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3 L ES MODES DE PROCÈS

3.7.1.5 Multiplicité sémantique au sein du syntagme nominal objet

L’expression de la multiplicité ne relève pas toujours de la quantité explicitée par le déterminant du syntagme nominal. Un substantif singulier peut lui aussi évoquer la pluralité : foule, armée, troupeau,

famille, etc.54. À l’instar des phénomènes observés dans la partie 3.7.1.4 (page 114), cette pluralité sémantique peut déboucher sur une recatégorisation du procès :

[217] Le mutin a tué le capitaine. (réalisation instantanée)

[218] Le mutin a tué l’équipage. (réalisation instantanée ou accomplissement) L’équipage formant nécessairement un ensemble fini de marins, le procès peut traduire une simultanéité ou une succession. Le premier cas aboutirait à une représentation semblable à celle de la figure 38, page 115, le second à celle de la figure 39. Ce phénomène ne semble concerner que les réalisations instantanées.

Avant d’envisager l’impact de la pluralité sémantique dans le cas du syntagme nominal sujet, récapitulons les résultats relatifs à notre analyse du syntagme nominal objet.

54 Cette liste peut être allongée par des substantifs désignant notamment des lieux tels que salle, bureau, etc. « (toute) La salle a applaudi le musicien ».

3.7.2 SYNTHÈSE DES RÉSULTATS RELATIFS AU SYNTAGME NOMINAL OBJET

Étant donné l’abondance des informations, la synthèse ci-dessous s’avère nécessairement très schématique.

Synthèse La recatégorisation du mode de procès : l’impact du syntagme nominal

objet

La variation de déterminant n’affecte pas les états. Les modes de procès concernés sont les accomplissements et les activités. Les recatégorisations opèrent en fonction des deux questions suivantes : Le domaine est-il borné

ou non ? Est-il unique ou multiple ?

I. Lorsque, par sa quantité, le syntagme nominal objet définit le fonctionnement temporel du procès, deux cas se présentent :

(i) L’objet n’existe pas. Il s’élabore au fur et à mesure que se déroule le procès. On parle d’accusatif effectué : « Il tricote un gant ». Le mode de procès dépend alors du déterminant.

a. Si le déterminant relève d’un domaine borné unique (Il tricote un/le/ce/son gant) ou multiple (Il tricote deux/les/ses gants), alors il s’agit d’un accomplissement.

b. S’il relève d’un domaine non-borné unique (Il fait du beurre) ou multiple (Il tricote des gants), il s’agit d’une activité.

(ii) L’objet existe. Il délimite la durée du procès. Cette relation définit l’accusatif affecté coextensif : « Il lit une nouvelle ». Comme en (i), c’est le déterminant qui fixe le type de procès.

II. Lorsque l’objet n’a pas d’incidence sur le procès, il s’agit d’un accusatif

affecté non-coextensif.

(i) Le changement de déterminant n’affecte pas les activités : « Il a regardé un/le/ce/son\deux/les/ses/ces\des bateau\x ». (ii) Un accomplissement devient une activité si le déterminant relève

d’un domaine non-borné :

a. unique : « il a livré le beurre » « Il a livré du beurre » b. multiple : « Il a livré les gants » « Il a livré des gants »

(iii) De façon moins prédictible, si le déterminant relève du domaine multiple borné, les réalisations instantanées sont susceptibles de devenir des accomplissements :

« Il a découvert un louis d’or » « Il a découvert dix louis d’or » La variation de déterminant au sein du syntagme nominal objet n’est pas la seule à engendrer la recatégorisation du procès décrit par l’ensemble de la proposition. Le syntagme nominal sujet s’avère également concerné.

3.8 L

E SYNTAGME NOMINAL SUJET 3.8.1 LE CAS DE LA RÉALISATION INSTANTANÉE

Commençons par le cas le plus simple et observons à nouveau les énoncés proposés par DOWTY (1986/2005, 335) :

[184] John noticed the rare seashell on the beach. (réalisation instantanée) [186] Tourists noticed the rare seashell […] on the beach. (activité)

Les syntagmes verbaux de [184] et [186] décrivent la même réalisation instantanée « notice the rare seashell on the beach ». Pourtant, en [186], l’utilisation d’un sujet renvoyant à un domaine multiple neutraliserait la réalisation instantanée décrite par le syntagme verbal et, selon DOWTY

(1986/2005, 335), la transformerait en activité.

Afin d’en mieux comprendre les mécanismes en français, adaptons ces exemples55 :

[219] Le touriste a aperçu le joli coquillage. [220] Un touriste a aperçu le joli coquillage. [221] Les touristes ont aperçu le joli coquillage. [222] Des touristes ont aperçu le joli coquillage.

Comme l’illustrent les figures ci-dessous, un phénomène similaire aux variations de déterminants dans le syntagme nominal objet parait également envisageable pour l’interprétation du fonctionnement du syntagme nominal sujet.

Temps Temps touriste1 [.]1 1 1 1 1 1 1 … touriste2 0 0 [.]2 1 1 1 1 … 1 … touristen 0 0 0 0 0 [.]n 1 … touriste1 [.]1 1 1 1 touriste2 0 0 [.]2 1 … … … … … … … … … …

(A) Les touristes ont aperçu

le joli coquillage. (B) Des touristes ont aperçu le joli coquillage.

Es pac e Es pac e

Figure 40 – « Les touristes ont aperçu … » : interprétation consécutive [.]k Le basculement de 0 à 1 concrétise pour chaque touristek l’action d’« apercevoir le joli coquillage »

0 Le joli coquillage n’a pas encore été remarqué

1 Le joli coquillage a été remarqué

… Quantité spatiotemporelle indéfinie

L’interprétation ponctuelle demeure possible :

touriste1 [.]1 1 1 1 1 1 1 … touriste2 [.]2 1 1 1 1 1 1 … … … … 1 … touristen [.]n 0 0 0 0 1 … touriste1 [.]1 1 1 1 … touriste2 [.]2 1 1 1 … … … … … … … … … … … … …

(A) Les touristes ont aperçu

le joli coquillage. (B) Des touristes ont aperçu le joli coquillage.

Temps Temps Es pac e Es pac e

Figure 41 – « Les touristes ont remarqué… » : interprétation simultanée

55 L’article zéro de l’anglais peut se traduire différemment selon les cas : « Visitors are not allowed to take pictures », « Les visiteurs ne sont pas autorisés à prendre des photos » ; « I had visitors at home » « J’avais/ai eu des invités à la maison ». Ici, hors contexte, la traduction par « Des touristes … » nous semble la plus probable.

Le comportement aspectuel de la réalisation instantanée évolue en fonction du caractère unique ou multiple du déterminant. « Un/Le touriste a aperçu un joli coquillage » est indéniablement ponctuel, alors que « Les/Des touristes ont aperçu un joli coquillage » offre deux interprétations : l’une simultanée, l’autre consécutive. La première n’altère pas la réalisation instantanée, la seconde la recatégorise en activité.

Voyons maintenant si les autres types de procès peuvent aussi se retrouver recatégorisés en fonction d’un changement de déterminant dans le syntagme nominal sujet.

3.8.2 LES AUTRES MODES DE PROCÈS

Signalons tout d’abord que les tests linguistiques avec

en/pendant + durée quantifiée portant par essence sur le syntagme

verbal, ils ne peuvent servir efficacement à contrôler l’impact du comportement aspectuel du syntagme nominal sujet lorsqu’il est argument externe (voir ASNES 2004, 151-152 & 155). Cette restriction n’est pas le seul problème de l’observation du syntagme nominal sujet. Examinons l’exemple suivant :

[223] Les élèves ont écrit un poème en dix minutes.

En effet, lorsque le déterminant est multiple, il s’avère impossible de savoir si la durée d’écriture exprimée par le circonstanciel de temps renvoie à l’individu ou au groupe dans son intégralité (pour des préoccupations similaires, voir GOSSELIN 1996, 70 ; TENNY 1994, 26). Ainsi obtenons-nous deux lectures :

[224] (a) Chaque élève a écrit un poème en dix minutes.

(b) Le groupe d’élèves a écrit ensemble un poème en dix minutes.

En dépit de cette ambigüité, (a) comme (b) débouchent sur une interprétation télique du procès dénoté par l’ensemble de la proposition. En effet, (a) implique l’itération ou le déroulement simultané d’un nombre fini de procès bornés (circonscrit par le déterminant les du syntagme nominal sujet) et (b) reproduit le même type de procès que celui de l’énoncé borné unique : « L’élève a écrit un poème en dix minutes ». Voyons maintenant si le comportement aspectuel de l’énoncé diffèrerait avec des :

[225] Des élèves ont écrit un poème en dix minutes.

Procédons par comparaison avec les dont nous avons déjà déterminé le type de fonctionnement. Par définition, des ( note 51, p. 111) renvoie à une partie de l’ensemble fini d’élèves et n’en désigne jamais la totalité (si n représente le nombre total d’élèves considérés, des élèves renvoie à tout nombre k définissant un sous-ensemble de 2 à n-1 éléments ; n et

[226] Les élèves, dans leur totalité, ont écrit un poème en dix minutes. (k=n) [227] *Des élèves, dans leur totalité, ont écrit un poème en dix minutes. (k≠n) Dès lors, plusieurs lectures s’avèrent possibles :

[225] Des élèves ont écrit un poème en dix minutes.

= (A) Un groupe d’élèves a écrit ensemble un poème en dix minutes. = (B) Des groupes d’élèves ont écrit ensemble un poème en dix

minutes.

= (C) Indépendamment, 2 < k ≤ n-1 élèves ont écrit un poème en dix minutes. c4 c3 c2 c1 b3 b2 b1 a Configuration (C) Configuration (A) Configuration (B)

Figure 42 – Les trois configurations de « Des élèves ont écrit un poème en dix minutes »

Ensemble des élèves

Sous-ensemble d’élèves ayant écrit un poème en dix minutes Élève

La configuration (A) fait état d’un seul évènement. Les configurations (B) et (C) peuvent quant à elles donner lieu à une interprétation simultanée ou consécutive (chaque groupe b1, b2, b3 ou individu c1, c2, etc. ayant écrit un poème différent), ce qui au total aboutit en théorie à cinq interprétations différentes. D’un point de vue aspectuel, que le sous-ensemble (a) de (A) comporte un nombre indéterminé d’éléments n’interfère nullement sur le fait que la configuration (A) ne présente qu’un seul évènement et, à ce titre, s’assimile à l’énoncé :

[228] Un élève a écrit un poème en dix minutes.

En ce sens, le procès illustré par la configuration (A) doit être considéré comme télique. En revanche, qu’elles soient simultanées (la rédaction de chacun des poèmes par les groupes b1, b2, b3 s’est effectuée en même temps) ou consécutives, les interprétations de (B) et (C) ne donnent pas lieu à une itération bornée. En effet, le déterminant des se rapporte à une quantité d’éléments incertaine comprise entre 2 et n-1

rendant inaccessible l’unicité (k=1) et la totalité (k=n), les deux composantes dont dépend directement la télicité du procès (comparer à « J’ai mangé des gâteaux *en 10 minutes »).

En somme un énoncé avec un déterminant multiple non-borné dans le syntagme nominal sujet offre théoriquement plusieurs interprétations pouvant se révéler contradictoires. Toutefois, bien qu’on ne puisse a priori exclure la configuration (A) et sa lecture télique, il semble raisonnable d’affirmer que l’interprétation atélique prévaut56.

La question de la télicité des activités s’avère plus simple. En effet, un ensemble de procès atéliques ne peut être qu’atélique, quel que soit le nombre – défini ou non – de répétitions. La variation de déterminant n’a par conséquent aucun impact sur l’atélicité du procès décrit par la l’énoncé dans sa totalité.

Certains verbes donne au sujet un rôle quasi-assimilable à celui de l’objet, et pouvant par conséquent influencer le comportement aspectuel de l’ensemble de l’énoncé (pour un développement théorique et une liste d’exemples, voir ASNES 2004, 134 ; TENNY 1994, 60). Nous l’illustrerons d’un seul exemple sans entrer dans la complexité de la démonstration (nous renvoyons à ASNES 2004, 131s). Si l’on compare

bruler à bruler + syntagme nominal objet, apparait clairement

l’importance du sujet dans le comportement aspectuel de l’ensemble de la proposition. Dans les deux cas, l’entité évoquée par le syntagme nominal sujet ou objet sert à délimiter le procès pour en faire un accomplissement (voir la notion de « measuring out constraint » de TENNY

1994, 10-12) (sur la nature du procès avec pendant, voir la note 53, page 113) :

[229] Objet :

(a) Elle a brulé le bois en/*pendant dix minutes. (accomplissement) (b) Elle a brulé du bois *en/pendant dix minutes. (activité)

[230] Sujet :

(a) Le bois a brulé en/*pendant dix minutes. (accomplissement) (b) Du bois a brulé *en/pendant dix minutes. (activité).

Ce genre de fonctionnement s’applique également aux constructions passives (voir notamment ASNES 2004, 140-141) :

[231] L’eau a été vendue en/*pendant trois heures. (accomplissement) [232] De l’eau a été vendue *en/pendant trois heures. (activité)

Malgré sa densité, l’analyse fournie jusqu’ici a occulté les autres influences susceptibles d’intervenir dans la détermination du type de procès. Voyons donc brièvement en quoi elles consistent.

56 Notre analyse théorique en termes de ces cinq interprétations expliquerait les hésitations de TENNY (1994, 27) ou ASNES (2004,154) à propos du comportement aspectuel d’énoncés similaires.

3.9 A

UTRES INFLUENCES AU SEIN DE LA PROPOSITION 3.9.1 LES CIRCONSTANTS SPATIAUX

Outre les circonstanciels de temps, susceptibles de conduire à la recatégorisation du procès décrit par la proposition, leur pendant spatial peut également avoir le même impact. Ainsi l’activité marcher devient un accomplissement avec certains syntagmes prépositionnels :

[233] Il a marché jusqu’au village en/*pendant trois heures. [234] Il a marché vers le village *en/pendant trois heures.

La variation du déterminant au sein du syntagme prépositionnel peut également affecter la télicité du procès :

[235] Le médecin s’est rendu chez son patient en/*pendant 2 heures. [236] Le médecin s’est rendu chez des patients *en/pendant 2 heures.

Les prépositions pouvant mener à un recatégorisation doivent expliciter une destination aboutie : à, jusqu’à, chez ou dépassée par-delà, outre.

[237] Il a couru par-delà les champs en dix minutes.

Moins souvent mentionnée que les circonstanciels, la négation contribue également à recatégoriser le procès.

3.9.2 LA NÉGATION

Comme le signale WILMET (1997, 317-318), la négation rend les procès atéliques. À l’exception des états et des activités qu’elle n’altère pas, la négation transforme les accomplissements et les réalisations instantanées en activités.

[238] Il aime le tennis. (état)

Il n’aime pas le tennis. (état)

[239] Il a conduit pendant cinq ans. (activité)

Il n’a pas conduit pendant cinq ans. (activité)

[240] Il a lu un roman de Stendhal en dix jours. (accomplissement) Il n’a pas lu de roman de Stendhal pendant dix jours. (activité) [241] Il a aperçu cette fille à midi. (réalisation instantanée)

Il n’a pas aperçu cette fille pendant deux mois. (activité)

Complétons enfin cette liste de phénomènes de recatégorisation en en mentionnant un dernier lié à l’usage de la métaphore.

3.9.3 LA MÉTAPHORE

L’utilisation métaphorique d’un substantif conduisant à faire abstraction de la réalité concrète de son sens premier, la notion de borne semble perdre sa pertinence :

[243] Il a creusé la question ??en/pendant dix minutes. (activité)

[244] Il a rasé l’herbe du champ en/*pendant dix mn. (accomplissement) [245] L’hirondelle a rasé l’herbe du champ *en/pendant dix minutes. (activité) Comme l’aura probablement montré l’ensemble de cet examen, la catégorisation des modes de procès soulève une multitude de questions. Même si l’édifice se montre parfois labyrinthique et fragile, il offre néanmoins une nomenclature assez performante à partir de laquelle il devient possible de mieux comprendre le fonctionnement aspectuel de l’ensemble de la proposition.

Synthèse La recatégorisation du mode de procès : autres influences que l’impact du

syntagme nominal objet

Outre l’influence du syntagme nominal objet, le comportement aspectuel de l’énoncé peut varier en fonction d’autres paramètres :

Le syntagme nominal sujet Les circonstants temporels

Les circonstants spatiaux à implication temporelle La négation

La métaphore

3.10 C

ONCLUSION

Nous avons volontairement restreint notre analyse aux déterminants les plus explicites en omettant par exemple les quantifieurs comme

beaucoup, certains, quelques (à cet égard, voir ASNES 2004, 165-184), etc. qui donnent lieu à des interprétations plus ou moins stables selon les situations. Par ailleurs, la classification se basant en ultime ressort sur l’intuition du linguiste, il est parfois délicat d’émettre un jugement d’acceptabilité en bloquant la résolution d’éventuels glissements sémantiques dont les mécanismes n’ont pas préalablement été identifiés.

Comme nous l’avons vu, outre certaines considérations purement pragmatiques, le fonctionnement aspectuel de la proposition fait essentiellement intervenir les paramètres suivants : le verbe (et sa valence), les syntagmes nominaux objet et sujet (et leur variation de déterminant), les circonstanciels. En raison de cette complexité, l’interprétation des cas tendancieux peut relever de facteurs mineurs difficiles à prendre en compte dans l’élaboration même de la catégorisation. Par exemple, alors qu’on trouverait probablement étranger que quelqu’un nous montre un gant en laine et déclare : « Léa a tricoté ce gant pendant toute sa vie », un accusatif effectué similaire : « Léa a cuisiné ce plat pendant toute sa vie » parait immédiatement acceptable. À lui seul, le sémantisme de plat (mets que l’on mange ou

recette que l’on suit pour préparer un plat) autorise l’itération comme

résolution de conflit. La lecture itérative donne alors lieu à l’interprétation : « Léa a cuisiné ce type de plat pendant toute sa vie », résolution moins naturelle dans l’autre énoncé « ?? Léa a tricoté ce type

Sans aller chercher aussi loin, comme le remarque GOSSELIN (1996, 64) « même si on laisse de côté la polysémie verbale, certains verbes paraissent pouvoir entrer, selon les contextes, dans plusieurs classes distinctes ». Il s’interroge ainsi sur les exemples suivants :

[246] Léa a mangé en cinq minutes (accomplissement) [247] Léa a mangé pendant cinq minutes (activité)

[248] Léa a mangé des frites ?*en/pendant cinq minutes (activité)

[249] Léa a mangé un gâteau en/?*pendant cinq minutes (accomplissement) Si la recatégorisation la plus courante s’effectue probablement entre les accomplissements et les activités, d’une manière générale, il existe une certaine porosité entre les catégories. Aussi, dans la continuité de FUCHS

et al. (1991, 167-169), GOSSELIN préconise-t-il de concevoir le classement des modes de procès comme un continuum :

Les quatre catégories de procès ne sont pas radicalement imperméables les unes aux autres, […] elles appartiennent à un même continuum, qui conduit des états aux achèvements en passant par les activités et les accomplissements, et sur lequel se laissent construire des catégories intermédiaires, qui viennent brouiller les oppositions entre classes. Il est clair, cependant, que différents facteurs interviennent dans ces hésitations et ces doubles (ou triples) fonctionnements : le rôle de SN objet, la valeur des temps, et enfin le statut du verbe lui-même.

(GOSSELIN 1996, 64) Quel que soit le classement adopté, il soulève en premier lieu le problème de savoir exactement ce que l’on entend classer. Peut-on se contenter du verbe seul, du verbe avec son syntagme nominal objet ? Ou doit-on envisager systématiquement l’ensemble de la proposition, voire de l’énoncé en contexte (comme l'envisagent par exemple FUCHS et al. 1991, 167) ? Les deux extrêmes paraissent d’emblée

à écarter. La prise en compte de l’énoncé en contexte pose un problème de faisabilité. Ne considérer que le verbe conduit en revanche à un traitement inégal des entités à classer. En effet, « aimer » ne fonctionne pas de façon autonome (*Il aime/Il aime les pétoncles) contrairement à « écrire » (Il écrit). Ainsi, tandis que « aimer » reste un état quel que soit le syntagme nominal objet57, « écrire » peut osciller entre trois types de procès selon son environnement. « Quignard écrit » s’assimile à un état (Quignard est écrivain) ou une activité (Quignard est en train d’écrire). Avec certains syntagmes nominaux objets, il devient un accomplissement : « Quignard écrit un roman ». Se pose de surcroit le problème de la polysémie des déterminants. Les divers sens de « un » rendent l’énoncé « Cortot a joué un prélude » compatible avec les tests linguistiques « en une minute » (accomplissement) et « pendant une minute » (activité). Avec en, un (numéral cardinal) s’oppose à deux,

57 Même cette affirmation ne résiste pas tout à fait à l’épreuve du temps grammatical, puisqu’il est possible de dire : « Ce soir-là, Pierre aima Marie » où aimer glisse insidieusement vers l’activité.

trois, etc., avec pendant, un fait office de partitif (et exclut par

conséquent la coextensivité menant à la complétion du procès) (à propos des différentes lectures, voir notamment ASNES 2004, 177-178). Avec une durée quantifiée plus longue : « Cortot a joué un prélude pendant une semaine », pour des raisons pragmatiques, la lecture numérale cardinale est alors privilégiée.

À la suite FUCHS et al. (1991, 167-169), il nous parait donc judicieux de

considérer la catégorisation des modes de procès comme un continuum allant des états nécessaires aux réalisations instantanées.

État nécessaire État contingent Activité

Accomplissement Réalisation instantanée

Figure 43 – Le continuum des modes de procès

Comme nous l’avons vu, la zone d’instabilité la plus grande concerne surtout les activités, les accomplissements et les réalisations instantanées. Toutefois, les progrès de la médecine parviennent à rendre contingent ce qui naguère apparaissait comme un état nécessaire, à l’image de cet exemple tiré du tome 2 de Persepolis de SATRAPI (2001) : « À cette époque, Michael Jackson était encore noir ».