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4 P REMIER PLAN ET ARRIÈRE - PLAN

4.4 L A TRANSITIVITÉ SELON Hopper & Thompson (1980)

4.5.7.1 Point de vue, subordination et progression linéaire

La subordination de l’exemple [331] traduit une progression linéaire entre propositions, où le rhème de la première devient par l’intermédiaire d’un pronom relatif thème de la seconde :

[331] Elle [=Cosette] vit distinctement les revenants qui remuaient dans les arbres.

HUGO (1862), Les Misérables, T2, 3-V, p. 122 [331] équivaudrait à la présentation canonique de la progression linéaire :

[332] Elle vit distinctement les revenants. Ils remuaient dans les arbres.

Le rhème, introduit par le verbe perceptif et repris comme thème dans la phrase suivante, traduit donc le point de vue de Cosette. Comme en [330], la répartition percevant/perçu correspond à l’opposition premier plan (Passé simple), arrière-plan (Imparfait). La phrase [331] ou sa reformulation [332] peut se schématiser de la façon suivante :

Temps revenants 1 1 1 1 Cosette 0 1 0 0 … … … … Espace … … … …

<les revenants/remuer dans les arbres> <Cosette/voir les revenants>

1 Déroulement du procès 0 Non-déroulement du procès

Figure 53 – La perception : Passé simple/Imparfait (percevant/perçu)

C’est bien parce que le procès <les revenants/remuer…> a lieu qu’il peut être perçu par Cosette. Cet état de faits rend équivalentes les formulations suivantes :

[333] Elle vit distinctement les revenants. Ils remuaient dans les arbres. [334] Les revenants remuaient dans les arbres. Elle les vit distinctement.

En somme, [331] se paraphraserait sans problème par « Cosette vit les revenants remuer dans les arbres ». Cette formulation met en évidence à la fois la progression linéaire et la simultanéité de l’action du percevant et du perçu. L’utilisation d’un Passé simple dans la subordonnée (ou la seconde phrase) présenterait une situation différente :

[335] Elle vit distinctement les revenants qui remuèrent dans les arbres. Elle vit distinctement les revenants. Ils remuèrent dans les arbres.

Schématiquement, l’inscription dans le premier plan engendrée par le recours au Passé simple aboutirait à la représentation suivante :

Temps Revenants 0 0 1 1 Cosette 0 1 0 0 … … … … Espace … … … …

<les revenants/remuer dans les arbres> <Cosette/voir les revenants>

1 Déroulement du procès 0 Non-déroulement du procès

Figure 54 – Absence de perception par le personnage : Passé simple/Passé simple Deux étapes se succèdent ici : Cosette aperçoit les revenants, puis ils se mettent à remuer. Les deux évènements s’enchainent au premier plan rendant la notion de perception plus difficilement envisageable du point de vue du personnage. Le Passé simple obligerait la dissociation entre la perception de Cosette, et celle du narrateur, comme l’expliciterait par exemple la reformulation suivante

[336] Cosette vit distinctement les revenants. Elle prit peur, poussa un cri et s’enfuit sans même jeter un regard derrière elle. Les revenants remuèrent dans les arbres.

Par nature, la distinction percevant/perçu requiert : (1) deux entités, (2) leur mise en parallèle simultanée. En imposant un changement de thème entre la Phrase1 et 2, la progression linéaire répond à la première condition. La seconde demande l’utilisation d’un temps grammatical exprimant la simultanéité dans la Phrase2. En règle générale, si l’une des conditions n’est pas satisfaite, les deux procès ne pourront être unis par une relation de perception (voir également RABATEL 1998, 43-45 & 71-72). L’utilisation de l’Imparfait dans la Phrase2 peut toutefois s’avérer non-souhaitable en raison de la nature du mode de procès. Observons l’extrait suivant, où les deux protagonistes découvrent en pleine nature une femme en train d’accoucher seule (nous soulignons) :

[337] Ils entendirent près d’eux comme le halètement d’un gros travail, des raclements de pieds, une main nue qui claqua sur une pierre, puis un hurlement à tout déchirer.

GIONO (1934/1999), Le Chant du monde, p. 40 L’utilisation d’un Imparfait donnerait à l’évènement évoqué par la lexis <une main nue/claquer sur une pierre> un caractère itératif qu’il n’a pas

dans la réalité. À la multiplexité de « Une main nue claquait sur une pierre » s’oppose l’uniplexité de « Une main nue claqua… » (pour ces notions, voir TALMY 2000, 48). En raison de leur caractère ponctuel, lorsqu’elles sont évoquées à l’Imparfait, les réalisations instantanées tendent à prendre une couleur itérative. En ce sens, même s’il reste possible, en vertu de la « concordance des temps », de recourir à l’Imparfait, une ambigüité subsisterait quant à l’uni- ou la multiplexité de l’évènement relaté. « Ils entendirent une main nue qui claquait sur une pierre » peut renvoyer à un claquement unique ou répété. Le Passé simple désambigüise l’énoncé.

Le point de vue, que nous venons d’examiner, joue également un rôle important dans la rupture thématique.

4.5.8 LA RUPTURE THÉMATIQUE ET LEXPRESSION DU POINT DE VUE

Aucun des quatre grands types de progressions thématiques ne permet d’expliquer la présence de « C’est la pleine lune » en [338]. C’est en ce sens qu’elle incarne une « rupture thématique », qui n’en constitue pas moins un apport informationnel valide et cohérent pouvant s’envisager comme intégralement rhématique (voir COMBETTES 1988, 103) :

[338] Il s’assied sur le banc d’angle et reste là, assis, jusqu’à ce que le soir tombe. Alors il se lève, il sort de la maison, il arrose le jardin. C’est la pleine lune. Quand il revient à la cuisine, il mange un peu de fromage, il boit du vin.

KRISTOF (1988), La Preuve, p. 10 Sans entrer dans la complexité des mécanismes nécessaires à la compréhension des textes, on peut ici envisager l’apparition de cette phrase comme relevant de la perspective du personnage. En témoigne la paraphrase suivante :

[339] (1) Il se lève, (2) il sort de la maison, (3) il regarde le ciel. (4) C’est la pleine lune.

Les propositions (1) à (3) (progression à thème constant) s’inscrivent dans le premier plan, (4) relève quant à elle de l’arrière-plan. L’utilisation canonique des temps grammaticaux du passé confirme ce fonctionnement :

[340] (1) Il se leva, (2) il sortit de la maison, (3) il regarda le ciel. (4) C’était la pleine lune.

Si la perspective visuelle envisagée ici justifie la dénomination de point

de vue employée pour désigner ce mécanisme, il faudrait cependant

l’entendre dans une acception large : « Le PDV [=point de vue], c’est […] un ensemble de perceptions et, le plus souvent, de pensées associées » (RABATEL 1998, 21). En effet, un fonctionnement similaire à celui observé en [340] ne se restreint pas à la vision, mais concerne

l’audition, le toucher, l’olfaction, la pensée, etc. (voir RABATEL 1998, 22). Les exemples suivants illustrent respectivement des perceptions tactile ([341]), auditive et visuelle ([342]) :

[341] Il se dépouilla de ses lourds pantalons et de son harnachement. […] Il laissa là son sac, son fusil, ses vêtements, puis il sauta dans l’eau pour connaitre la route. L’eau était tiède.

GIONO (1934/1999), Le Chant du monde, p. 34-35 [342] Bruno s’éveilla le premier. Très haut dans les arbres, un oiseau chantait.

Christiane s’était découverte pendant la nuit. Elle avait de jolies fesses, encore bien rondes, très excitantes.

HOUELLEBECQ (1998),Les Particules élémentaires, p. 143

En dépit de conflits tel que celui évoqué dans l’exemple [337] (page 181) – susceptibles de conduire à l’utilisation d’un Passé simple exprimant le perçu –, en son essence la perception sous-entend une simultanéité avec le perçu. En somme, il est normal que la seconde phrase de la progression linéaire (celle reprenant le rhème de la précédente) relève de l’arrière-plan.

Bien que la prise en compte du point de vue du personnage permette d’expliquer la plupart des ruptures thématiques, comme nous invite à le penser RABATEL (1998, 101), le reste pourrait se justifier par le point de vue du narrateur. Dans la problématique qui est la nôtre, nous retiendrons deux points essentiels parmi les quatre proposés par RABATEL dans sa définition du point de vue :

Un PDV [=point de vue], ou perception représentée, résulte de la coprésence de plusieurs marques textuelles :

[…]

2. une opposition entre les premiers et les deuxièmes plans du texte, cette opposition étant de nature à permettre une sorte de décrochage énonciatif propre au focalisateur, les deuxièmes plans construisant le site du PDV.

3. la présence des formes de visée sécante et, tout particulièrement, celle de l’IMP [=Imparfait], dont maintes valeurs textuelles servent à l'expression subjective des perceptions.

(RABATEL 1998, 54) 4.5.9 CONCLUSION SUR LES PROGRESSIONS THÉMATIQUES

Cet aperçu des divers types de progression thématique montre que tout texte met en œuvre de nombreuses stratégies pour concilier progression et cohésion (ADAM 2005, 47 ; COMBETTES 1988, 75-77) tout en permettant la construction d’une représentation mentale répondant à des critères de cohérence pragmatique liés à notre perception du monde et de ses lois physiques. Plus encore que pour la transitivité, il parait difficile de faire ressortir une tendance marquée entre répartition des plans et type de progression thématique. Toutefois, comme nous l’avons vu, certaines corrélations semblent émerger, qui requerraient une validation statistique.

Synthèse Progressions thématiques et répartition des plans

Il existe quatre grands types de progressions thématiques La progression à thème constant

La progression à thèmes dérivés d’un hyperthème La progression à thèmes dérivés d’un hyperrhème La progression linéaire

Aucune corrélation univoque n’existe entre un type de progression thématique et un plan. On peut toutefois envisager certaines tendances :

Progression à thème constant : premier plan

Progression à thèmes dérivés d’un hyperthème/hyperrhème : propice à la description (arrière-plan) ; peu propice à l’expression de la consécution pure du premier plan

Progression linéaire : propice à l’arrière-plan avec des verbes de perception

Ces corrélations demanderaient à être validées par des études statistiques.

4.6 C

ONCLUSION

Malgré l’utilisation courante de l’opposition premier plan/arrière-plan en référence plus ou moins explicite à la théorie de WEINRICH, nous avons vu que de nombreuses zones d’ombres subsistaient dans son approche. Une définition positive plus rigoureuse du premier plan basée notamment sur LABOV &WALETZKY (1967) et COMBETTES (1992) nous a permis d’explorer cette notion en relation avec celle de transitivité proposée par HOPPER &THOMPSON (1980). Si ces bases nous ont permis de mettre en évidence de nombreux phénomènes, il serait nécessaire de voir

comment ils s’enchevêtrent au sein des textes narratifs sachant qu’y sont

impliquées des considérations cognitives, pragmatiques et linguistiques. De même, la progression thématique a révélé son intrication parfois délicate avec le point de vue fluctuant entre narrateur et personnage et pouvant conduire à des interférences ou des indécisions, que la prise en compte de la polyphonie contribuerait probablement à la fois à éclaircir et à complexifier (voir RABATEL 1998, 172s).

D’une manière générale, le texte narratif étant par essence sous-tendu par le temps, c’est-à-dire en progression permanente, tout ce qui, temporellement contrevient à cette progression ou n’en relève pas directement ne pourra pas s’intégrer dans le premier plan. Se retrouveront donc reléguées dans l’arrière-plan les relations logiques, la transposition de l’espace et les commentaires diégétiques du narrateur. Comme le résume HOPPER :

Strictly speaking, only foregrounded clauses are actually NARRATED. Backgrounded clauses do not themselves narrate, but instead they support, amplify, or COMMENT ONthe narration. In a narration, the author is asserting the occurrence of events. Commentary, however, does not constitute the assertion of events in the story line but makes statements which are CONTINGENT

and dependent on the story-line events.