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L'imaginaire colonial à l’époque de l'indépendance

LA CONSTRUCTION DE L'IDENTITÉ

1. L'imaginaire colonial à l’époque de l'indépendance

L'indépendance du Nigéria le 1er octobre 1960 après près de cent soixante ans de domination britannique marque un tournant fondamental dans la littérature de l'époque. La première génération d'écrivains nigérians s'engage alors dans la construction d'une littérature nationale qui raconte l'histoire de ce pays. À propos du contexte historique et culturel de l'émergence de la première génération d'écrivains nigérians, dont Chinua Achebe, Christopher Okigbo, Elechi Amadi ou Chukwuemeka Ike, dans les années 1950 au Government College Umuahia, Terri Ochiagha affirme : « No longer tasked with the formation of functionaries to occupy positions in the intermediate echelons of the colonial administration, Nigeria's elite schools became training grounds for intellectual leaders. »16 À la veille de l'indépendance, une pépinière d'intellectuels et d'artistes est donc en train de se former au Nigéria : par exemple, le roman Things Fall Apart a été conçu et écrit par Achebe au University College Ibadan avant d’être publié à Londres et de devenir un succès mondial. Ces intellectuels seront des véritables pères fondateurs d'une culture nationale.

Les écrivains dits « classiques » comme Chinua Achebe créent des personnages emblématiques, à l'instar d'Okonkwo dans Things Fall Apart ou Ezeulu dans Arrow of God qui contribuent à façonner, entre autres, une certaine vision de l'histoire nationale du Nigéria. Un des thèmes de prédilection de l’œuvre d'Achebe, en l’occurrence, est le rapport entre les colonisateurs et les autochtones. Robert Butlin affirme à ce sujet : « [Colonialism] applies to the specific local(e)s of overseas imperial control, including the means used on the ground, including European settlement, to suppress or modify indigenous cultures and modes of living. »17 Même si le Nigéria faisait encore partie de l'Empire britannique au moment de la publication de ce roman, ce rapport entre les deux cultures est nécessairement conflictuel et constitue un des événements historiques les plus évoqués dans la littérature de cette période car il montre à la fois l'image d'une réalité historique,

16 Terri Ochiagha, Achebe and Friends at Umuahia : The Making of a Literary Elite, Woodbridge, Suffolk, James Currey, 2015, p. 10-11.

17 Robert Butlin, Geographies of Empire, European Empires and Colonies, c.1880-1960, Cambridge, Cambridge University Press (2009), 2010, p. 38.

dont les traces étaient bien visibles dans les années 1950, et la démarcation claire avec ce passé tourmenté et douloureux afin de construire un présent prometteur.

Dans Things Fall Apart (1958), Okonkwo, un des hommes les plus respectés de sa communauté, vit le drame du déchirement de son village et de sa famille provoqué parl'arrivée des colons britanniques. Néanmoins, loin d’être purement dichotomique dans la représentation des deux cultures, Achebe souligne bien le fait que ce conflit existait déjà auparavant entre les différents villages et les chefs, sous la forme des tensions liées au prestige et au pouvoir ; au début du roman, Okonkwo est lui-même obsédé par l'acquisition des titres et des biens pouvant lui racheter l'honneur et la richesse perdus par son père Unoka.

Si le roman illustre, certes, la perte d'une forme d'unité de la société igbo traditionnelle, la question d'une véritable unité globale préexistante devient presque illusoire, car cette société n'a jamais été véritablement soudée avant l'arrivée des colons. Okonkwo, le personnage le plus déchiré de Things Fall Apart, est d'autant plus en proie à un dilemme existentiel qu'il est obsédé par l'idée de préserver l'unité de son peuple comme moyen de maintenir son propre style de vie. Le roman peut se lire comme la représentation de la peur d'affronter ses propres angoisses et ses propres failles, lesquelles montrent à Okonkwo que c'est bien son monde intérieur qui s'effondre aussi.

Le même dilemme est présent dans Arrow of God (1964), où Ezeulu, le protagoniste, accepte d'envoyer son fils à l'école britannique, mais refuse de passer outre la volonté du dieu Ulu. Il en est de même dans No Longer At Ease (1960), où l'idéalisme d'Obi consiste à croire en la toute-puissance de l'éducation britannique et d'ignorer les réalités du terrain, comme les pots-de-vin ou la discrimination des osu, catégorie mise à l'écart par la société traditionnelle igbo, une fois revenu au Nigéria. En d'autres termes, si « le symbolisme est un “langage” à la portée de tous les membres de la communauté et inaccessible aux étrangers », comme l'écrit Mircea Eliade18, un code culturel partagé et fédérateur de la communauté, la tradition moderne des pots-de-vin qui illustre la corruption du pays ne représente plus le langage d'Obi, pas plus que celui des coutumes et des pratiques religieuses de sa famille. Le monde où Obi retourne après ses études en Angleterre n'est plus le même, il ne s'y sent littéralement plus chez lui, comme l'indique le titre de l’œuvre.

Le drame du personnage illustre une crise identitaire qui est une crise des référents et des modèles identitaires : tel est le cas pour les tensions qui ont suivi l'indépendance du Nigéria car le modèle colonial a été et continue d’être contesté, mais fait partie fatalement de la constitution du pays à l'époque contemporaine : « de l'acculturation forcée (résultat de la colonisation), il résulte

souvent une identité parcellaire, une hétéroculture », « un dualisme culturel », « une ambivalence identitaire » selon Alex Mucchielli19. Cette tension pluralise la notion d'identité et remet en cause non seulement la légitimité du passé colonial dans l'histoire contemporaine du pays, mais aussi certains aspects des cultures et traditions autochtones. Les deux modèles perdent alors leur fiabilité et se montrent instables.

Les trois romans de la trilogie africaine d'Achebe se situent sous le signe du renversement du monde, de l'effondrement des valeurs, du chaos qui s'empare de l'ordre. Si à la fin du XIXe siècle ce renversement correspond à l'arrivée des colons et au début de la domination britannique en pays igbo, la figure du colon européen, un personnage qui représente le facteur « de trop » dans l’équation des conflits internes des autochtones chez Achebe, n'est pas le produit d'une construction binaire simpliste. Em effet, dans Things Fall Apart, les deux missionnaires à la tête de la communauté chrétienne britannique installée à Umuofia sont très différents : Mr Brown est ouvert d'esprit, curieux, tolérant, il respecte et est respecté par les Igbos du fait de son art oratoire. D'autre part, Reverend John Smith est tout le contraire : déterminé à faire changer ce qu'il appelle le climat de compromis de son prédécesseur (« He condemned openly Mr Brown's policy of compromise and accommodation. »20), il méprise les Africains et voit la conversion au christianisme comme une mission civilisatrice : « He saw things as black and white. And black was evil. He saw the world as a battlefield in which the children of light were in mortal combat with the sons of darkness»21. C'est finalement cette vision qui est critiquée par Achebe, à savoir l'absence de nuance, d'équilibre et de distanciation par rapport à l'autre, le regard qui manque de perspective.

Avec le temps, cette vision de la conquête britannique et de la figure du colonisateur européen a évolué surtout parce que les auteurs des générations suivantes n'ont plus eu à démontrer et à mettre en valeur l'indépendance de leur pays ainsi que l'existence d'une histoie autochtone. Cet effondrement des valeurs transposé au Nigéria de la fin du XIXe n'est plus relié à la présence des colons. Pourtant, cette présence et ce regard étrangers et nouveaux des personnages occidentaux apparaissent dans nombre d’œuvres des écrivains nigérians, y compris les auteurs du corpus. Qu'en est-il alors de la représentation du regard des Européens sur les sociétés nigérianes, traditionnelles ou modernes, dans la littérature nigériane du début du XXIe siècle ?

Dans Half of a Yellow Sun, c'est le personnage de Richard, le compagnon britannique de

19 Alex Mucchielli, L'identité, Paris, Presses Universitaires de France, (1986) 2013, p. 112.

20 Chinua Achebe, Things Fall Apart, London, Penguin Books, (1958) 2010, p. 174.

Kainene, qui illustre ce regard autre à la fois sur la culture traditionnelle igbo et sur la société nigériane postindépendance, car Richard immigre initialement au Nigéria pour étudier l'art traditionnel igbo-ukwu. Pourtant, malgré son éducation et sa grande ouverture d'esprit, les réalités culturelles, sociales et politiques, surtout au moment de la Guerre du Biafra, dépasseront ses attentes.

Richard rappelle le type de personnage que Mary-Louise Pratt nomme « l'homme qui regarde » (« the seeing-man »22), celui qui voit et domine, faisant référence au sujet européen masculin qui veut s'approprier l'espace et s'arroge le droit d'identifier l'autre dans un contexte colonial. Le comportement et les aspirations de Richard le rapprochent ainsi de la figure de l'explorateur au temps de colonies : ce personnage est souvent représenté comme le conquérant d'un espace peuplé par des habitants aux mœurs et coutumes jugés inférieures aux siennes. Sa mission est, dans la littérature de l'époque, de civiliser cet espace et ces populations pour les rendre aussi semblables que possible à son propre pays. En effet, l'exploration23 comme outil de conquête est revisitée surtout dans Half of a Yellow Sun où la sarcastique Kainene appelle Richard « un explorateur moderne du Continent noir » (« a modern-day explorer of the Dark Continent », HYS : 62), réplique qui fait écho aux mots d'Ilyia dans Measuring Time : « how you came to Africa to save the natives from themselves » (MT : 162).

Si le regard de Richard sur le Nigéria et les autochtones peut être lu comme une réminiscence du regard de l'Européen, l'écriture de ses livres The Basket of Hands et The World Was Silent When We Died, imbriqués dans l'hypertexte du roman, représente plutôt une tentative de mieux connaître ce monde qu'il aime profondément et où il se sent chez lui, et rend son statut plus complexe. Françoise Ugochukwu affirme d'ailleurs que

Richard est le seul qui sait lire les signes avant-coureurs du coup d’état de juillet 1966 (...) sa présence donne à ce roman [Half of a Yellow Sun] sur le conflit biafrais une dimension internationale. Il est le seul personnage capable de comparer la guerre avec les autres massacres qu'il connaît (…) il représente une nouvelle génération d'étrangers.24

Il s'agit donc d'une remise en question de la figure de l'étranger comme Autre. En effet, s'il est surpris au début par certains aspects de la vie nigériane, Richard s'adapte à la vie des autres

22 Mary Louise Pratt ed., Imperial Eyes. Travel Writing and Transculturation, London, Routledge, 1992, p. 7.

23 Butlin, op. cit., p. 245.

24 Françoise Ugochukwu, Biafra, la déchirure: sur les traces de la guerre civile nigériane de 1967-1970, Paris, L'Harmattan, 2009, p. 142.

personnages igbos : il devient l'ami d'Olanna et Odenigbo et s'intègre vite dans leur cercle de Nsukka, apprend la langue igbo, ne quitte pas le pays pendant la guerre et y demeure après la disparition de Kainene. Ceci est un signe que, au contraire d'Obi dans No Longer At Ease, il est chez lui sans pour autant être un autochtone et se veut ainsi une figure entre-deux plus qu’une figure de l’Autre.

Si Ugochukwu compare dans son ouvrage les Igbos et les juifs. en analysant les témoignages des journalistes de l'époque sur leur statut de victimes pendant la Guerre du Biafra, le personnage de Susan, la compagne de Richard au début du roman d'Adichie, le fait aussi, mais dans une perspective bien différente :

“There are lots and lots of Igbo people here―well, they are everywhere, really, aren't they? Not that they didn't have it coming to them, when you think about it, with their being so clannish and uppity and controlling the markets. Very Jewish, really.” (HYS : 154)

Ces observations, par ailleurs antisémites, représentatives de l'attitude des Britanniques expatriés à Lagos sur le Nigéria, dénotent une condescendance que Richard ne partage pas, signe qu'il n'est pas un « Blanc comme les autres », mais presque une figure de l'anti-colon moderne : il est timide, impuissant au début de sa relation avec Kainene. Par opposition, c'est Susan qui représente une figure d'autorité car elle se sent supérieure aux femmes noires qu'elle ne prend pas pour des rivales et parle du pays et de ses habitants avec autorité (« She spoke with authority about Nigeria and Nigerians. », HYS : 54).

Plus généralement, dans le contexte de la littérature nigériane contemporaine, la version moderne du choc entre colons et natifs prend aussi la forme des micro-chocs culturels quotidiens. Par exemple, dans Americanah, la voix narrative décrit une découverte moderne de l'Amérique à travers les observations d’Ifemelu sur la vie quotidienne, comme les repas entre amis :

Alison or one of the others would buy her meal. But when the waitress brought the bill, Alison carefully began to untangle how many drinks each person had ordered and who had the calamari appetizer, to make sure that no one paid for anybody else. (A : 129)

ou les manières qu'on les couples de se comporter en public :

[Philadelphia] was intimate but not provincial: […] she saw young couples clutching each other, kissing each other from time to time, as if they feared that, if they unclasped their hands, their love would dissolve, melt into nothingness. (A : 123)

vers les Occidentaux de la protagoniste fait de l'Amérique un monde exotique, étranger à soi et à sa propre culture. On peut donc dire qu'il existe non plus seulement un regard unique des Européens sur les Nigérians, mais bien un jeu de regards qui se soutiennent et se font écho réciproquement. Le regard surpris, voire inhibé de Richard lors de sa première rencontre avec Kainene (« She was watching him ; he felt adolescent with her gaze on him. », HYS : 59), fait écho au regard audacieux de celle-ci.

Ce nouveau rapport entre l'ancien colonisateur et l'ancien colonisé apparaît chez les trois écrivains de la troisème génération. Le contexte et certains personnages, comme Obierika de Things Fall Apart, sont revisités par Adichie dans la nouvelle « The Headstrong Historian » : l'expression « the redemption of black heathens » (« The Headstrong Historian », TAN : 209) fait écho à la phrase finale du roman d'Achebe, The Pacification of the Tribes of the Lower Niger, le titre donné par le District Commissioner à son livre sur les Igbos après la conquête du pays25. Dans la même veine, Professor Ezeka, l'ami d’Odenigbo, affirme lors d'une soirée avec ses amis dans la maison de Nsukka : « tribe as it is today is as colonial a product as nation and race. » (HYS : 20). Il met donc en avant l'invention de la nation et de la race par des autorités qui ne sont pas africaines, et ne ne sont donc pas adaptées aux réalités africaines.

La religion se veut aussi un véhicule de transmission des valeurs européennes ; déjà amplement présent dans la trilogie d’Achebe, elle joue aussi un rôle important dans Purple Hibiscus où elle est pratiquée par Eugene sous une forme dictatoriale, le personnage ayant lui-même une attitude de colonisateur dans sa manière de contrôler sa famille et son foyer. Il est devenu lui-même un produit de cette assimilation coloniale encore visible dans les années 1980-1990.

On retrouve également dans GraceLand des traces de cette influence coloniale lointaine : « 'No forget de whites create de demand.’ » (G : 243) dit Elvis critiquant le trafic d'organes auquel il prend part sans le savoir. La même idée de trahison historique sera soulevée plus tard dans Half of a Yellow Sun avec la mise en parallèle des histoires personnelles de deux sœurs et de leurs infidélités concomitantes avec l'éclatement de la Guerre du Biafra, lesquelles ouvrent sur une vision sombre de l'Histoire à plus grande échelle.

Après cette analyse des représentations de l'imaginaire colonial et avant de voir les manières dont l'identité nationale, géographique, historique, culturelle se construit dans les œuvres du corpus, un bref point historique sur le Nigéria à l’époque de l'indépendance nous semble nécessaire. Parmi les pays ouest-africains, le Ghana fut le premier à obtenir son indépendance en 1957. Cet

événement déclencheur a entraîné nombre d'indépendances sur tout le continent et surtout pour le Nigéria, le voisin et le « rival » du Ghana26.

Le discours du Premier ministre Abubakar Tafawa Balewa en 1959 montre combien l'idée de nation et d'unité était au centre des préoccupations de l'État : « when we have our own citizenship, our own national flag, our own national anthem, we shall find the flame of national unity burn bright and strong. »27 En répétant deux fois le possessif « our own », ce discours met en avant non seulement un désir de « propriété » sur la future nation nigériane indépendante, mais également un désir d'unité au sein d'un pays où le pouvoir local était dominé par les différents groupes ethniques. Ainsi, le nord était surtout dominé par les Haussas / Fulanis, le ouest par les Yorubas et le sud-est par les Igbos.

Plus qu'un discours politique, ce fragment montre la fragilité d'un pays qui, à la veille de son indépendance, est partagé entre l'exercice local et l'exercice national du pouvoir. Martin Meredith écrit à ce sujet :

Primary loyalty remained rooted in tribal identity. Kinship, clans and ethnic considerations largely determined the way people voted. The main component of African politics became, in essence, kinship corporations. 28

L'affirmation de Chinua Achebe, qui soutient que l'indépendance nigériane est un succès de la communauté igbo29, est un autre argument en faveur du fait que non seulement les hommes politiques, mais aussi les intellectuels de l’époque, engagés dans la construction d'une littérature qui reflète une conscience nationale comme il a été montré auparavant, restent attachés à leur groupe ethnique d'origine tout en se considérant des citoyens de ce nouveau pays.

Depuis l'indépendance et jusqu'au début du XXIe siècle, ce sont donc les manières de construire et de représenter la nation comme le reflet d'une unité et d'une identité communes qui figureront au centre de notre analyse. Notion aux multiples sens, nation signifie d'abord espace, territoire. Dans la partie suivante sera envisagée la construction de la nation comme récit, puis de l'espace en tant qu'agent identitaire aussi bien dans sa dimension géographique que comme

26 Chinua Achebe, There Was a Country, London, Allen Lane, 2012, p. 40-41.

27 Fragment cité dans Martin Meredith, The State of Africa : A History of the Continent Since

Independence, London, Simon & Schuster, 2005; 2006, p. 157. 28 Meredith, op. cit., p. 56.

29 « This group, the Igbo, (…) gave the colonizing British so many headaches and then literally drove them out of Nigeria. » (Achebe, There Was, p. 67).

métaphore de l'espace littéraire et de l'écriture. Enfin, la figure de l’écrivain y joue un rôle important dans la représentation littéraire de l'espace et du temps, ou de l'Histoire.