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La question « Qu'est-ce que le Nigéria ? » appelle plusieurs types de réponses : par exemple, selon Obafemi Awolowo, un leader yoruba des les années ayant suivi l'indépendance, ce pays serait

30 Ben Okri, The Famished Road, London, Vintage, (1991) 2003, p. 547.

31 Vanessa Guignery, Seeing and Being : Ben Okri's The Famished Road, Paris, Presses Universitaires de France, 2012, p. 93.

non pas une nation, mais « un simple syntagme géographique » (« a mere geographical expression »32). La naissance et l'évolution du Nigéria comme « État créé de toutes pièces » fait, d'ailleurs, l'objet d'une analyse dans le livre de Richard Bourne (« how the manufactured state […] has managed to survive »33).

Comme dans la citation précédente de Richard dans Half of a Yellow Sun, la notion-même de nation comme facteur d'unité fait polémique et est constamment remise en question dans la mesure où, au vu de sa grande diversité, le Nigéria est un pays « artificiel » et fragile. Pour reprendre l'affirmation de Helon Habila sur le désintérêt de la littérature de la troisième génération d’écrivains nigérians pour l'histoire et le discours nationaliste plus classique, il s'agit plutôt d'une redéfinition et d'une remise en question de la notion-même de nation et de ses enjeux dans le monde contemporain.

Dans le même roman, lors d'une soirée qu'il organise dans la maison de Nsukka, Odenigbo a une discussion avec son collègue Professor Ezeka sur l’identité des Africains :

“The only authentic identity for the African is the tribe. (...) I am Nigerian because the white man created Nigeria and gave me an identity. I am black because the white man constructed black to be as different as possible from his white. But I was Igbo before the white man came.”

“But you became aware that you were Igbo because of the white man.” (HYS : 20)

Cette conversation, qui sera reprise à d'autres occasions dans cette thèse, reflète combien le langage sert de véhicule à la construction de l'identité nationale ou, comme ici, ethnique : les verbes be et construct sont mis sur le même plan, ils mettent en valeur plusieurs « degrés » d'appartenance ethnique, nationale ou communautaire, quelle que soit sa dimension et son envergure culturelle. La tribu, communauté culturelle et linguistique plus petite et plus ancienne que la nation, apparaît comme plus importante que celle-ci, comme l'affirme Odenigbo, mais finalement les deux structures sont des créations déterminées par et dans des contextes historiques différents : ce que les Européens appellent nation au sens du terme né au XIXe siècle avec la naissance des États-nations, les Africains, dit le protagoniste du roman, l'envisagent comme tribu.

Plusieurs notions sont à définir. Tout d'abord, la nation (« Nigerian », « Nigeria ») est vue comme une construction qui tente, tant bien que mal, de maintenir ensemble des groupes de

32 Fragment cité dans John Campbell, Nigeria : Dancing on the Brink, Plymouth, Rowman and Littlefield Publishers Inc., 2011, p. 2.

33 Richard Bourne, Nigeria : A New History of a Turbulent Century, London, Zed Books, 2015, Preface, p. IX.

personnes qui partagent une identité s'opposant à une autre venant de l'extérieur, à savoir la nation britannique, comme l'explique John Edwards dans l'ouvrage Language and Identity :

We could understand ethnic group membership as an involuntary phenomenon in which all are participants, in which members share common cultural characteristics, and in which a continuing 'us-and-them' differentiation means that a sense of membership boundaries can long outlast any particular social manifestation or practice within them.34

Cette dichotomie (« inadequate explanation of its persistence across generations within rapidly changing social contexts»35) remet en cause le lien entre la nation et l'identité en tant qu'appartenance à une culture, à une langue et une expérience historique commune. Il s'agit donc d'une identité nationale et/ ou ethnique fragile qui doit être protégée par un langage nationaliste, qu’Edwards appelle cela « la protection de l'identité » (« identity protection »36), lequel doit être revisité, voire réinventé. L'idée d’une identité nationale change parce que le contexte historique change : toujours dans Half of a Yellow Sun, Olanna rend visite à son oncle et à sa tante à Kano, ville peuplée majoritairement de Haussas où la communauté igbo est bien intégrée, et elle y est accueillie chaleureusement par leur voisin Abdulmalik.

Ces liens d’amitié qui ne connaissent pas de frontières ethniques ou linguistiques (« [Mbaezi and Abdulmalik were] speaking Hausa and laughing », HYS : 40) seront fortement ébranlés ou même détruits lors des premières attaques contre les Igbos dans le nord. Olanna est d'ailleurs témoin de la scène de meurtre de la famille de son oncle par le même personnage :

"We finished the whole family. It was Allah's will !" one of the men called in Hausa. The man was familiar. It was Abdulmalik. He nudged a body to the ground with his foot and Olanna noticed then how many bodies were lying there, like dolls made of cloth. (HYS : 148)

La révélation de ces deux visages d’Abdulmalik illustre le fait que l'appartenance à un groupe, national ou ethnique, est, finalement, une question de contexte : c'est la Guerre du Biafra, symbole de l'Histoire, qui détermine les relations entre les communautés.

La notion-même de nation est le produit d'une construction historique37 dont les paramètres

34 John Edwards, Language and Identity : An Introduction, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 158.

35 Ibid., p. 158.

36 Ibid., p. 212.

37 « the attempt of nationalist discourses to produce the idea of a nation » (Homi K. Bhabha, Nation and

sont eux-mêmes instables38. La figure de l'autorité y est ambiguë, à savoir le pouvoir britannique et / ou son « ombre » coloniale, ou encore les ethnies rivales, car, en dehors de sa construction historique et culturelle, la nation est déjà une construction du langage. Le lien fondamental entre le langage et son pouvoir aussi bien créateur que déstructurant d'identité est une fois de plus affirmé à travers et au sein de l'identité de groupe, aussi bien qu'en opposition à un autre groupe, comme le montrent les deux épisodes du roman d'Adichie. Telle est aussi la thèse du célèbre ouvrage de Benedict Anderson qui envisage la nation comme « une communauté politique imaginée » (« an imagined political community »39) et met l'accent sur l'importance du langage dans cette construction imaginaire. Ben Okri vient aussi illustrer cela en mettant en avant la dimension auto-référentielle des fictions nationales comme discours créateurs d'identité dans sa trilogie abiku (The Famished Road, Songs of Enchantment et Infinite Riches) : « Nations and peoples are largely the stories they feed themselves. If they tell themselves stories that are lies, they will suffer the future consequences of those lies. »40 Redéfinir l'identité collective en fonction du contexte représente au fond une remise en question profonde de l'idée même d'identité en tant que notion unitaire et stable à travers le temps.

Si dans l'affirmation d'Odenigbo sur l'identité igbo les notions de nation et tribu ont des éléments communs, « nation » ne veut pas pour autant dire « État ». David Lim affirme à ce sujet :

Nation simply means 'country', a social formation which appears, from a distance, at least, as a homogeneous community which is attached to a particular territory and conscious of itself as a community with a shared myth of origin, culture, and project for the future.41

On remarquera ici l'usage des mots « mythe des origines » (« myth of origin ») qui contribue à la naissance symbolique d’une nation et qui apparaît aussi dans l'analyse de la métaphore de la route : la nation et l'histoire dans le sens de fiction, de récit ont donc en commun ce mythe fondateur d'origine et d'identité.

D'autre part, l'État est défini ainsi : « a sovereign government (…) which, irrespective of its

38 « Janus-faced ambivalence of language itself in the construction of the Janus-faced discourse of the nation. » (Ibid., p. 3).

39 Benedict Anderson, Imagined Communities, London ; New York, Verso, 1991, p. 6.

40 Ben Oki, Birds of Heaven, p. 34 cité dans David C. L. Lim, The Infinite Longing for Home : Desire and

the Nation in Selected Writings of Ben Okri and K. L. Maniam, Amsterdam and New York, Rodopi, 2005, p. 120. 41 David C. L. Lim, The Infinite Longing for Home : Desire and the Nation in Selected Writings of Ben Okri

level of popularity, claims the sole right to rule a given territory.»42 L'exemple du Biafra, cité aussi par l'auteur, est assez parlant pour illustrer une nation, les Igbos, qui partage un même territoire avec d'autres nations comme les Yorubas, les Haussas, les Ibibios, les Efiks.

Martin Meredith affirme clairement la primauté de l'appartenance profonde à des racines culturelles créées par la tribu sur le caractère artificiel de l’État : « the new states of Africa were not nations. They possessed no ethnic, class or ideological cement to hold them together, no strong historical or social identities upon which to build. »43 Puisque la création du Nigéria en 1960 est essentiellement un acte politique qui définit un territoire, une superficie géographique correspondant aux frontières de l'ancien protectorat et non pas une nation, il y a eu besoin de créer, de fabriquer cette nation hétérogène afin d'unifier les populations de ce territoire. La nation doit donc correspondre au territoire dans son caractère unitaire. Comme le personnage du Professor Ezeka de Half of a Yellow Sun, Martin Meredith affirme à son tour :

Missionaries were also active in documenting local customs and traditions and in compiling “tribal” histories, all of which were incorporated into the curricula of their mission schools, spreading the notion of ethnic identity.44

Si ce sentiment d'appartenance ethnique est très présent dans Half of a Yellow Sun, comme le montre le personnage d'Odenigbo (et ce, d'autant plus pendant la Guerre du Biafra), il peut également, comme dit Meredith, être le fruit d'un processus de domination à travers l'enseignement et le discours ; des termes comme « documenting », « curricula » ou « histories » sont des mots clés qui soulignent que le langage et le discours sont aussi créateurs de récits historiques qui font partie du devenir d'une nation. En effet, celle-ci éprouve ce qu'Anderson appelle « le besoin d’un récit identitaire » (« a need for a narrative of identity »45).

La nation comme récit acquiert ainsi la fonction de lien unificateur entre les identités individuelles et ethniques, dans le cas du Nigéria, dans un contexte migratoire où les communautés sont déracinées et contraintes de vivre en exil, comme l'affirme Homi Bhabha : « The nation fills the void left in the uprooting of communities and kin, and turns that loss into language and metaphor. »46. Le déracinement et l'exil nourrissent ainsi les récits nationaux et historiques

42 Ibid., p. 5.

43 Meredith, op. cit, p. 154.

44 Ibid., p. 155.

45 Anderson, op.cit., p. 205.

fédérateurs de ces communautés. Toutefois, la fragilité de la nation comme espace de l'existence individuelle et collective entraîne deux mouvements contradictoires et complémentaires47. Le discours national possède ainsi deux facettes, en ce qu'il construit et déconstruit en égale mesure les identités. Finalement, la nation n'est ni plus ni moins qu'une notion, une métaphore de l'existence collective et individuelle au sein d'une communauté.

Tandis que beaucoup d'écrivains et de critiques soutiennent cette revendication nationaliste de la littérature, d'autres la remettent en question. En effet, ils affirment que des écrivains africains comme Achebe visent justement à dépasser le cadre national dans leur œuvre pour questionner la conception eurocentriste de l'imaginaire littéraire européen en affirmant : «”anthropological” detail might represent (…) a veritable declaration of war on the practice of dividing cultures and fictions into strict national groupings »48.

Cela ne veut pas dire que l’œuvre d’Achebe est dépourvue de toute intention de créer une littérature nationale en renouant avec un passé précolonial. Au contraire, en critiquant son image stéréotypée (« strict »), Snead offre ici une analyse de la notion de nation plus complexe : en introduisant un point de vue nouveau, celui des Européens, l'auteur ouvre plus d'horizons aux interprétations de cette littérature dite « nationale ». Dans Things Fall Apart, l’arrivée des missionnaires blancs offre l'occasion d'un regard inversé par rapport aux personnages africains, à savoir une perspective sur eux-mêmes en même temps que sur les étrangers qui viennent de s'installer en pays igbo.

Dans la nouvelle « The Headstrong Historian » d'Adichie, qui dépeint l'histoire d'une famille igbo sur plusieurs générations, en commençant par l’époque pré-coloniale du début du XXe siècle jusqu'aux années 1960, une scène similaire est décrite à travers le regard de la protagoniste Nwamgba qui voit pour la première fois une salle de classe dans l’école des missionnaires britanniques :

They went to the Anglican mission. The classroom had more girls than boys (…). But when the girls were separated and a woman teacher came to teach them how to sew, Nwamgba found this silly ; in her clan girls learned to make pottery and a man sewed cloth. (« The Headstrong Historian »,

Bhabha ed. Nation and Narration, London and New York: Routledge, 1990, 291-320, p. 291.

47 Bhabha analyse deux manières dont la construction de la nation interfère avec la construction du sentiment identitaire : « the process of identity or historical sedimentation » [and] « the loss of identity in the signifying process of cultural identification » (Ibid., p. 304).

48 James Snead, « European Pedigrees / African Contagion : Nationality, Narrative and Communality in Tutuola, Achebe, and Reed », Homi K. Bhabha ed., op.cit., p. 241.

TAN : 207-208)

Cette mise en perspective de sa propre communauté en présence d'une autre, comme dans le fragment du roman Americanah analysé auparavant (pages 123 et 129), où Ifemelu regarde des scènes de vie quotidienne dans les rues des villes américaines, crée la distance nécessaire pour que les personnages européens « se voient tels que les Africains les voient » (« see themselves as Africans see them »49), autrement dit pour que le regard unidirectionnel devienne bidirectionnel, réciproque, relativisant.

Plus encore, à travers son regard qui balaye la salle de classe dans la citation précédente, Nwamgba ne fait pas qu'inspecter d'un œil critique le lieu d’éducation de son fils, mais s'approprie cet espace nouveau qui fait désormais partie de sa géographie personnelle aussi bien que de la géographie de son village qui, d'ailleurs, change irréversiblement après l’arrivée des missionnaires. Ce nouveau territoire au sein du village, synecdoque du Nigéria, voire de l'Afrique en pleine mutation politique et culturelle, est ainsi « aménagé » par l’œil et la voix du narrateur pour introduire à la fois une nouvelle étape historique, qui est à l'origine de la création du Nigéria moderne, et un nouvel espace géographique et littéraire comme agent de la construction identitaire de la nation-narration.