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c) Le drapeau, l’hymne et l’influence des médias dans le dénouement de la guerre

Si le drapeau biafrais donne son titre au roman d'Adichie et à l'adaptation filmique réalisée par Biyi Bandele en 2013150, cela s'explique parce qu’il est la métaphore de la naissance pleine d'espoir et du changement qui traversent les époques et les générations :

Red was the blood of the siblings massacred in the North, black was for mourning them, green was for the prosperity Biafra would have, and, finally, the half of a yellow sun stood for the glorious future Biafra would have. (HYS : 281)

Si l'espoir et le patriotisme sont omniprésents dans la description d'Adichie, le modal would nuance et jette une ombre de doute sur ce symbole national. Plus encore, des termes comme « blood », « massacre », « mourning » rappellent le sacrifice et la mort, et transforment donc ce symbole d'optimisme en une métaphore de la fragilité et de l'instabilité de la vie, donc de la vie côtoyant la mort.

En parlant du drapeau biafrais, qui représente une moitié de soleil levant sur fond tricolore rouge, vert et noir, Achebe commente à son tour le choix des couleurs du philosophe jamaïcain panafricaniste Marcus Garvey (1887-1940), un des théoriciens de ce courant ayant beaucoup influencé les mouvements nationalistes africains:

The red in Garvey's conception highlighted the blood that links all people of African ancestry, as well as blood shed during slavery and liberation struggles around the globe. In the Biafran context it was used to represent blood shed during the pogroms and the quest for independence.

The black was seen as the affirmation of 'an African nation State' by the UNIA-ACL [Universal

Negro Improvement Association and African Communities League]. The green in both Garvey's and Biafra's concepts stood for Africa's abundant natural wealth and resources, and its radiant future. The Biafran flag also highlighted these aspirations with a rising golden sun and rays representing the eleven original provinces in the republic.151

À travers la voix d'Achebe, Garvey donne une dimension panafricaniste évidente au drapeau et, plus généralement, à l’État biafrais. Le panafricanisme en tant que

doctrine formulée (…) dans les Antilles britanniques à la fin du XIXe siècle... [et qui] s'affirmera au cours des différents congrès qui jouèrent un rôle de ferment idéologique et de caisse de résonnance aux revendications anticoloniales 152

est évoqué ici pour affirmer une identité africaine en opposition avec l'identité coloniale imposée par les empires européens ainsi que pour insister sur sa spécificité « locale », pré-européenne. Cependant, ce désir d'unité spécifique s’avère risqué si l'on pense à la diversité des groupes ethniques et linguistiques mentionnée précédemment, ce qui met en cause cette idée d'unité africaine à l'échelle du continent. Achebe appelle ceci « un Etat africain » (« an African nation State »).

L'hymne biafrais, « Land of the Rising Sun », dont Achebe transcrit les paroles sont transcrites pages 151-153 dans le même ouvrage, fut composé par Nnamdi Azikiwe dont la figure du poète Okeoma dans Half of a Yellow Sun est l'avatar. Si aux yeux d'Ojukwu la musique de l'hymne est celle la symphonie Finlandia (1899) du compositeur finlandais Jean Sibelius, Achebe jutifie ainsi ce choix : « [it was chosen] in reference to the Nordic country's resistance to foreign domination »153. Ce choix est aussi l'image d'un hybride culturel, un mélange afro-européen dont le résultat est une identité encore plus ambiguë et originale non pas par son caractère panafricain unitaire, mais par son syncrétisme.

L'unicité de la Guerre du Biafra est, en revanche, représentée à travers sa très large médiatisation : « The Nigeria-Biafra War was arguably the first fully televised conflict in history »154. En utilisant les deux noms des pays, Achebe reconnaît l'existence du Biafra

151 Ibid., p. 151.

152 Bernard Nantet, Dictionnaire d’histoire et civilisations africaines, Paris, Larousse, 1999, p. 203.

153 Alex Duval Smith, « Emeka Ojukwu : Soldier who led his people into the war of Biafra's independence », The Independent, December 13, 2011 cité dans Achebe, There Was, p. 152.

indépendant, ce que le terme de « guerre civile » ne met pas en avant.

De la même manière que l'écrivain crée l'Histoire par des histoires, comme le font Mamo et certains personnages de Waiting for An Angel, mais aussi Achebe dans son essai, les médias représentent la variante moderne du conteur qui (re)fait l'histoire. Achebe écrit à ce sujet : « One of the silver linings of the war was the international media's presence throughout the war »155. Il exprime ainsi l'influence des médias dans le déroulement et l'histoire de la guerre et dans l'existence de l'État du Biafra. En effet, le monde a surtout connu le conflit à travers les images prises dans les camps de réfugiés pendant la guerre par les journalistes et les photographes.

Journaliste pendant la guerre, Al Venter décrit une scène dans la ville de Kano peu après son arrivée au Nigéria :

Everywhere there was tension. In the Sabon Gari in Kano, I saw places that had been gutted and plundered. Some of the stalls that had been burnt, with their owners dead or gone, were left as they were, with vultures perched on the roofs.156

Ce type de témoignage est transposé dans les scènes d'horreur que voit Olanna lors de sa visite chez Mohammed, massacres auxquels elle échappe de justesse. Dans le roman d'Adichie comme dans le film de Bandele, le regard des journalistes dans les camps représente à la fois un point de vue extérieur et un facteur qui influence le cours de la guerre puisqu'il accélère l’arrivée des aides pour les réfugiés.

Il est intéressant ici de dresser un parallèle entre le regard des journalistes et la présence de Richard, Blanc et Européen, dans le camp, que les premiers trouvent pour le moins curieuse :

“So what's Biafra's doing about oil now that they've lost the port ?”

“We are still extracting from some fields we control in Egbema” (…) “We move the crude to the refineries at night, in tankers with no headlights, to avoid the bombers.”

“You keep saying we.”

“Yes, I keep saying we.” Richard glanced at him. “Have you ever been to Africa before ?” “No, first visit. Why ?”

“I just wondered.”

“Am I supposed to feel inexperienced in jungle ways ? I covered Asia for three years,” the redhead said, and smiled. (HYS : 372)

La position de Richard dans cette guerre est, une fois de plus, complexe et controversée. Il se considère comme autochtone devant les journalistes (à travers son utilisation du pronom « we » et la manière dont il perçoit le sourire sarcastique qui accompagne l'expression discriminante

155 Ibid., p. 199.

« jungle ways » à la façon des expatriés européens au début du roman), mais reste un étranger pour certains personnages natifs :

[Richard] did not want to see Madu's amused smirk, the same smirk Madu had when he told Kainene, “We are running our cars with a mix of kerosene and palm oil,” or “We've perfected the flying ogbunigwe.” (…). His we was edged with exclusion. The deliberate emphasis, the deepened voice meant that Richard was not part of we ; a visitor could not take the liberties of the homeowners. (HYS : 304)

Madu est le premier à faire entendre ce qu'il comprendra par lui-même à la fin de la guerre : « 'Look, the truth is this is not your war. This is not your cause.' » (HYS : 305). Si le pronom « we » est à la fois inclusif et exclusif pour Richard et montre son statut problématique, la séparation claire entre « we » and « your [war / cause] » révèle cette identité qui n’est jamais véritablement ancrée dans un espace géographique. Son propre positionnement par rapport à cette appartenance est ambigu, bien qu'il se sente chez lui dans ce pays nouvellement créé, dans un espace qui lui est familier, cher, tout comme il se sent chez lui dans sa relation avec Kainene. Richard restera donc jusqu'à la fin un observateur à la fois externe et interne, similaire à celle de Mamo dans Measuring Time, et devient ainsi une figure du narrateur par excellence. Comme le focalisateur dont la position est sans cesse changeante dans le roman, le journaliste doit également changer d'angle, de perspective pour mieux couvrir et comprendre les faits dans leur complexité et leur hétérogénéité.

Ce premier chapitre a voulu montrer comment les trois écrivains du corpus envisagent les écritures de l'identité comme une construction spatio-temporelle, premièrement à travers le rapport avec la littérature de l'époque de l'indépendance et son héritage pour cette troisième génération d’écrivains. Les représentations littéraires et métaphoriques de l'espace, de la nation et de la page d'écriture comme espace à la fois extérieur et intérieur, ainsi que comme agent de cette construction identitaire ont ensuite été analysées car elles sont essentielles pour le processus de création et d'écriture du soi.

Si les notions de nation et de narration, selon l'expression de Homi K. Bhabha, sont intimement liées, l'identité nationale est aussi une création historique aussi bien que littéraire. Ses écritures et ses modes de représentation, ainsi que le rapport complexe à la tradition montrent que l'identité individuelle et collective se dessine et change au fil du temps, n'est jamais définitivement acquise surtout dans le contexte de la Guerre du Biafra qui modifie radicalement la configuration des modalités d'identification au sein d'un pays divisé puis au sein du nouvel État du Biafra.

guerre divise un pays et la société, comme le montre l'exemple du Biafra ? Il l’est dans la mesure où cette guerre a littéralement mis au monde aussi bien que dans ces représentations littéraires, un pays dont la vocation était d'incarner l'État africain par excellence, mais dont les voix en mesure de décider étaient pour la plupart celles de membres du groupe ethnique igbo, cible des attaques du nord du Nigéria. Cependant, le facteur historique n’est pas un facteur créateur d’identité, du moins collective, car les conséquences dramatiques de cette guerre sur la population civile et les séquelles qu'elle y a laissées ont été à jamais gravées dans la mémoire de toutes les générations suivantes. Puisque la Guerre du Biafra est ainsi envisagée non seulement comme simple événement historique, mais est également érigée au rang de repère mythique qui transcende le temps chronologique, les histoires qu'elle engendre depuis font également partie de cette mémoire collective et sont aussi des modalités de déconstruction d'une identité nationale, bien que fragile et contestée, du pays indépendant depuis peu.

Les conséquences d’une telle guerre qui déchire un pays et divise la population représentent autant d'éléments qui ne sont plus fédérateurs ou constructeurs d'identité, mais qui, au contraire, en déconstruisent l'image d'unité et génèrent une crise de l'identité.

CHAPITRE II :