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(I) A PPROCHE LINGUISTIQUE

1.3.3.6 Les enjeux de l’approche : l’exemple du Présent

Essayons de voir l’intérêt d’une telle approche en prenant un exemple concret. À l’issue de son analyse du Présent de l’indicatif, TOURATIER (1996, 95 & 96) déclare qu’« un verbe au présent n’a par lui-même aucune valeur temporelle et ne contient nullement le morphème de signifié "actuel" » en raison de son aptitude « à apparaitre dans les types d’énoncés les plus divers, voire les plus curieux au point de vue de la temporalité » (une position analogue se trouve également chez SERBAT

1988, qui nie au Présent toute valeur déictique). Cette conclusion est-elle fondée ?

S’il est incontestable que le Présent s’avère compatible avec de nombreux contextes temporels, cette conclusion radicale de TOURATIER

semble résulter d’un positionnement théorique faisant abstraction de l’encodage. Conformément à la démarche entrevue plus haut, envisageons le problème sous un angle différent et interrogeons-nous sur le fonctionnement du Présent en situation élémentaire d’interaction

verbale en réexaminant minutieusement l’exemple [5] (Léo : « Tu t’en vas

déjà ? »/Ève : « J’en ai marre d’être ici ! »). Rappelons que, dans le cas de la déixis personnelle et spatiale, pour référer à sa propre personne et renvoyer à l’endroit où elle se trouve au moment de l’énonciation, Ève est obligée d’utiliser je et ici. Qu’en est-il maintenant du temps grammatical ? Si Ève désire exprimer que la lassitude qu’elle éprouve est contemporaine du moment d’énonciation, là encore elle se retrouve linguistiquement contrainte. Elle doit en l’occurrence utiliser le Présent :

« J’en ai marre d’être ici ! ». Aucune alternative n’est possible : « J’en *ai eu/*avais/*vais avoir/*aurai, etc. ». Dans le contexte d’énonciation de [5], en raison du socle spatiotemporel partagé, Léo accède immédiatement à l’intégralité de l’information véhiculée par je, ici, et le Présent.

Ève

Langue

Socle spatiotemporel partagé

Encodage

Léo

J’en ai marre d’être ici !

Décodage

Figure 11 – Encodage et décodage en situation élémentaire d’interaction verbale En somme, comme l’illustre la figure ci-dessus, en situation élémentaire

d’interaction verbale, encodage et décodage renvoient à des

coordonnées personnelles et spatiotemporelles immédiatement identifiables au sein de cet environnement partagé. Synthétiquement, les processus d’encodage et de décodage fonctionneraient donc selon les modalités par défaut suivantes (voir les notions de coding, target

structure et usage event de LANGACKER 1987, 65-66) :

PERSONNEL

Encodage : Ève désire parler de sa propre personne. Elle doit le faire à l’aide

de je

Décodage : Léo interprète je comme renvoyant inévitablement à la

personne qui l’articule : Ève

SPATIAL

Encodage : Ève désire parler du lieu où elle (et éventuellement Léo) se

situe(nt). Elle doit le faire à l’aide d’ici (ou paraphrase)

Décodage : Léo interprète ici comme renvoyant inévitablement à l’endroit

où se situe Ève (et éventuellement lui)

TEMPOREL

Encodage : Ève désire exprimer une information actuelle sur son existence.

Elle doit le faire à l’aide du Présent

Décodage : Léo interprète le Présent comme renvoyant inévitablement à

une information actuelle sur l’existence d’Ève

En tant qu’usager de la langue, Léo – tout autant qu’Ève – a intégré les contraintes suivantes d’encodage :

Phase I : encodage (Ève)

Expression de sa propre personne je

Expression de la spatialité liée à sa propre personne ici Expression de l’actualité liée à sa propre personne Présent

En situation élémentaire d’interaction verbale, Léo aboutit au fonctionnement déictique par cheminement inverse :

Phase II : décodage (Léo)

Je Expression de la propre personne d’Ève

Ici Expression de la spatialité liée à la propre personne d’Ève

Présent Expression de l’actualité liée à la propre personne d’Ève

À la lumière de cette analyse, revenons maintenant à la conclusion de TOURATIER (1996, 95) : « Un verbe au présent n’a par lui-même aucune valeur temporelle et ne contient nullement le morphème de signifié "actuel" ». Si cette affirmation est vraie, alors comment expliquer pourquoi, en [5], lors de l’encodage, Ève se retrouve contrainte de recourir au Présent et à lui seul pour exprimer l’actualité ? De même, en décodage, en l’absence de toute explicitation complémentaire par un circonstant (par ex. : « maintenant », « en ce moment », etc.), pourquoi Léo interprète-t-il immédiatement l’énoncé « J’en ai marre d’être ici ! » comme renvoyant sans ambigüité à l’actuel et à lui seul ? Il semble difficile de répondre à ces deux questions si l’on élimine la possibilité pour le Présent de renvoyer à l’actuel8.

Pour l’analyse du fonctionnement déictique de base – concernant notamment le temps grammatical –, il semble par conséquent essentiel de prendre en considération la phase d’encodage en situation

élémentaire d’interaction verbale. Dans notre approche, nous

aborderons donc dès que possible le fonctionnement du temps grammatical sous cet angle. Plusieurs raisons paraissent corroborer un tel choix méthodologique :

Le corps et son fonctionnement sensorimoteur et cognitif préexistent à l’utilisation de la langue.

Pour l’enfant, la perception de l’environnement immédiat s’étaye sur ses aptitudes sensorielles (essentiellement visuelles, auditives, tactiles) et cognitives. En ce sens, elle est directement liée à son moi-ici-maintenant.

Ontogénétiquement, l’acquisition de la langue ne semble pouvoir s’effectuer qu’en situation élémentaire d’interaction

verbale (voir par exemple BRONCKART 1996, 54 ; LEVINSON 1983, 63).

À l’âge adulte, la situation élémentaire d’interaction verbale reste la plus courante.

L’encodage linguistique de l’information constitue l’un des pivots de la communication.

8 Si le Présent est dénué de valeur temporelle, comment expliquer son incompatibilité avec hier dans ce même énoncé : « *Hier, j’en ai marre d’être ici ! » ? (voir SURCOUF

2007). Nous rejoignons la conclusion de NOVAKOVA (2001,83) : « Pour qu’il soit utilisé en "discours", le présent doit entrer dans une succession évènementielle, l’emploi isolé, *Hier, je me promène, étant exclu ».

Pour des raisons d’économie cognitive, il semble logique que les coordonnées spatiotemporelles et personnelles imposées au locuteur en situation d’encodage servent de repérage par défaut à la communication (nous allons y revenir).