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sardauna136 Sir Ahmadu Bello et Samuel Akintola furent assassinés par des groupes de rebelles igbo conduits par Chukwuma Nzeogwu. Cet événement mena à la diabolisation de l'ethnie igbo par le reste du pays, et devint un prétexte de haine à leur encontre les années suivantes. Achebe explique cette haine à travers le caractère des Igbos : « [they were] receptive to change, individualistic, and highly competitive »137. Cette rivalité entre les Igbos et les autres ethnies, qui n'occupent pas les mêmes fonctions publiques et n'ont, par conséquent, pas la même influence sur la scène nationale, est pour lui une preuve de la supériorité des Igbos. Si, en tant que membre du groupe igbo, les propos d'Achebe ne peuvent être neutres, Wole Soyinka, d'origine yoruba, a également pris le parti du Biafra pendant la guerre et a dénoncé les crimes du gouvernement nigérian contre tous les peuples réfugiés du Biafra, non seulement les Igbos qui en ont été les principales victimes, mais aussi les Yorubas, Ibibios ou Efiks, également victimes des massacres et des privations imposés par le gouvernement nigérian.

Beaucoup d’événements de cette période de guerre trouvent leur écho dans le roman Half of a Yellow Sun : par exemple, les pogroms envers les Igbos (persécutés parce qu’ils furent considérés comme responsables des assassinats des généraux Ironsi et Fajuyi en juillet 1966, après le contre coup d’État du général Murtala Muhammad) sont illustrés à travers l'assassinat de Mbaezi, Ifeka et Arize à Kano, et constituent la source du traumatisme d'Olanna.

Un autre moment événement important évoqué dans le roman est la déclaration de sécession du Biafra dans le discours d'Ojukwu, ratifiée en 1967 par l'accord Aburi :

I do hereby solemnly proclaim that the territory and region known as and called Eastern Nigeria, together with her continental shelf and territorial waters, shall henceforth be an independent sovereign state of the name and title of The Republic of Biafra. (HYS : 161-162)

Si le discours du général est ici rapporté fidèlement pour ancrer le récit dans une époque bien précise (procédé que Paul Ricœur appelle « l'historicisation de la fiction »138), la présence des italiques dans le texte opère une distanciation avec la réalité historique qui marque une séparation symbolique avec le Nigéria et avec les autres ethnies, notamment du Nord du pays. À travers ces mots, la figure d’Ojukwu, qui est ici fictionnalisée, bien qu’elle ait une origine historique réelle, fait naître l’État du Biafra en séparant les deux moitiés du territoire du Nigéria. Cela est d’autant plus vrai que cette déclaration d’indépendance fut une nécessité déclenchée par les violences subies par

136 Le terme désigne un dirigeant traditionnel du nord du pays.

137 Achebe, There Was, p. 74.

les populations du sud et en particulier les Igbos, indépendance à laquelle les armées du nord répondirent de façon très violente.

Pour Achebe, la répression des armées nigérianes du général Yakubu Gowon, qui déclencha la guerre et les blocages économiques, est le fruit d'une intervention policière (« police action »139) pour montrer l'existence d'un lien entre la violence de ce conflit et l'occupation coloniale britannique. Une nouvelle forme de colonisation par le Nigéria est mise en avant dans l'analyse d'Achebe d'autant qu'elle engendre de nouvelles failles identitaires qui se trouvent encore plus accentuées, comme s'il ne manquait que ce conflit pour faire exploser de vieilles tensions interethniques. Cette tension apparaît aussi dans Half of a Yellow Sun :

“Did your cousins die ? Did your uncle die ? You're going back to your people in Lagos next week and nobody will harass you for being Yoruba. Is it not your own people who are killing the Igbo in Lagos ? Didn't a group of your chiefs go to the North to thank the emirs for sparing Yoruba people ? So what are you saying ? How is your opinion relevant ?”

“You insult me, Odenigbo.”

“The truth has become an insult.” (HYS : 174)

Dans ce dialogue entre Odenigbo et Laura Adebayo, collègues et vieux amis, Odenigbo estime que l'opinion d'une personne compte (« relevant ») seulement dans la mesure où l'interlocuteur est une victime de la guerre. Les opinions de Miss Adebayo ne sont prises en compte que par rapport, et surtout par opposition, à l'expérience d'Olanna. Les relations d'amitié sont brisées dans le contexte de la guerre qui augmente les différences ethniques, et contribue donc à transformer non pas les identités, mais plutôt les modalités et les critères d’identification des personnages par rapport à l’ethnie d’origine qui est, dans ce contexte de guerre civile, censée positionner l’individu en tant que vandale ou réfugié.

Même si elle a profondément scindé la société nigériane, la Guerre du Biafra constitue également l'image symbolique de cette mémoire collective dans le sens que lui donne Jacques Le Goff, à savoir le centre des préoccupations sociales observées au cours du XXe siècle140. Ces préoccupations s'incarnent dans des efforts pour à la fois unifier un pays ravagé par la guerre et fédérer une conscience collective et transformer cet événement traumatisant en une force artistique créatrice. Ces préoccupations (re)créent ainsi le Biafra comme espace littéraire et fictif, comme l’écrit Nelly Segers selon qui, chez les écrivains des années 1960 et 1970, donc de la deuxième

139 Ibid., p. 128.

génération nigériane, comme Buchi Emecheta, Gabriel Okara, Wole Soyinka, Flora Nwapa, la guerre « n’est pas une simple toile de fond, mais un outil de mémoire »141. Cet outil est donc le produit d’une construction littéraire à travers chaque roman, chaque voix narrative et chaque expérience de la guerre des auteurs. Par exemple, Segers évoque le poète Christopher Okigbo qui y a laissé sa vie.

Si l’espace de la guerre est un espace littéraire de l’imaginaire, il s'agit pourtant d'un espace fragmenté: la spatialité et la temporalité sont éclatées à la fois par la pluralité des expériences, des voix qui les racontent et des échos qui multiplient ses facettes, comme dit encore Nelly Segers : « La guerre engendre des récits, des fables qui se multiplient et se croisent. Le Nigéria scindé fournit l’unique décor, mais cette expérience originale en donne une vision symbolique et esthétique à chaque fois renouvelée. »142

Il s’agit donc d’une double fonction de l’espace-temps littéraire du Biafra : scinder l’unité géopolitique du pays pour ensuite regrouper les expériences individuelles et collectives dans toute leur hétérogénéité afin de donner une image non pas unitaire, mais au contraire kaléidoscopique d’un monde éclaté. De quel langage littéraire la troisième génération d’écrivains nigérians se sert-elle pour parler de cette guerre comme agent identitaire, créateur ou destructeur ?