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La comparaison avec les Latins : un statut jalousé

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 180-185)

Les pratiques de l’autorité métropolitaine

Chapitre 3 Un clergé dépassé ?

II) Les aspirations sociales des curés

2) La comparaison avec les Latins : un statut jalousé

Pour être complet, ce tableau socio-économique du bas clergé ruthène, au moment de l’Union de Brest, exige de s’arrêter brièvement sur les réseaux dans lesquels s’inséraient ce groupe. Les principales informations proviennent ici de la documentation déjà utilisée pour l’analyse de l’état économique des desservants. Les membres de l’entourage des clercs apparaissent en effet comme acteurs ou objets des divers actes notariés ou plaintes, enregistrés

70 AVAK, t. 1, n° 6, p. 28 ; Д. В. Лісейчыкаў (éd.), Візіты уніяцкіх цэркваў…, p. 58. Le visiteur relevait d’ailleurs l’indigence du desservant et précisait qu’il vivait alors dans une « maison paysanne [budynek chłopski] ».

71 Toutefois, à condition de ne pas prendre en compte la qualité des terrains, les bénéfices lituaniens paraissent bien plus vastes que ceux de certains diocèses ruthènes de la Couronne. Dans l’évêché uniate de Chełm au XVIIIe siècle, et à l’exception du doyenné de Ratne, la plupart des bénéfices ne dépassait pas ainsi 25 hectares de terres arables : A. D. Kołbuk, Sytuacja materialna duchowieństwa…, p. 53-54.

72 A. Mironowicz, Podlaskie ośrodki…, p. 85. L’auteur affirme plus loin que, dans la partie métropolitaine de la Podlachie, il n’avait pas de « disproportions » notoires entre la richesse foncière des paroisses placées sous le patronage royal ou privé (p. 86). Cette conclusion paraît hasardeuse car, dans l’échantillon étudié, seuls 70 % des bénéfices sont décrits dans les sources alors que pour le reste la valeur théorique de 2 włóki a été retenue pour les calculs (voir Annexe 3, p. 276-279). De même, la moyenne gomme inévitablement les différences relevées par l’auteur lui-même : 3 włóki pour l’église de Zabłudów contre une seule włóka pour celle de Jaczno.

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dans les tribunaux nobiliaires, à la demande des représentants du clergé. La plupart y figure comme témoins à la fin des documents. Sans faire une longue liste des personnages ainsi mentionnés, il suffit de remarquer simplement qu’ils étaient majoritairement issus de la noblesse ou, du moins, étaient tous des propriétaires terriens. Dans la plainte du prêtre de Pyra contre son beau-père Paszko Manojłowicz, datée de 1556, ce dernier figure avec le titre de

« chevalier du souverain » [боярин господарский], révélant l’union matrimoniale du curé avec la petite noblesse locale73. Les témoins cités dans les testaments du curé de Laša, Andrzej Petrowicz, ou celui d’Azjery, Paweł Iwanowicz, renvoient là encore à des individus qualifiés de « serviteurs chasés du souverain » [земяне господарские]74. Pour finir, les documents relatifs à un incident survenu en 1609, dans la maison du prêtre de Sainte-Paraskeva de Vilnius, Aleksander Lwów, montrent qu’il était marié à une femme de

« condition noble » mais entretenaient aussi des liens de camaraderie avec les artisans de son voisinage75. En effet, sa déposition auprès du tribunal châtelain de la ville indiquait que revenant à la maison vers une heure du matin, en compagnie d’un peintre nommé Jan, il tomba dans une embuscade préparée par le cordonnier Józef Pawłowicz désireux de venger son honneur à la suite d’un différend. Le caractère vaudevillesque du récit ne témoigne pas moins des contacts étroits et durables entre l’ecclésiastique et les artisans de la capitale. Tout comme la fortune des prêtres, leurs fréquentations et les alliances tissées avec d’autres familles attestaient de leur position sociale, à la charnière des couches privilégiées de Pologne-Lituanie. Non seulement les revenus des bénéfices leur donnaient accès à un mode de vie proche de la petite noblesse ou des élites bourgeoises des villes, mais encore ils partageaient pleinement la sociabilité de cette partie de la population.

Les traits esquissés ci-dessus permettent-ils pour autant de distinguer les prêtres ruthènes des curés latins ? La comparaison entre les clergés des deux rites renvoie d’abord à une inégalité dans la dotation des églises et, par là, dans les fortunes personnelles des ecclésiastiques. Même s’il est souvent délicat d’estimer la valeur globale des bénéfices de rite grec en absence des visites pastorales, il semblerait que les paroisses ruthènes, dotées de plus de 5 włóki de terre (soit plus de 100 hectares), fussent des exceptions, alors que pour les paroisses latines la norme était souvent de quelques dizaines de włóki. L’exemple en est donné par le domaine de Pahost (à l’est du district de Braslaw) qui possédait une église catholique depuis 1593 et une église ruthène, attestée au moins depuis le milieu du XVIIe

73 AVAK, t. 17, n° 991, p. 412-143.

74 AVAK, t. 33, n° 103, 141, p. 127-128, 186-187.

75 AVAK, t. 8, n° 31, p. 76.

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siècle76. Une visite pastorale des années 1782-1783 indique que la dotation de l’église latine se limitait alors à la fondation originelle de Lew Sapieha, et dévoile rétrospectivement les ressources de la paroisse au XVIIe siècle, soit près de vingt-deux włóki de terre77. La taille du bénéfice ruthène n’est pas connue, mais il est possible de comparer les redevances payées par les deux desservants. Ainsi, alors que les curés de rite grec versaient dans les années 1660-1680 un zloty pour les fouages et, généralement, cinq zlotys pour la capitation, pour la paroisse latine ces sommes s’élevaient en 1783 respectivement à six et vint-deux zlotys, soit une valeur cinq fois supérieure78. Malgré l’inévitable inflation de la monnaie sur une période de plus d’un siècle, il certain qu’une différence importante existait entre les deux bénéfices.

En effet, les redevances du prêtre latin de Pahost – parmi les plus faibles du doyenné de Braslaw – ne trouvaient leur équivalent que chez les archiprêtres ruthènes, soit l’élite du clergé paroissial de rite oriental79. Par conséquent, si les deux structures ecclésiastiques ne se situaient pas aux antipodes l’une de l’autre, elles occupaient néanmoins des positions bien distinctes sur l’échelle socio-économique de l’époque. Les prêtres ruthènes les plus aisés et les mieux placés dans les hiérarchies institutionnelles locales n’arrivaient ainsi à égaler que les curés les moins bien dotés de l’Église latine, présents sur le même territoire.

Quand le regard se porte sur la partie aisée du clergé latin, l’écart se creuse davantage80. Là encore, les testaments sont un bon indicateur qui permet de saisir concrètement la richesse

76 T. Krahel, « Dokumenty Lwa Sapiehy dla kościołów w Ikaźni i w Nowym Pohoście », Studia Teologiczne, 11 (1993), p. 341-346. Un registre des archives paroissiales de la métropolie mentionne un document de 1558, conservé pour l’église de Pahost, mais il s’agit peut-être d’une localité homonyme de la région de Minsk : LVIA, F. 634, inv. 3, n° 36, f. 8r.

77 BDV, p. 308-309.

78 Ibid., p. 309 ; LVIA, F. 11, inv. 1, n° 766, f. 202v, 230v, 260v, 316v, 324v.

79 Ibid. Dans les années 1660-1680, l’archiprêtre de Braslaw payait ainsi 6 zlotys pour les fouages et 23 zlotys pour la capitation.

80 Le plus grand contraste ressort de la comparaison des sommes versées par les évêques des deux rites au Trésor lituanien, au cours des guerres de la première moitié du XVIIe siècle. À la diète de 1613, les clergés grec et latin avaient ainsi consenti à verser respectivement 390 et 8627 zlotys sous la forme de don gratuit (A. Filipczak-Kocur, Skarb litewski za pierwszych dwu Wazów (1587-1648), Wrocław, Wyd. Uniwersytetu wrocławskiego, 1994, p. 67). De même, alors qu’en 1620, le montant total des redevances payées par le clergé lituanien s’élevait à 46 143 zlotys (Ibid., p. 81), en 1626 le clergé ruthène ne versa qu’un don de 345,41 zlotys au Trésor (Annexe 15). En 1650, le total des fouages prélevés (cinq fois) sur les domaines du clergé se répartissait de la manière suivante : 66 128,16 zlotys pour l’évêché latin de Vilnius, 12 150 zlotys pour l’évêché latin de Samogitie, 7 003 zlotys pour l’évêché latin de Luck (sans compter les 1 797,5 zlotys payés par les juifs), 348 zlotys pour le clergé uniate de Minsk, 1 220 zlotys pour le chapitre cathédral de Navahrudak, 322,5 zlotys pour le clergé (essentiellement ruthène) de la voïvodie de Polack, 6 831,66 zlotys pour l’évêché latin de Smolensk, 1 634,15 zlotys pour le clergé uniate et orthodoxe de Smolensk et 109,66 zlotys pour les ecclésiastiques uniates de Starodub (A. Tyla, Lietuvos Didžiosios Kunigaikštystės iždas..., p. 107-108). Par conséquent, l’Église latine de la grande-principauté devait s’acquitter de plus de 92 000 zlotys pour l’ensemble des bénéfices, quand l’Église ruthène des deux obédiences payait à peine plus de 3 600 zlotys, soit vingt-cinq fois moins. En acceptant le montant théorique d’un demi-zloty par feu, les revenus du diocèse latin de Vilnius correspondaient donc vers 1650 à 26 452 feux, alors que les chapitres uniates de Minsk et de Navahrudak ne disposaient en propre que de près de 627 feux au total. À titre indicatif, d’après une visite pastorale de 1739, les cathédrales de ces deux villes disposaient respectivement de 2 000 et 5 000 zlotys annuels (voit Annexe 17). Un inventaire de 1618 révèle

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dégagée par les bénéfices. Pour Vilnius, on dispose notamment du testament détaillé du chanoine de la cathédrale, Stefan Stanisław Wilczopolski, écrit vers 161081. Avant de recevoir le canonicat en 1594, celui-ci détenait déjà la cure de l’ancienne paroisse de Kreva82. À sa mort en 1611, il laissait ainsi deux maisons à Vilnius, dont l’une, acquise pour 48 000 gros lituaniens, rapportait un loyer annuel de 2 400 gros (100 zlotys). En outre, il léguait 36 000 gros pour l’achat d’un petit domaine destiné à l’entretien des vicaires de la cathédrale, 12 00083 gros pour le chapitre et les dépenses des funérailles et, enfin, une créance d’environ 28 000 gros lituaniens (500 ducats) pour le noviciat des jésuites.

L’émulation de la noblesse au profit des lieux de culte catholiques apporte certes une piste d’explication à cette inégalité financière, mais elle ne peut constituer un facteur unique.

Si le catholicisme latin était la religion du prince, adoptée progressivement par les familles les plus puissantes et les plus riches de la noblesse lituanienne, une part importante des élites conservaient encore au début du XVIIe siècle le rite oriental, uniate ou orthodoxe. Il faut donc rechercher la cause de cette situation également dans les différences institutionnelles entre les deux structures. Ici, l’argument du mariage des prêtres de rite oriental est souvent compris de manière maladroite. De fait, si tous les individus des familles cléricales devaient bien vivre sur les revenus d’un seul bénéfice, leur présence n’expliquait pas directement la valeur plus faible des fondations rattachées aux paroisses. En revanche, l’épouse et les descendants des prêtres jouaient un rôle bien plus crucial au moment des successions. En effet, le curé latin, dépourvu d’héritiers directs, pouvait tout naturellement léguer ses biens à son successeur ou à

également que la mense de l’évêché uniate de Polack avoisinait 270 feux, sur le territoire de la voïvodie du même nom (AVAK, t. 9, n° 1, p. 3-15). Pour les revenus de l’ensemble du diocèse métropolitain et l’archevêché de Polack les données sont rares et difficiles à vérifier mais elles indiquent néanmoins un ordre de grandeur. En 1623, le métropolite Józef Rutski estimait à 40 000 zlotys la somme totale que rapportaient annuellement les évêchés et les vingt monastères basiliens (LE, t. 1, n° 39, p. 95). Des valeurs semblables apparaissaient dans une relation anonyme de 1622, qui affirmait que tous les évêchés uniates rapportaient 33 000 zloys par an, dont 6 000 pour le diocèse métropolitain (LE, t. 1, n° 56, p. 95). En comparaison et d’après les enquêtes à l’occasion des nominations des évêques, les revenus de la seule mense épiscopale de Vilnius était passés de 15 000 à 40 000 zlotys, entre les années 1590 et 1630, avec le recul de la Réforme (ASV, Arch. Consist., Processus Consist., vol. 11, f. 67v ; vol. 37, f. 547r, 566r). Selon différents témoignages, le métropolite lui-même pouvait compter au même moment sur moins de 3 000 zlotys annuels (ASV, Arch. Consist., Processus Consist., vol. 25, f. 282v ; EM, t. 2, n° 11, p. 56). En 1626, il fut donc décidé de demander aux évêques ruthènes de verser des pensions au métropolite d’un montant total de 1 400 zlotys, mais leur encaissement posa des problèmes récurrents (EM, t. 2, n° 6, p. 41-42). À la fin des années 1630, la situation de la métropolie uniate souffrait surtout de l’impossibilité de disposer des bénéfices de la région kiévienne et des dettes de plus de 30 000 zlotys, contractées essentiellement sous Rutski (EM, t. 2, n° 56, 70, p. 143-144, 166-167). Les hiérarques uniates ne disposaient de capitaux importants que lorsqu’ils parvenaient à recouvrer des loyers des domaines, impayés depuis plusieurs années, ou par la vente d’une partie des propriétés.

81 AVAK, t. 20, n° 168, p. 218-221.

82 J. Kurczewski (éd.), Kościół Zamkowy…, vol. 3, p. 75.

83 Dans le texte il faut sans doute lire « six cents [soixantaines] en triple gros » (AVAK, t. 20, n° 168, p. 221) car, en 1613, il restait encore 160 soixantaines après l’achat du domaine (J. Kurczewski (éd.), Kościół Zamkowy…, vol. 3, p. 98).

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d’autres institutions religieuses, à l’exemple du testament de Wilczopolski. Ainsi, les dotations pouvaient-elles croître à chaque changement de bénéficiaire de manière exponentielle. Pour les curés ruthènes, au contraire, les successions laissaient bien plus de place à l’éparpillement. Ceux-ci devaient veiller non seulement à transmettre le bénéfice au profit d’un parent mâle, prêt à reprendre la charge, mais à assurer également l’existence de leurs autres enfants. Par conséquent, les surplus dégagés par la cure, déjà amoindris par les dépenses familiales, étaient aspirés sous la forme de legs laissés aux autres descendants. Les bénéfices paroissiaux de rite grec avaient donc une tendance bien plus forte à stagner, à défaut de nouvelles dotations ou de promotions de leurs détenteurs dans la hiérarchie ecclésiastique.

Avec ce phénomène, la majorité des familles cléricales se retrouvaient confrontées aux mêmes problèmes que les nombreux petits propriétaires ou hobereaux [ziemianie], ce qui soudait d’autant plus ces deux catégories. Pour chacune d’entre elles, les XVIe-XVIIe siècles furent une période de basculement, quand les plus aisés parvinrent à confirmer définitivement leur noblesse et les plus pauvres se fondirent progressivement dans la masse des dépendants.

Sur ce point, les prêtres ruthènes se retrouvaient donc derrière les curés latins qui, financièrement et statutairement, réussirent dès le XVIe siècle à s’élever au rang des couches nobiliaires et à capter à leur profit l’ensemble de leurs prérogatives. Dans ce jeu d’ascension sociale, précipité par la fusion des élites polonaises et lituaniennes avec le rapprochement des deux États84, les ecclésiastiques de rite oriental étaient toutefois désavantagés par rapport aux laïcs. En effet, contrairement à ces derniers, les prêtres ne pouvaient pas disposer librement de leurs bénéfices, soumis au strict contrôle des patrons, alors que cette dotation formait généralement l’assise principale de leurs fortunes familiales. Dans le même temps et paradoxalement, le clergé paroissial avait besoin des ces mêmes patrons qui pouvaient apporter de nouvelles fondations et qui, surtout, en puissants protecteurs pouvaient défendre efficacement les intérêts ecclésiastiques auprès du prince et face à d’autres seigneurs.

À cette étape d’évolution, il est légitime de supposer que le regard porté sur l’Union et, plus généralement, sur les processus réformateurs en cours avait une perspective bien différente dans les clergés paroissiaux grecs et latins. Chez ces derniers, les changements introduits par le concile de Trente, bien que contraignants et lents à se mettre en place, visaient à faire sortir les clercs du monde laïc pour améliorer la discipline interne mais également pour renforcer le prestige de leur ordre. Puisque celui-ci était déjà intégré aux élites

84 Voir notamment la brève monographie de П. А. Лойка, Шляхта беларускіх зямель у грамадска-палітычным жыцці Рэчы Паспалітай другой паловы ХVI-першай трэці ХVII ст., Minsk, БДУ, 2002 et son article « Афармленне шляхецкага саслоўя ў Вялікім княстве Літоўскім » dans Працы гістарычнага факультэта БДУ, У. К. Коршук et alii (éd.), t. 5, Minsk, БДУ, 2010, p. 102-115.

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polono-lituaniennes, une telle tendance devenait concomitante au renforcement de la position sociale du bas clergé. Pour les desservants ruthènes, s’écarter des milieux laïcs présentait, à l’inverse, non seulement des difficultés institutionnelles évidentes, mais allait même à contre-courant des aspirations sociales des prêtres, désireux de basculer définitivement par-dessus la barrière de plus en plus nette entre les dépendants et les couches privilégiées de la République nobiliaire. Dans les années 1590, les réformes ecclésiastiques, qui auraient inévitablement accentué le cloisonnement social du clergé, s’avéraient donc trop précoces dans la métropolie kiévienne. L’existence de ce décalage éclaire alors un autre aspect de la culture sacerdotale orientale, en questionnant les parcours professionnels des curés.

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