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L’architecture générale du plan a été façonnée en tenant compte de trois axes qui organisent le découpage et l’agencement des idées : la dimension temporelle ou chronologique qui s’étend de 1945 à la chute du mur de Berlin ; les échelles d’observation et les points d’observation qui vont du Bureau politique à la relation de face-à-face entre l’agent de l’Etat et le demandeur du logement ; les deux dimensions des politiques du logement (construction et répartition) qui ne possèdent ni la même temporalité, ni la même logique institutionnelle. Il nous a semblé difficile de privilégier un axe par rapport aux deux autres : un plan chronologique n’aurait pas permis de restituer les régimes temporels distincts des politiques de l’offre et des politiques de la régulation de la demande ; une juxtaposition des deux volets des politiques du logement n’aurait pas permis de dégager les similarités dans les techniques administratives et sociales, ainsi que la structuration des rapports entre les institutions centrales et périphériques ; enfin une séparation stricte des échelles d’observation n’aurait pas permis de restituer les dynamiques créées par l’interpénétration des espaces, c’est-à-dire les négociations sur les conditions d’accès aux différentes « scènes » politiques, administratives et sociales.

Nous avons donc été amené à définir un plan « composite » qui nous paraît restituer le mieux notre démarche en faisant varier l’agencement des trois dimensions résumées dans le paragraphe précédent dans chacune des parties de la thèse. Comme ligne directrice, nous avons plutôt privilégié une progression du récit qui passe progressivement des échanges entre les acteurs et institutions « nationales » vers les transactions entre les institutions « périphériques », voire entre les administrations et les administrés. Cette organisation ne

présuppose pas une hiérarchie de l’importance ou de la pertinence de ces deux espaces dans la démonstration, mais découle du choix de privilégier dans un premier temps, les politiques de construction de logements qui, du fait des processus de monopolisation des savoirs urbains par des institutions centrales, situent les échanges décisifs dans cet espace. Sans pour autant ériger des frontières étanches entre les différents espaces d’observation ou les deux volets des politiques du logement, la progression du récit se caractérisera néanmoins par un glissement parallèle des politiques de construction vers les politiques d’attribution de logement, et de l’espace national vers l’espace périphérique.

La première partie que nous avons appelée « les trois figures de la politique de construction » est en fait constituée de quatre chapitres organisés selon une logique chronologique ayant pour objectif d’analyser les déplacements successifs du référentiel d’action dans les politiques de construction de logements. Le concept de référentiel, en tant que système de normes et de représentations produit par et dans l’interaction, permet une analyse plus sociologique des réseaux d’acteurs et de la relation entre les stratégies professionnelles, collectives et individuelles et la mise en problème d’un secteur d’intervention étatique. La deuxième partie, intitulée « le centralisme revisité » présente un glissement de l'objet et du principe fédérateur, en plaçant les politiques d’attribution de logements et la structuration des rapports de domination entre le centre et la périphérie au cœur de trois chapitres organisés selon une logique thématique. L’organisation de cette partie en trois chapitres suit ainsi une logique thématique ayant pour but de sonder la portée et les limites des textes normatifs et des catégories statistiques dans la structuration des rapports entre les institutions du centre et de la périphérie. Nous montrerons notamment comment, en l’absence d’un institution capable d’imposer une vision unifiée des objectifs et des moyens en matière d’accès aux logements, la fabrication d’un texte normatif (le décret de décembre 1955), dans un long processus de négociation avec des ministères et des collectivités territoriales, entérine et stabilise la diversité des pratiques mises en place par des acteurs concurrents dans la première décennie après la fin de la guerre. La troisième partie, intitulée « la dynamique périphérique » privilégiera les transactions entre les acteurs institutionnels périphériques à la fois dans la relation avec les institutions centrales et dans leur perméabilité aux logiques sociales.

Dans le premier chapitre notre objectif principal sera de comprendre comment les conditions présidant à la mise en place du Ministère de la reconstruction dans les années 1948-1950 permettent d’appréhender l’inscription durable, dans la structure institutionnelle, de la séparation entre une politique de régulation de l’offre très centralisée et une politique de

régulation de la demande, largement décentralisée. L’objectif méthodologique consiste à soumettre cette décision sur la répartition des compétences au prisme de quatre modèles d’analyse dans une démarche inspirée par l’analyse de Graham Allison1. Nous essayerons

ainsi d’évaluer la portée et les limites d’un modèle de décision basé sur l’autorité absolue du Premier secrétaire du SED, un modèle qui place l’idéologie au cœur de l’explication de l’action, un modèle qui s’appuie sur les héritages du passé qui structurent les représentations du possible et enfin un modèle basé sur la concurrence entre les acteurs bureaucratiques.

Dans les trois chapitres suivants, nous suivrons le fil des politiques de construction en étudiant l’émergence, l’imposition et la stabilisation d’une matrice cognitive, ou d’un référentiel, permettant de mettre en forme les choses, dire les fins et les moyens de l’action publique et développer les outils permettant d’évaluer les résultats. Parler de référentiel au sens des analyses des politiques publiques, permet ainsi d’apporter un regard plus nuancé sur le pouvoir supposé d’une idéologie immuable tout en ouvrant le champ d’investigation à un certain nombre d’institutions (règlements, organismes spécialisés, normes de construction, catégories statistiques…) qui échappent normalement à l’analyse, ou qui sont réduites à une simple mise en application d’un dogme idéologique. Par l’analyse des réseaux d’acteurs qui investissent successivement les institutions centrales et qui construisent leur légitimité sur la mise en évidence d’un savoir-faire spécialisé, nous essayerons de montrer l’importance de ces acteurs reconnus comme spécialistes dans la désignation des problèmes et des solutions dans le secteur du logement ainsi que dans la mise en adéquation de cette politique avec la ligne idéologique du SED.

Dans le deuxième chapitre plus précisément, nous analyserons le contexte de mise en place du « paradigme esthétique » où la politique du logement fut dominée par une recherche des formes architecturales qui seraient l’expression du nouvel ordre politique en RDA. Dans ce chapitre, nous essayerons de montrer que l’imposition de ce paradigme ne peut se réduire aux diktats des dogmes architecturaux « staliniens ». Cette importation de principes nécessitait un travail de recontextualisation et d’interprétation. Nous montrerons ainsi comment la construction cognitive du problème en termes esthétiques faisait déjà partie d’un débat engagé dès 1945 sur la manière de reconstruire les villes détruites pendant la guerre. Nous montrerons comment les principes d’architecture stalinienne permirent à un groupe d’architectes urbanistes d’investir et de modeler le dispositif institutionnel en faisant

reconnaître leur compétence par les membres du Bureau politique pour occuper une position dominante dans le champ architectural.

Dans le troisième chapitre, nous analyserons le « virage » industriel des politiques de construction. Si le signal de ce changement fut donné lors de la conférence de la construction de Moscou, fin 1954, où Khrouchtchev critiqua le coût exorbitant de l’architecture « stalinienne » et plaida pour une nécessaire industrialisation et rationalisation de l’industrie du bâtiment, la gestion de ce changement, la recherche d’un langage architectural « socialiste » et la légitimation idéologique de la standardisation furent confiées aux mêmes architectes urbanistes qui avaient défini le référentiel esthétique des années 1950-1955. Le changement de 1955 pose plusieurs questions auxquelles nous essayerons d’apporter des réponses. Premièrement, l’alignement sur les positions de Khrouchtchev, qui émergea à cette époque comme le nouvel homme fort à Moscou, était la principale considération d’Ulbricht. En effet, la gestion du tournant posait le problème de la préservation du principe d’infaillibilité du SED et de son Premier secrétaire en même temps que la légitimité des architectes-urbanistes, qui personnifiaient le référentiel esthétique, et son « coût exorbitant ». Nous analyserons ainsi les capacités différenciées d’« attribution de la faute » et les investissements intellectuels et idéologiques qui permettent aux mêmes protagonistes d’être reconnus comme les porteurs du changement. Deuxièmement, si ce groupe de spécialistes parvint à se maintenir, c’est grâce notamment à sa capacité à monopoliser la production des savoirs dans ce domaine et aux investissements dans la production de nouvelles alternatives technologiques à partir de 1952. Troisièmement, la diffusion rapide des nouvelles normes d’industrialisation permet de mesurer l’importance des normes « techniques » dans les rapports entre les ministères d’un côté, et les entreprises et les collectivités territoriales de l’autre, ainsi que la solidité des réseaux qui relient les architectes-urbanistes des institutions centrales aux membres de la profession dans les administrations territoriales. Enfin, pour anticiper sur la marginalisation de ce groupe au début des années 1960, nous analyserons les transformations de la profession d’architecte et de l’affaiblissement de son image sociale qui est le résultat paradoxal d’une standardisation réussie.

Dans le chapitre 4, notre attention se concentrera sur l’émergence et la consolidation d’une nouvelle représentation du problème du secteur de la construction portée par une jeune génération d’économistes et d’ingénieurs qui investissent les positions clefs du Ministère et du Bureau de la construction du Comité central au début des années 1960. A la différence des architectes qu’ils remplacent, ce réseau construit sa légitimité sur la mise en évidence de leur compétence à identifier les « besoins naturels » d’une économie et à « actionner les leviers »,

pour reprendre la terminologie scientiste de la cybernétique qu’ils emploient, permettant une allocation plus rationnelle (en termes de croissance) des investissements. S’appuyant sur des instruments de planification à long terme, les institutions spécialisées dans la construction de logements produisent la représentation d’un « déficit » important de logements, contraire aux « besoins » de l’économie. Cependant, pour comprendre comment l’accélération du rythme de production fut intégrée dans la politique sociale, catégorie d’intervention longtemps bannie d’usage, par le nouveau Premier secrétaire en 1973, nous ouvrirons l’espace de l’investigation au travail de légitimation des nouvelles disciplines des sciences sociales, notamment la sociologie, qui émergent dans la deuxième moitié des années 1960.

Dans le chapitre 5, premier des trois chapitres de la deuxième partie, nous analyserons les conséquences du « grand partage » et les raisons de l’échec d’une centralisation d’une politique nationale d’attribution portée par un groupe qui revendique le monopole de la production d’un savoir particulier. Cependant, devant la diversité des pratiques d’attribution des administrations municipales, et les appétits des ministères et entreprises puissantes qui tentèrent sans cesse d’élargir les privilèges de leurs employés ou salariés afin de stabiliser la fluctuation importante de la main d’œuvre, la nécessité de produire une norme nationale d’attribution s’imposa progressivement en 1954-1955. Nous montrerons comment cette « demande » de régulation provient en grande partie des représentants des Bezirk et des communes soumis aux directives ministérielles contradictoires, et la manière dont elle sera reprise par un Ministère du travail dans une stratégie visant à renforcer son rôle au sein de l’Etat. Nous analyserons ainsi d’une manière précise les logiques de production du décret sur l’attribution de 1955 (Wohnraumlenkungsvorordnung, WRLVO) afin de sonder l’efficacité et les limites d’une régulation de type normatif dans le contexte institutionnel de la RDA.

Le chapitre 6 examinera plus particulièrement les différentes filières d’accès aux logement, codifiées en 1955, lesquelles reflètent à la fois les rapports de force entre acteurs institutionnels et les objectifs multiples des acteurs collectifs qui contribuent à la définition des politiques d'attribution. En l’absence d’un acteur hégémonique qui construit la définition légitime des problèmes et des solutions en s’appuyant sur une compétence incontestée, les sédimentations successives de normes et de procédures donnent naissance à une multiplication des filières d'accès au logement. A partir de cette analyse des différentes logiques distributives, qui se construisent sur une pluralité de systèmes de mise en adéquation entre les qualités des demandeurs et la quantité et la qualité du logement, nous montrerons comment le décalage entre les différents systèmes « techniques » de classement et

l’objectivation sociale « idéologique » construite sur une rhétorique de classe, laissent des marges importantes pour la négociation des identités sociales.

Dans le septième chapitre nous tenterons de combler le « grand écart » entre les deux dimensions de la politique du logement en nous appuyant sur la production et les usages des catégories statistiques qui éclairent, en même temps qu’elles produisent et structurent, les rapports de domination et les représentations dans ce domaine. Plus particulièrement, nous poursuivrons et systématiserons l’analyse commencée dans le quatrième chapitre sur la manière de construire statistiquement, et donc de contrôler, la définition des besoins individuels et collectifs légitimes dans les deux espaces institutionnels, en retraçant l’histoire de l’évolution de ces indicateurs et les pratiques de monopolisation et de centralisation des savoirs statistiques.

Dans le huitième chapitre nous analyserons de quelle manière les échanges « horizontaux » de l’espace local se structurent à travers les différentes manières d’accéder au centre politique. La majorité des trajectoires professionnelles des élites des institutions de l’Etat et du SED dans les Bezirk et municipalités se déroulèrent dans le même territoire créant ainsi un lien entre la destinée du territoire et les stratégies de construction des carrières politiques et administratives. Malgré les rapports de compétition et de domination entre les différents acteurs périphériques, l’espace local se structura progressivement dans une configuration où les agents coopérèrent pour capter une quantité maximale de ressources distribuée par les instances centrales.

Le chapitre suivant aura comme objet les points de rencontre entre les logiques étatiques et les logiques sociales dans le domaine de l’attribution, en postulant que les tentatives de « pénétration » dans la société avaient comme corollaire une forte perméabilité de l’Etat aux logiques sociales. La mise en place de commissions d’attribution et du réseau de « responsables d’immeubles » (Hausbeauftragte ou Hausvertrauensleute) constitua une délégation d'une partie des tâches administratives en suivant le double objectif de réduction des coûts administratifs et de mobilisation de la population. On tentera de montrer que ces relais administratifs ne peuvent pas être analysés sous le seul angle des « courroies de transmission », puisque les administrations devaient réconcilier une exigence d'application des normes bureaucratiques et une économie de la rétribution pour lutter contre les risques de démobilisation de ces auxiliaires.

Dans le dernier chapitre, nous nous appuierons sur les interactions entre l’Etat et le citoyen par le biais de l’analyse de la production et des usages multiples des Eingaben. Si cette institutionnalisation de la prise de parole n’épuise pas les interactions entre l’individu et

l’Etat, elle représente néanmoins une source qui permet de reconstruire, au moins en partie, leur richesse. Si les administrés sont à l’initiative de l’interaction, l’Eingabe se situe dans une séquence d’interactions qui a déçu le scripteur et suscite une prise de parole qui conteste la mise en adéquation de l'habitant et de l'habitat par les autorités. Le choix du destinataire de l’Eingabe reflète les différentes tactiques utilisées par les citoyens pour faire valoir leurs représentations de ce qui est juste ou injuste, de ce qui est « normal » ou « anormal ». L’agrégation de ces choix individuels produisait des flux d’échanges au sein des institutions qui sont utilisés par les destinataires des Eingaben comme autant de ressources, comme le montre l’exemple cité au début de l’introduction, pour renforcer une position dominante au sein du dispositif politique et administratif.

PREMIERE PARTIE : LES TROIS FIGURES DES POLITIQUES DE LA

CONSTRUCTION

Tout au long de la recherche, le problème de la définition, de la pertinence et de l’échelle de la catégorie « politique du logement » s’est posé. Nos certitudes, intuitions et hypothèses ont été maintes fois remises en cause par les doutes sur la délimitation d’un objet qui paraissait se fondre dans- et se confondre avec- d’autres catégories d’action : la politique culturelle lorsqu’il s’agit des formes architecturales, la politique économique, et la politique sociale. Chacune de ces catégories plus larges a en effet dominé une période de l’histoire de la RDA : la première moitié des années 1950 avec la recherche de principes de légitimation du nouvel ordre politique, les quinze dernières années de l’ère Ulbricht caractérisées par une expérimentation économique et la croyance que la révolution technique et scientifique allait permettre à la RDA de dépasser économiquement la RFA, et les dix-huit dernières années de l’histoire de la RDA marquées par l’expansion d’une politique sociale qualifiée dans l’historiographie de « paternaliste1. »

Cette instabilité de l’appartenance de la catégorie « logement » à des catégories d’intervention publique plus larges se révèle par la variété des termes utilisés pour désigner une « politique du logement », termes qui ont donné lieu à un certain nombre de malentendus avec des interlocuteurs est-allemands. En effet, au début de notre enquête, notre conception relativement englobante de la « politique du logement » pour désigner l’action entreprise par l’Etat pour intervenir dans la construction et la répartition de logements, que nous avons traduit littéralement par le terme, Wohnungspolitik, comportait pour nos interlocuteurs est- allemands un sens beaucoup plus restreint. A titre d’exemple, nous pouvons évoquer le malentendu créé par la délimitation de l’objet de recherche lors de la demande d’autorisation de consulter les archives municipales de Leipzig. Sous la rubrique « objet de la recherche », nous avons indiqué Wohnungspolitik, et à notre grande surprise, la consultation des cartons d’archives portant sur la construction de logements et l’urbanisme nous a été refusée puisque ces deux domaines ne correspondaient pas à ce que la directrice des archives comprenait par Wohnungspolitik, à savoir le contrôle administratif sur l’accès aux logement2. Notre

perplexité devant ce malentendu était d’autant plus grand que la désignation Wohnungspolitik

1 MEUSCHEL (Sigrid), Legitimation und Parteiherrschaft. Zum Paradox von Stabilität und Revolution in der

DDR, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1992.

était utilisée massivement par le SED et les administrations depuis le début des années 1970 pour qualifier le programme de construction visant à résoudre le problème du logement avant 1990. Les deux dimensions de ce que nous pensions constituer un secteur du logement en train de se structurer, à savoir l'action de construire et de répartir, restent deux registres d'action qui sont pensés séparément pour la majeure partie de l’histoire de la RDA. A cette impossibilité de résumer notre objet par un seul terme générique s’ajoute un deuxième indice du caractère fragmenté d’une catégorie d’intervention que nous avons supposée unifiée. Alors que la désignation des politiques de construction ne varie guère pendant les quarante années de l’histoire de la RDA (Wohnungsbaupolitik ou Städtebau (Urbanisme)), on retrouve une grande variété dans la terminologie utilisée pour désigner l’activité consistant à répartir les logements neufs ou anciens : Wohnungspolitik, Wohnungswesen (administration du logement), Wohnungswirtschaft (économie du logement), Wohnungszuweisung (attribution du logement), Wohnraumpolitik (politique de l’habitat) et Wohnraumlenkung (gestion de l’habitat). A ces déplacements diachroniques des termes utilisés pour qualifier l’activité de l’Etat correspondent des usages synchroniques, variables dans les espaces sociaux et administratifs, d’où de nombreuses difficultés de lecture que nous avons rencontrées au début