaires temporelles et spirituelles de la juridiction métropolitaine. En absence d’une autorité centrale forte et entraînée dans la concurrence entre les institutions, l’Église orthodoxe eut donc besoin d’avoir recours aux laïcs pour assurer une action efficace auprès de ses ouailles.

Les défis imposés aux structures ecclésiastiques ruthènes des XVe-XVIIe siècles suscitèrent donc des initiatives variées aux résultats inégaux. Les évolutions des instances de l’administration temporelle et spirituelle des diocèses suivirent donc un parcours empreint

134 AZR, t. 2, n° 51, p. 62-63.

135 AS, t. 6, n° 10, p. 19-20.

136 AZR, t. 2, n° 77, p. 100-101.

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parfois d’ambigüités qui limitèrent d’autant plus leur action. La preuve en est donnée par l’extrême polysémie du mot наместник/namiestnik, signe de l’institutionnalisation tardive des principales charges intermédiaires, définies davantage par leur rapport à l’autorité supérieure que par leurs attributions précises. La terminologie révèle également l’importance de l’attraction exercée alors par les modèles laïcs sur le clergé. Cette tendance ne fut contrebalancée qu’à la veille de l’Union de Brest qui conduisit ses acteurs à développer et à mieux définir les structures en place. Dans le nouveau contexte du début du XVIIe siècle, l’enjeu principal ne fut plus uniquement l’instauration d’un dialogue efficace entre le clergé ruthène et la puissance laïque – qui de fait devint impossible pour les orthodoxes – mais de s’imposer face aux menées du camp adverse. La rivalité entre les hiérarchies des deux Églises ruthènes servit donc de catalyseur aux réformes internes afin d’instaurer un contrôle plus étroit des desservants sous l’inspiration des règles propres aux obédiences de Rome et de Constantinople.

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