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Les notions d'espace (« space ») et de lieu (« place ») font l'objet d'une distinction dans les œuvres de certains critiques: si l'espace représente une dimension spatiale plus vaste, le lieu y est un « fragment » plus détaillé, une parcelle. Il s'agit ici d'envisager les deux comme des notions socioculturelles : le lieu n'est ni isolé, ni inanimé, mais partie intégrante du monde et de l'esprit humain, et donc redéfini sans cesse selon les personnages. Par exemple, les dessins dont LaMamo accompagne chacune de ses lettres évoquées aux pages 81, 108, 168, 233 décrivent un paysage intérieur qui est censé être lu et compris :

PS : I have included a sketch of the camp and the desert here, and the hills in the distance. The view of the hills sometimes reminded me of the hills at home. (MT : 81)

PS : I have sketched the oasis and the desert and camels on the back of this letter to give you an idea how it is hear in the desert. In the night it get cold and peaceful, and it sometimes reminds me of home. (MT : 108)51

Si le lecteur n'a pas accès aux dessins de LaMamo, il peut néanmoins les imaginer à travers ses mots ; ce sont donc eux qui « dessinent » ces paysages qui renvoient au lieu de son enfance, et qui fonctionnent comme une carte ou un texte dans son sens étymologique, enfin, comme un langage codé qui lie les deux frères au-delà des distances. Plus encore, ces paysages sont aussi censés remplacer ou compléter le message parfois écrit avec des fautes de langue par LaMamo, ici, « hear » au lieu de « here », ou « get » sans « s » à la troisième personne du singulier ; ce message, illustré aussi bien par des mots qu'à travers des cartes et dessins imaginés, est une preuve d'attachement à son frère jumeau et, de façon plus élargie, au lieu de ses origines (« home »).

La métaphore de la carte et de la cartographie est aussi très présente dans Becoming Abigail. Le goût de la protagoniste pour les cartes s’explique par son désir de comprendre et de dominer l’espace hostile de la ville de Londres où elle est contrainte d'habiter :

There was a quality of silence. An awe in the face of mountains that had kept their secrets for a millennia. This drew Abigail to maps. Not all maps. Old ones. Printed on paper that was more parchment. Big ones. That unrolled with the crackling promise of a flying carpet warming up. (…) It was possible to have any kind of dominion over a landscape. Over things. (BA : 71)

Cartographier signifie ici maîtriser l’espace pour le rendre sien, pour en faire son propre cadre de vie, intérieure et extérieure. Dans cette poétique des cartes, Abigail crée des lieux géographiques imaginaires à partir des régions et continents réels afin de s’approprier aussi son propre corps, qui est la cible des abus dans le roman court d'Abani, et y exercer une forme de contrôle ainsi que, paradoxalement, de liberté sur son propre sort. Ta-Nehisi Coates affirme d’ailleurs, en parlant de la perception du corps par les Noirs et les Blancs aux États-Unis pendant la ségrégation raciale puis dans les années 1980, que la véritable liberté, à une époque de fortes tensions sociales et politiques, signifie posséder son corps, l’avoir pour soi, le rendre véritablement sien et en disposer52. D’ailleurs, plus loin, la carte devient aussi un espace qui rejoint l’imagination et le corps :

51 Toutes les lettres de LaMamo à son frère contiennent des fautes de langue (grammaire, orthographe ou lexique).

52 Ta-Nehisi Coates, Une colère noire: Lettre à mon fils, trad. Thomas Chaumont, Paris: Autrement, (2015) 2016, p. 24-25.

And sometimes the alchemy of her state transmuted the parchment into her mother’s skin. The landmarks taking on a deeper significance. The Himalayas marking the slope of Abigail’s forehead, spreading into the Gobi desert. The hook of Africa became her nose. Australia her bottom lip. And the islands between India and Tasmania became the fragments of teeth bared in a smile. In true cubist form, the Americas were her eyes. Everything else became the imagined contours of her inner life. This is how Abigail spent many rainy afternoons, the cartographer of dreams. Of ghosts. (BA : 71-72)

Par ce travail cartographique métaphorique de l’ancienne métropole et de son centre politique , symbolique et surtout historique, la ville de Londres, le regard d'Abigail dans les deux fragments ci-dessus met en lumière une nouvelle vision de la « périphérie », le Nigéria comme ancienne colonie britannique, sur le « centre », les îles Britanniques avec Londres comme centre, pour utiliser le binôme du discours postcolonial de John Clement Ball, vision qui critique l'imaginaire et le fantasme colonial de la métropole comme ville-monde. Ce double regard est également présent dans la dernière citation de Becoming Abigail ci-dessus où les lieux géographiques mentionnés sont pour la plupart d'anciennes colonies britanniques. L’idée de conquête évoquée dans la première citation (« it was possible to have any kind of dominion over a landscape. Over things. ») est une interprétation inversée des vers de Dylan Thomas mentionnés plusieurs fois dans le roman (« Death shall have no dominion. », BA : 40), se construit comme un commentaire anti-colonial, comme une contre-colonisation et une critique de l'ancien pouvoir colonial et de l’influence souvent abusive de la culture occidentale contemporaine.

S’il est possible d’avoir de l'empire sur les choses, il n’est, en revanche, pas possible d’en avoir sur les personnes, les âmes ou les corps. Une fois de plus, ce renversement du regard occidental met en avant le personnage d'Abigail qui agit, conquiert et possède. La carte et le corps (« parchment of her own skin ») deviennent des lieux, des territoires qu’il faut posséder et savoir habiter afin de devenir véritablement libre.

L'espace est donc le lieu de l'intériorité des individus et de leur conscience, car paysages intérieurs et extérieurs sont construits en miroir : l'espace n'est pas seulement un lieu physique, il constitue aussi le reflet et le contexte de l'existence humaine, de la narration (dans le sens de con-texte, qui inclut le texte et le fait évoluer), selon Entrikin et Casey qui envisagent l'espace comme « contexte » (« context »53), comme facteur humanisé. L'espace a donc une double fonction d'objet et de sujet des espaces et des paysages, comme l’affirme aussi Cresswell54. La narration devient

53 J. Nicholas Entrikin, The Betweenness of Place. Towards a Geography of Modernity, London, Macmillan, 1991, p. 3.

ainsi un lieu d'identité des personnages car les paysages et les espaces géographiques évoqués sont des créations humaines en tant que projections et symboles de leur perception du monde.

Dans Measuring Time, les deux frères passent leur enfance à rêver d’ailleurs, de départ, d’évasion :

They'd stand on the highest hill, not far from their house, and watch the planes flying past- some days planes passed, some weeks they wouldn't- and they'd imagine themselves up there surfing the clouds, on their way to some faraway, interesting place, famous, without a care in the world. (…) They'd look at the pictures of women and skyscrapers and cars and stores and run their hands over the glossy paper, and then they'd sigh with longing. (MT : 25-26)

Le désir d'évasion et d'ailleurs géographique traduit au fond le désir d’être quelqu'un d'autre, de s’évader dans une autre identité comme il serait possible de le faire dans un autre espace. Il en est de même dans GraceLand, où Elvis se rêve dans un endroit imaginé et idéalisé :

“States is de place where dreams come true, not like dis Lagos dat betrays your dreams, ' Redemption would say. 'It is full of blacks like us, you know, American Negroes wearing big Afros, walking with style, talking anyhow to the police ; real gangsters, “ he continued. (G : 26)

Cet endroit idéal et inexistant est, en fait, une projection ; les personnages rêvent d'une utopie, dans le sens étymologique de non-lieu, d'une représentation spatiale lorsque la représentation qu'ils ont de leur village d'origine est trop étroite, voire étouffante, comme le montre la déscription du camp de réfugiés par LaMamo dans Measuring Time (« circled with wire, and sometimes it feels like prison. », MT : 233). L'ambiance carcérale, très présente dans Waiting for An Angel, fait écho au mouvement permanent chez LaMamo, comme chez Redemption et Lomba dans GraceLand, entre chez soi et ailleurs, entre l'appartenance et le dépaysement, puisque ses lettres finissent toujours par rappeler la maison familiale ou le paysage de Keti comme un retour aux sources: « But sometimes at night it is peaceful and quite and it reminds me of home. » (MT : 233). Si le personnage de Mamo incarne la figure de l'écrivain ancré dans sa terre d'origine, il a cependant besoin de l'esprit audacieux de son frère jumeau et de son expérience du voyage afin de connaître, bien qu'uniquement par procuration, l'ailleurs et l’évasion spatiale.

Le désir d’évasion vers un autre espace spatial et mental s'illustre à travers le jardin potager de Beatrice dans GraceLand :

It had to do with the smell of damp loam, (…), or the satisfaction of earth worked between her

basic level, is space invested with meaning in the context of power. » (Tim Cresswell, Place : A Short

fingers that made Beatrice return to her little garden in spite of the doctor's orders to stay in bed and rest. This was more relaxing than any rest, she thought as she weeded the plant beds until they shone.

(…) After a few minutes of rest, she returned to work on the plant beds. Each bed was carefully loved and tended. Beatrice was only truly happy amid the rows of green pepper stalks ripe with yellow and red fruit, in this place perfumed with curry leaves and thyme and the most fragrant of herbs, ahunji.

(…) she felt guilty about using her able time this way, to work on her garden. But she needed this. (…) She tried to explain to him that the neat beds, the soft crumbly earth, the deep green of the okra, the red and yellow peppers, the delicate mauve flowers of the fluted pumpkin, were important to her in ways she had no words for. (G : 34-36)

Le « jardin secret » de la protagoniste, suggéré par le jeu de mots dans l'expression « secret garden », est le seul endroit dont elle est maîtresse et sur lequel elle agit réellement. Les pronoms possessifs le montrent bien. L'expression « her garden » est répétée deux fois aux pages 34 et 35, suivie de « my garden » page 36 : il s'agit de posséder son espace, comme dans la réplique d'Ifemelu au début de cette sous-partie, et de le faire grandir et évoluer comme un véritable travail spirituel et artisanal à travers des expressions comme « return to her little garden », « work on her garden ». L'allusion aux mots de Candide dans l’œuvre éponyme de Voltaire (« Je sais (...) qu'il faut cultiver notre jardin. »55) appuie encore davantage l'idée de travail assidu de son territoire, travail dont le but est de cueillir les fruits au sens propre et figuré tout comme l'idée d'un travail consistant à se cultiver soi-même afin de s’élever, de s’améliorer.

Il est question d’élévation dans GraceLand, mais surtout de révélation : l’espace du jardin est construit comme une parenthèse spatiale où Beatrice peut s’arracher à un quotidien précaire afin de se révéler à elle-même et à son fils, à travers son journal. Le jardin équivaut donc à un lieu métaphorique. Les lieux évoqués jusqu'ici sont tous des lieux imaginés, qui définissent des personnages individuels, comme Mamo dans Measuring Time ou Beatrice dans GraceLand, aussi bien que des communautés, tel le village de Keti dans Measuring Time. On observe donc un rapport en permanent mouvement entre communauté et individu par et à travers le langage métaphorisé et métaphorisant.

Dans Becoming Abigail, les paysages sont décrits autant qu’ils sont « peints » par le langage poétique :

She was lying face down over a large map spread out on the living room floor, studying it intently. (…) There was something in the way the Amazon curled up, all green and fresh like a new fern unfurling, that reminded her of a story she had read somewhere about a Chinese poet (…) he was famous for the beautiful landscapes he created in low wide-lipped terra-cotta pots (…). (BA : 30)

Avec son une accumulation d’effets visuels, l'énumération construit une poétique des paysages qui traduisent un voyage et un langage intérieur (« studying it intently ») : au milieu des cartes et des paysages, Abigail se sent dans son élément (« lying face down over a large map spread out on the… floor »). À travers ce voyage imaginaire dans des contrées éloignées, Abigail échappe à la triste réalité quotidienne, cherchant un dépaysement symbolique, une réalité alternative, propice à une auto-réinvention, à une identité possible.

Le même effet visuel est également présent dans Waiting for An Angel dans la composition de l'article de Lomba, similaire à celle d'un paysage, une peinture littéraire, que le lecteur lit et voit en même temps. Cela est vrai aussi parce que le temps utilisé est le présent qui met l'accent sur l'immédiateté du décodage, de la lecture des images « dépeintes » à travers le langage :

I use my street, Morgan Street, as a paradigmatic locale, the fuel scarcity as the main theme. The long lines of cars waiting for fuel at petrol stations and obstructing traffic I use as a thread to weave together the various aspect of the article (…). For local colour, I bring in the aged and the dying to peep through open windows into the street at youths holding roach communions at alley-mouths- passing the stick from hand to hand, with knives and guns in their pockets, biding their time. (WA : 113)

L'analogie entre les mots et les coups de pinceau du narrateur-peintre (« I place », « I position », « I use », « I bring in ») donne à cette description littéraire la force d'évocation d'une peinture. La même démarche est décrite dans la partie « Kela » à travers la longue description de la Poverty Street par le narrateur aux pages 119-120 et ainsi qu'aux pages 121 et 126 : « Poverty Street's real name was Morgan Street, one of the many decrepit, disease-ridden quarters that dotted the city of Lagos like ringworm on a beggar's body. » (WA : 120).

Cet espace extérieur introduit progressivement le personnage de Joshua dans la sous-partie suivante à travers le regard et la voix narrative de Kela ; en dressant le portrait de cette rue et de ses habitants, le narrateur fait aussi écho aux conditions de vie précaires qui brisent les rêves, comme le montre l'histoire d'amour tragique entre Joshua et Hagar. Dans l'essai intitulé « Charles Dickens and the Morbid Fragment » de l'ouvrage A Plea For Eros, Siri Hustvedt analyse dans l’œuvre de Dickens cette même idée de fusion du monde extérieur, comme l'espace, les autres personnages, les codes socioculturels, et de la sphère intime (« The outside also becomes us. »56). Si ce qui est en dehors est transposé ou transposable à l’intérieur de soi, autrement dit si les limites entre dedans et dehors sont floutées, ceci est rendu possible, dans le roman de Habila, par l'intermédiaire du langage qui donne à l’espace extérieur une dimension poétique. Le paysage devient ainsi paysage

intérieur, miroir des personnages et de leur état, comme le sont les lettres de LaMamo à son frère dans Measuring Time ou les cartes dessinées par Abigail dans Becoming Abigail. Vanessa Guignery l'explique également dans son analyse du trope de la forêt chez Ben Okri :

[It is] a redefinition of the notion of space and representation that blurs the frontier between the visible and the invisible, between “landscapes within” and “landscapes without” to turn them into a multiplicity of concomitant places, worlds, realities.57

Cet effet de miroir entre mondes extérieur et intérieur est aussi construit par un cadrage du regard à travers une architecture de l’espace narratif. Dans GraceLand, le lecteur découvre la ville de Lagos à l'aube (l'aube du roman aussi, car cette ouverture se fait dans le premier chapitre avec la phrase : « “Welcome to Lagos, Nigeria.” », G : 12). L’œil du personnage focalisateur devient alors presque l'œil d'un démiurge : ce n'est pas la ville de Lagos que l'on regarde ou lit lit, mais le regard d’Elvis qui se déploie ensuite sur et à partir du paysage (« It was a nice day. ») sur lequel est construit le roman d’Abani. Le syntagme « the open window » (G : 12) ouvre le roman aux yeux et à l’imagination du lecteur sous la forme littérale d'un espace, d'un territoire littéraire.

D'autre part, dans Measuring Time, le cadrage s'effectue davantage par l'intermédiaire de l'écriture de Mamo : « He wrote... » (MT : 17). Plus loin, l'histoire du mariage (« the wedding story ») équivaut à la photographie (« wedding picture », MT : 23) qui acquiert ici un double sens :

As they grew older, the twins saw that in the wedding picture the glow on their mothers' cheek hid an incipient dark tinge of sadness and apprehension, and their father's smile had a nervous sneer at the edges, and though the couple held hand, they leaned away from each other, looked away from each other, as if both were looking into the congregation from deliverance. (MT : 23)

Dans ce fragment, c'est le regard des jumeaux qui change avec le temps et l'expérience et qui oriente aussi la perception du lecteur sur les événements, notamment ici sur le sort tragique de Tabita, vue comme une victime, et le cynisme de Lamang.

Le même cadrage du regard, mais cette fois à travers l'image de la photographie, est présent dans Waiting for An Angel : dans le chapitre « Kela », où le protagoniste est un observateur par excellence de la vie de ses amis, son professeur Joshua et sa petite amie Hagar, Lomba, sa tante Auntie Rachel, l'image des photographies (« black and white pictures », WA : 140) retrace le passé d'Auntie Rachel. Pareillement, dans Purple Hibiscus, le regard de Kambili (« I stood by the door », PH : 115) encadre la scène.

57 Vanessa Guignery, « Landscapes Within, Landscapes Without : The Forest and Other Places in Ben Okri's The Famished Road ». Études Britanniques Contemporaines, 47 / 201, p. 21.

Dans Half of a Yellow Sun, Ugwu voit les portes de l’université de la ville de Nsukka (« university gates », HYS : 3) et y entre, emmenant le lecteur avec lui. Plus encore, c'est la voix d'Odenigbo répondant à Ugwu (ici avatar du lecteur) et l'invitant dans la maison qui ouvre de facto le roman : « 'Yes ? Come in !' » (HYS : 4). Il s'agit ici d'une invitation à entrer dans l'histoire aussi bien que dans la maison qui deviendra un des principaux espaces narratifs du roman. À cette ouverture symbolique des portes de la ville universitaire devant Ugwu s'oppose de manière symétrique la scène finale dans la même maison d'Odenigbo : « [Olanna] went to the window. » (HYS : 432). Olanna se remémore ainsi sa vie d'avant emportée par la guerre. Cette image des deux personnages principaux dans l'encadrement de la fenêtre, est aussi illustrée par les photographies (« enclosed pictures », HYS : 432) qui sont des vestiges d'un autre temps, d’une autre vie, d’un autre soi.

Cette image du cadre de la porte se refermant en même temps que l’histoire s’achève