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La décision souveraine d’un seul homme ?

CHAPITRE 1: Le « grand partage » : la séparation institutionnelle des politiques de la

1) La décision souveraine d’un seul homme ?

Le contenu et le ton de la lettre de Ulbricht à Stoph dont nous avons cité un extrait plus haut illustrent de manière emblématique non seulement la domination des instances du SED sur les affaires de l’administration, mais la nature individuelle d’une décision qui « tombe » d’en haut et renverse totalement une logique de situation. En effet, Ulbricht « demande aux camarades de l’administration » de former un groupe de réflexion pour élaborer un projet qui se situe à peu près aux antipodes du projet approuvé par l’ensemble du Bureau politique à peine deux mois auparavant, et fixe des limites étroites aux marges de manœuvre dudit groupe de travail, qui abandonne instantanément ses positions antérieures1. Cette intervention

directe, la seule que nous ayons trouvée dans les mois précédant la création du ministère, condense en elle-même tous les éléments de la thèse d’une dictature d’un seul homme dans les systèmes de socialisme d’Etat : « Le premier secrétaire prenait non seulement toutes les décisions importantes, mais s’appropriait même les décisions les plus insignifiantes »2. Une

fois prise, la décision était relayée par un ensemble d’acteurs dans l’administration étatique, dont la soumission au Parti était entière sous la double contrainte du système de

1 Gert-Joachim Glaeßner décrit parfaitement cette lecture dominante de la question de la loyauté lorsqu’il écrit : « La loyauté des cadres n’était nullement une loyauté professionnelle, mais une loyauté partisane, fondée non pas sur la croyance dans la légitimité de règles juridiques, mais sur une soumission personnelle au Parti et à ses dirigeants. » GLAEßNER (Gert-Joachim), « Am Ende des Staatssozialismus- zu den Ursachen des Umbruchs in der DDR », p.70-92, dans JOAS (Hans), KOHLI (Martin), (dirs.), Zusammenbruch der DDR, Francfort-sur-le- Main, Suhrkamp, 1993, p.74.

2 JESSEN (Ralph), « Diktatorische Herrschaft als kommunikative Praxis. Überlegungen zum Zusammenhang von 'Bürokratie' und Sprachnormierung in der DDR-Geschichte », p.57-75, dans LÜDTKE (Alf), BECKER (Peter), (dirs.), Akten. Eingaben. Schaufenster. Die DDR und ihre Texte, Berlin, Akademie Verlag, 1997, p.72.

nomenklatura1 et de l’intériorisation de la culture d’un Parti ayant passé des années dans la

clandestinité ou en exil en Union Soviétique au moment des purges des années 19302. Dans le

cas présent, on peut même remarquer une fusion de l’appareil du Parti et de l’Etat qui va au- delà de l’appartenance des membres de la commission au SED, puisque Willi Stoph était simultanément à la tête du Ministère des matières premières et du bureau de la direction de l’économie (Wirtschaftsfühung) auprès du Comité central.

Malgré l’existence d’instances décisionnelles de nature plus collective telles que le Comité central, le Bureau politique, le Conseil des ministres, et la Chambre des députés, l’héritage de la clandestinité, se traduisant par la culture du secret, l’interdiction de la création de factions à l’intérieur du Parti, et la pression normative de l’unanimité garantissaient la concentration du monopole de la décision dans les mains de l’homme fort du régime et la transformation concordante de ces instances décisionnelles en chambres d’enregistrement3.

Malgré les différences de style d’Ulbricht et de Honecker qui ont dominé la vie politique pendant les quarante ans de l’existence de la RDA, les relations informelles, c’est-à-dire les rencontres en tête-à-tête entre le Premier secrétaire et ses proches au sein du Bureau politique et l’interdiction tacite de rencontres entre membres du Bureau politique sans la présence du Premier secrétaire sont la clef de la personnalisation du pouvoir4.

La lettre d’Ulbricht à Stoph est écrite en utilisant différents registres, entre d’un côté, le tutoiement de rigueur entre deux vieux camarades du KPD et un mot plus personnel s’enquièrant de la santé de Stoph, et de l’autre côté des « suggestions » sans équivoque élaborées en dehors de toute consultation collective ou procédure de vote formalisée. Enfin, on peut voir dans le contenu des suggestions d’Ulbricht le signe de sa fidélité à l’égard de Moscou puisque la politique agricole et l’installation des populations allemandes expulsées de l’Europe centrale sur les grandes propriétés agricoles expropriées en 1946-47 fut une des priorités du moment de l’administration soviétique militaire en Allemagne (Sowjetische

1 Ce système va se bureaucratiser, se rationaliser et s’étendre progressivement à l’ensemble des organismes politiques, économiques et sociaux au cours des années 1950. Nous analyserons de plus près ce système de gestion des cadres dans le chapitre 3.

2 GLAEßNER « Am Ende … », dans JOAS et KOHLI, Zusammenbruch der DDR, op.cit.

3 Nous résumons et généralisons ici les conclusions de Rainer Lepsius dans une enquête collective, basée sur des entretiens avec des élites politiques et économiques de la RDA, sur le fonctionnement de l’économie de la RDA depuis les années 1960. PIRKER (Theo), LEPSIUS (Rainer), WEINERT (Rainer), et HERTL (Hans-Hermann), (dirs.), Der Plan als Befehl und Fiktion. Wirtschaftsführung in der DDR, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1995, notamment p.352 et p.354.

4 Voir l’ouvrage précité de Pirker, Lepsius, Weinert et Hertl, qui se base sur des entretiens avec des membres du bureau politique du SED. Voir aussi les témoignages de Manfred Uschner (Die Zweite Etage: Funktionsweise

eines Machtapparates, Berlin, Dietz, 1995) et de Gerhard Schürer, Gewagt und Verloren, Berlin, Frankfurter Oder Editionen, 1998.

Militäradministration in Deutschland ou SMAD). De même, la nomination de Lothar Bolz à la tête du Ministère de la reconstruction1, qui n’était jamais mentionné dans les différents

projets, peut également être interprétée comme une intervention plus ou moins directe du PCUS par son intermédiaire Ulbricht2.

Quant à la question que nous cherchons à élucider ici, à savoir la disjonction entre l’activité de construction et l’activité de répartition des logements inscrite dans l’organisation de l’Etat central, on peut identifier, dans les propositions d’Ulbricht d’août 1949, une division des compétences de l’Etat en trois domaines distincts : la planification et la direction de l’économie (activité qui doit rester dans le giron du Ministère de l’industrie) ; le travail de répartition de l’espace bâti assimilé simultanément à un outil de gestion des ressources humaines et à une forme de politique sociale, (activité intégrée au Ministère du travail et de la protection sociale mis à part le volet rural pour mener à bien la réforme agraire) ; et enfin une activité intégrée dans la politique culturelle où l’Etat central maîtrise les formes architecturales et construit directement des édifices publics (polycliniques, centres culturels) destinés à marquer durablement le territoire3. Ce fut en effet ce dernier volet qui domina dans

les discours sur les politiques du logement et de la reconstruction pendant la première moitié des années 1950. Lors de sa visite à Moscou pour le 70ième anniversaire de Staline en décembre 1949, Ulbricht rencontra, en marge du programme, des architectes de l’Académie d’architecture de Moscou pour parler des plans de reconstruction de Berlin. Ulbricht et la

1 Titulaire d’un doctorat en droit, Lothar Bolz s’engagea d’abord dans la ligue des étudiants socialistes, entra en 1924 au SPD et en 1928, prit sa carte au KPD. Son cabinet d’avocat fut fermé en avril 1933 par les nazis et Bolz quitta l’Allemagne sur les ordres du Parti en octobre 1933 pour arriver à Moscou en février 1934. Collaborateur à l’institut Marx-Engels de Moscou, puis rédacteur du journal d’émigrés allemands Rote Zeitung, Bolz devint en 1941 propagandiste et instructeur politique dans les camps de prisonniers de guerre allemands. En 1943 il participa à la rédaction de Freies Deutschland, organe officiel du KPD en exil et grâce à ses contacts avec Anton Akermann, Wilhelm Pieck et Walter Ulbricht, il fut pressenti comme futur Ministre de la culture. Retenu à Moscou jusqu’en juin 1948, il revint en Allemagne avec la mission de créer le Parti national pour récupérer les anciens membres nominaux du NSDAP et les conservateurs nationalistes dans le cadre de la Politique du bloc antifasciste. Après son passage au ministère de la reconstruction, il fut longtemps ministre des affaires étrangères. DURTH (Werner), DÜWEL (Jörn), GUTSCHOW (Niels), Architektur und Städtebau der DDR, Francfort-sur-le-Main, Campus, 1998. Tome I, Ostkreuz, p.130-131.

2 On peut citer à ce propos Dietrich Staritz, historien spécialisé dans la période de formation de la RDA : « Aucune décision importante n’a été prise à Berlin sans l’accord préalable des fonctionnaires de Staline […] Le 18 septembre Pieck, Ulbricht, Grotewohl et Oelssner rencontrèrent à Moscou Malenkov, Beria, Bulgannine, Molotow Mikoyan et Kaganowitch. Staline n’était pas présent, mais fut informé régulièrement et en détail sur la structure du nouveau régime. » Cependant, selon Staritz, il était plus question de l’organisation des élections, des problèmes internes au SED et de la posture à adopter vis-à-vis de la nouvelle RFA que de questions attenantes à la structure du nouvel Etat. STARITZ (Dietrich), Geschichte der DDR, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1996, p.36-38.

3 Pascale Laborier a noté que les maisons de la culture des entreprises sont de préférence installées dans les villas des anciens directeurs des entreprises nationalisées, symbolisant ainsi la conquête de la culture bourgeoise par les ouvriers. LABORIER (Pascale), Culture et édification nationale en Allemagne, Thèse à l'IEP de Paris, sous la direction de Jean Leca, 1996, p.522.

délégation d’architectes chargés de la reconstruction de Berlin qui l’accompagnait reçurent, selon le témoignage de Kurt Liebknecht publié quelques années plus tard, « une véritable leçon sur les directives du camarade Staline dans le domaine de l’architecture et de l’urbanisme»1. Il s’agissait en effet d’intégrer la reconstruction de Berlin dans la politique

culturelle et étrangère de Staline, pour marquer symboliquement le décalage entre le « cosmopolitisme » des puissances occidentales et la continuité des traditions nationales et culturelles des démocraties populaires2.

1.2) Le retour à la centralité du Premier secrétaire dans l’historiographie de la RDA.

Cette interprétation centrée sur la personne du premier secrétaire et sur sa dépendance à l’égard de Moscou ne manque pas d’attrait. Elle est peut-être même redevenue la lecture dominante de l’histoire politique de la RDA après l’interlude des théories de la convergence et des analyses structurelles qui ont dominé la recherche ouest-allemande sur la RDA de la fin des années 1960 aux années 19703. L’attrait réside sans doute dans une concordance entre une

certaine conjoncture intellectuelle et politique régnant en Allemagne depuis l’Unification et la manière dont le politique se donnait à voir en RDA.

En premier lieu, on peut évoquer la perte de vitesse de l’approche structuraliste, déjà perceptible au début des années 1980 mais qui s’accéléra avec la chute du Mur de Berlin. Ce paradigme met l’accent sur la « normalisation » des Etats du bloc soviétique suite à la montée d’une nouvelle classe technocratique ayant une approche plus pragmatique et moins « idéologique »4. Cette approche a été critiquée après 1989 pour avoir été obnubilée par la

thèse de la convergence économique et pour avoir écarté la dimension répressive et totalitaire de ces systèmes politiques5. Ce fut le retour en vogue du paradigme totalitaire dans

l’historiographie et d’une nouvelle réflexion sur le charisme dans les systèmes totalitaires qui orientèrent en partie les recherches sur l’histoire politique de la RDA6.

1 LIEBKNECHT (Kurt) « Jetzt schliesse ich mit den Architekten Freundschaft », Deutsche Architektur,n°4, avril 1952, p.156.

2 DURTH et alii, Architektur und Stadtebau…, op.cit., p.136-137.

3 SCHROEDER (Klaus), « Die DDR als politische Gesellschaft », p.11-26, dans SCHROEDER (Klaus), (dir.),

Geschichte und Transformation des SED-Staats, Berlin, Akademie Verlag, 1994.

4 LUDZ (Peter), Parteielite im Wandel, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1968. ; BAYLIS (Thomas), The

Technical Intelligentsia and the East German Elite, Berkeley, University of California Press, 1974. 5 SCHROEDER, « Die DDR… », dans SCHROEDER, Geschichte und Transformation…, op.cit.

6 KERSHAW (Ian), Hitler. Essai sur le charisme en politique, Paris, Gallimard, 1995. ; LEWIN (Moshe), « Stalin in the mirror of the other », p.107-134 dans LEWIN (Moshe),KERSHAW (Ian), (dirs.), Stalinism and

Ce « retour du sujet » dans le champ de la recherche coïncida en deuxième lieu, dans le champ politique et médiatique, avec une production importante de témoignages de l’ancienne élite que ce soit dans des entretiens avec des journalistes ou chercheurs1, des biographies et

autobiographies2 ou dans le contexte de procès engagés contre les anciens responsables du

régime. Sommés de s’expliquer et de se défendre devant les tribunaux pénaux ou plus fréquemment devant le « tribunal » de l’opinion publique, les hommes forts du régime déchu s’accusèrent mutuellement et invoquèrent les contraintes imposées par l’Union soviétique ou par Honecker. Cette recherche des responsables a déclenché un processus de règlements de comptes violents qui a irrigué l’espace public d’un discours produisant l’image d’un système entièrement tenu par Honecker (et éventuellement avec la complicité de Günter Mittag en tant que responsable économique et de Erich Mielke, patron de la Stasi) qui n’est pas sans rappeler les mécanismes de défense qui ont contribué à la construction de l’image de Hitler comme seul responsable de la guerre et de l’holocauste après 1945 en RFA.

Or, si la RDA n’a jamais connu un culte de la personnalité capable de rivaliser avec le stalinisme ou l’hitlérisme, on ne peut pas pour autant affirmer que la centralité du premier secrétaire ne soit qu’un artefact produit ex post, voire post mortem par un ensemble d’acteurs cherchant à se dégager d’une responsabilité pénale, morale ou autre. Ulbricht, comme Honecker, étaient en effet omniprésents dans la vie politique et quotidienne de la RDA. Présentés en experts pour toute question, de l’architecture à la critique artistique en passant par l’économie et les procédés chimiques, la presse reproduisait in extenso les discours fleuves des premiers secrétaires et couvrait longuement chaque déplacement à l’intérieur du pays ou à l’étranger. Les photos du Premier secrétaire s’affichaient dans l’ensemble des lieux publics, jusque dans les salles de classe, cantines et bureaux3. Cette omniprésence n’était pas

simplement destinée à la population, mais semble se confirmer dans les nombreuses références à Ulbricht ou à Honecker dans les archives de l’Etat et du Parti que ce soit au niveau central ou dans les archives municipales : pratiquement chaque rapport administratif destiné à circuler commence par la dernière déclaration du Premier secrétaire, les résolutions

1 PIRKER et aliii, Der Plan…, op.cit.

2 Dans une bibliographie débordante, contentons-nous de citer simplement quelques titres publiés par les anciens membres du bureau politique du SED : HONECKER (Erich), Erich Honecker zu dramatischen Ereignissen, Hambourg, 1992 ; MITTAG (Günter), Um jeden Preis. Im Spannungsfeld zweier Systeme, Berlin, 1991 ; SCHABOWSKI (Günter), Der Absturz, Berlin, 1991.

3 Lors d’une brève et unique visite en RDA avant la chute du mur, j’ai eu l’impression de vivre d’une manière permanente sous le regard de Honecker dès que je me trouvais dans un lieu public. Si l’image du « Big brother » était toujours présente dans mon esprit, et me rendait particulièrement réceptif à toute signe qui viendrait confirmer l’image que j’avais d’un « Etat policier », la « réception » de ce portrait par les « indigènes » n’était sans doute pas la même.

du Bureau politique et éventuellement des décrets ministériels qui cadrent l’objet du rapport. Nous examinerons de plus près cette question, notamment dans la deuxième partie, mais contentons-nous pour l’instant de remarquer d’une part que les interventions directes du Premier secrétaire dans les affaires de l’administration étatique sont fréquentes, que ce soit sous la forme d’une convocation des acteurs lors de la réunion hebdomadaire du Bureau politique du SED ou sous la forme d’une lettre « personnelle », et d’autre part, que le nom d’Ulbricht ou de Honecker irrigue l’ensemble des sources écrites à travers les propos d’acteurs se réclamant d’un soutien explicite ou se prémunissant d’une déclaration publique d’Ulbricht ou de Honecker comme d’un argument faisant autorité absolue pour régler un différend.

Evoquons pour terminer les conditions concrètes du travail sur les archives de la RDA. En parcourant des centaines de pages de protocoles de réunions ou de commissions, en lisant des rapports routiniers, organigrammes ou tableaux statistiques sur la réalisation du plan économique, le chercheur éprouve un sentiment délicieux d’être au cœur de l’Histoire lorsqu’il tombe, presque par hasard, sur une lettre signée par l’homme fort du régime. On pense, presque malgré soi, à la main qui a signé la lettre, la même main qui a présidé au destin d’un pays, et la main qui a, à maintes reprises, touché la main de Staline, et on ne peut s’empêcher de ressentir le frisson, d’éprouver un lien direct et matériel avec les « faiseurs » de l’histoire. Plus prosaïquement, on devient attentif à cette intervention qui brise soudain la monotonie des noms inconnus, des chiffres qui défilent, et des mots consignés aux dossiers par d’obscures fonctionnaires, on décortique les phrases et on cherche à trouver le sens caché, à déceler l’énigme du pouvoir de cet homme. Comme l’intervention directe d’un Ulbricht ou d’un Honecker électrifie l’attention du chercheur, on devient particulièrement sensible aux effets de cette intervention sur la suite des rapports, statistiques et compositions des commissions qui se trouvent dans le reste du carton d’archives.