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Plan de la nature : instinct et intelligence

Dans le document Camille FLAMMARION DIEU DANS LA NATURE (Page 168-183)

Livre 4 – Destination des êtres et des choses

II. Plan de la nature : instinct et intelligence

Des lois qui président à la conservation des espèces. Facultés instinctives spéciales. L'instinct n'est pas expliqué par la supposition d'habitudes héréditaires. Distinction fondamentale entre les faits instinctifs et les faits raisonnés. Du dessein dans les oeuvres de la nature. Ordre général et harmonies universelles. Quelle est la destination générale du monde ? Grandeur du problème.

Insuffisance de la raison humaine.

La construction lente et progressive des êtres vivants, la formation des espèces durables, établit la présence permanente de la cause créatrice, et proclame éloquemment sa sagesse et son intelligence.

Si maintenant, laissant l'organisation des individus pour étudier celle des familles, nous pénétrons dans les mystères de l'instinct, nous découvrirons ici encore le plan du Créateur écrit en brillants caractères.

On a beaucoup discuté sur l'âme animale, depuis Descartes et Leibnitz ; et depuis Réaumur on s'est donné la peine d'observer directement dans la nature la vie et les moeurs des animaux. C'est surtout par l'observation directe que l'on peut personnellement s'instruire sur cette précieuse qualité donnée aux espèces vivantes pour assurer leur conservation, et il suffit d'avoir constaté les marques touchantes de cette loi universelle pour juger de sa valeur au point de vue du dessein de la création.

Il importe avant tout de distinguer l'intelligence de l'instinct. Les animaux ont à la fois de l'intelli-gence et de l'instinct : ce sont là deux faculties bien distinctes. Dans la première, ils pensent, réflé-chissent, comprennent, choisissent, se décident, se souviennent, acquièrent del'expérience, aiment, haïssent, jugent, suivant des procédés analogues à ceux de l'intelligence humaine. Par la seconde, ils agissent suivant une impulsion intime, sans avoir appris, sans connaître, sans même avoir con-science du motif ni du résultat de leurs actions. Quelques exemples sont nécessaires pour bien définir ces caractères.

Buffon parle dans les termes suivants d'un jeune orang-outang qu'il avait observé : « J'ai vu, dit-il, cet animal présenter sa main pour reconduire les gens qui venaient le visiter, se promener grave-ment avec eux et comme de compagnie ; je l'ai vu s'asseoir à table, déployer sa serviette, s'en essuyer les lèvres, se servir de la cuiller et de la fourchette pour porter à sa bouche, verser lui-même sa boisson dans un verre, le choquer lorsqu'il y était invité, aller prendre une tasse et une soucoupe, l'apporter sur la table, y mettre du sucre, y verser du thé, le laisser refroidir pour le boire, et tout cela sans autre instigation que les signes ou la parole de son maître et souvent de lui-même. Il ne faisait de mal à personne, s'approchait même avec circonspection, et se présentait comme pour demander des caresses », etc. M. Flourens ajoute qu'il y avait au Jardin des Plantes un orang-outang aussi remarquable par son intelligence. Il était fort doux, aimait singulièrement les caresses, particulièrement celles des petits enfants, jouait avec eux, cherchait à imiter tout ce qu'on faisait devant lui, etc. Il savait très bien prendre la clef de la chambre où on l'avait mis, l'enfoncer dans la serrure, ouvrir la porte. On mettait quelquefois cette clef sur la cheminée, il grimpait alors sur la cheminée au moyen d'une corde, suspendue au plancher, et qui lui servait ordinairement pour se balancer. On fit un noeud à cette corde pour la rendre plus courte. Il défit aussitôt ce noeud.

Comme celui de Buffon, il n'avait pas l'impatience, la pétulance des autres singes, son air était triste, sa démarçhe grave, ses mouvements mesurés. Le professeur alla un jour le visiter avec un illustre vieillard, observateur, fin, et profound. Un costume un peu singulier, Une démarche lente et débile un corps voûté, fixèrent, dès leur arrivée, l'attention du jeune animal. Il se prêta, avec complaisance à tout ce qu'on exigea de lui, toujours attaché sur l’objet de sa curiosité. On allait se retirer, lorsqu'il s'approcha de son nouveau visiteur, prit, avec douceur et malice, le bâton qu'il tenait à la main, et feignant de s'appuyer dessus, courbant son dos, ralentissant ses pas, il fit ainsi

le tour de la pièce où ils étaient, imitant la pose et la marche du vieillard. Il rapporta ensuite le bâton, de lui-même. Il était facile de s'apercevoir que lui aussi savait observer.

F. Cuvier observa égaiement des faits non moins curieux. Son jeune orang-outang se plaisait à grimper sur les arbres et s'y tenir perché. On fit un jour semblant de vouloir monter à l'un de ces arbres pour aller l'y prendre, mais aussitôt il se mit à secouer l'arbre. Il agit ainsi toutes les fois qu'on voulut l'aller prendre sur l'arbre. « De quelque manière, dit F. Cuvier, que l'on envisage cette action, il ne sera guère possible de n'y point voir le résultat d'une combinaison d'idées, et de ne pas reconnaître dans l'animal qui en est capable la faculté de généraliser. » En effet, l'orang-outang concluait évidemment, ici, de lui aux autres : plus d'une foisl'agitation violente des corps sur lesquels il s’était trouvé placé, l'avait effrayé, il concluait donc de la crainte qu'il avait éprouvée à la crainte qu'éprouveraient les autres, ou, en d'autres termes, et comme le dit F. Cuvier, « d'une circonstance particulière, il se faisait une règle générale. »

M. Flourens rapporte un exemple d'un curieux trait d'intelligence observé au Jardin des Plantes. On avait plusieurs ours : on en avait trop. On résolut de se défaire de deux d'entre eux ; et l'on imagina de se servir, pour cela, de l'acide prussique. On versa donc quelques gouttes de cet acide dans de petits gâteaux. A la vue des gâteaux, les ours s'étaient dressés sur les pieds de derrière ; ils ouvraient la bouche : on réussit à faire tomber quelques gâteaux dans leur bouche ouverte, mais aussitôt ils les rejetèrent et se prirent à fuir. On pouvait croire qu'ils ne seraient plus tentés d'y tou-cher.Cependant, on vit bientôt les deux ours pousser avec leurs pattes les gâteaux dans le bassin de leur fosse, là, les agiter dans l'eau , puis les flairer avec attention ; et, à mesure que le poison s'é-vaporait, s'empresser de les manger. Ils mangèrent ainsi tous les gâteaux très impunément : ils avaient montré trop d'esprit pour que la décision ne fût pas change, on leur fit grâce.

Plutarque assure avoir vu un chien « jeter de petits cailloux dedans une cruche qui n'était pas du tout pleine d'huile, m'ébahissant, dit-il, comme il pouvait faire ce discours en son entendement, que l'huile monterait par force, quand les cailloux, qui étaient trop pesants, seraient descendus au fond de la cruche, et que l'huile qui était plus légère, leur aurait cédé la place. »

Buffon a écrit de très belles paroles sur l'intelligence du chien , mais il ne l'a pas encore comprise à sa haute valeur. Il est dans l'histoire de la gent canine, des exemples d'intelligence, d'habileté, de raisonnement, de jugement, et des exemples d'affection, de dévouement, de reconnaissance, de bonté, digne d'être offerts en modèle à une partie notable du genre humain.

On pourrait écrire une série de volumes sur les preuves de l'intelligence des animaux, particulièment le chien, sans épuiser le sujet. D'ailleurs, nos adversaires admettent ces faits avec nous. Nous citerons même un intéressant exemple d'une délibération d'hirondelles rapportée par l'auteur de Force et Matière. « Un couple d'hirondelles, dit-il, avait commencé à bâtir son nid sous le faîte d'une maison. Un jour il arriva une foule d'autres hirondelles, et une longue discussion s'entama entre celles-ci et les propriétaires du nid. Toutes sur le toit de la maison et non loin du nid commencé, elles jetèrent de hauts cris et gazouillèrent à gorge déployée. Après que cette délibération eut duré quelque temps, pendant que quelques hirondelles se détachaient de la troupe pour inspecter le nid, l'assemblée se sépara. Le résultat fut, que le couple abandonna le nid commencé, et se mit à en bâtir un autre à un endroit mieux choisi. »

Un fait plus remarquable encore a été rapporté récemment. Aux environs d'une ferme dans le village de Weddendorg, près de Magdebourg, des cigognes, après une délibération sérieuse, ont jugé une cigogne adultère. Son mari et les autres cigognes la tuèrent à coups de bec et la jetèrent hors du nid120.

120 Nous possédons un grand nombre de documents sur les preuves de l'intelligence des animaux, mais nous ne pouvons insister ici trop longuement sur ce point. Ajoutons à l'exemple precedent que, si l'on en croit les observations de certains

Agassiz exalte plus que nul autre les facultés intellectuelles des animaux. Après avoir montré les difficultés qui empêchent encore d'établir une comparaison scientifique des instincts et des facultés des animaux et de l'homme, il expose les idées suivantes : « Le développement des passions chez l'animal est aussi étendu que dans l'esprit humain, et je serais fort embarrassé de saisir des dif-férences dans leurs natures, quoiqu'il y en ait de grandes dans les degrés de leurs manifestations et dans la forme de leur expression. De plus, la gradation des facultés morales entre les animaux et l'homme est si imperceptible, que ce serait certainement en exagérer la différence que de refuser aux premiers un certain sentiment de responsabilité et de conscience. Il y a d'ailleurs chez eux, et dans les limites de leurs capacités respectives, des individualités aussi définies que chez l'homme ; tous les amateurs de chevaux, tous les gardiens de ménagerie, tous les fermiers ou bergers, tous les gens enfin qui ont la grande expérience des animaux sauvages, apprivoisés ou domestiques, sont là pour l'affirmer. C'est là un argument des plus forts en faveur de l'existence chez tous les animaux d'un principe immatériel, analogue à celui dont l'excellence et les facultés supérieures mettent l'homme tant au-dessus des animaux. La plupart des arguments de la philosophie, en faveur de l'immortalité de l'homme, s'appliquent également à l'indestructibilité de ce principe chez d'autres êtres vivants121. »

Qui songerait aujourd'hui à révoquer en doute les faits de l'intelligence animale ? Un craintif esprit de système, redoutant les conséquences de cette constatation au point de vue de certaines croyances, peut seul se refuser à cette évidence. Nous tenions à constater d'abord cette vérité afin de parler plus librement de l'instinct, et de renverser les arguments de nos contradicteurs qui prétendent que l'instinct n'existe pas ?

Il y a certes une grande différence entre les actes instinctifs et les actes raisonnés. Non pas que ces deux caractères de la force vivante soient isolés (il n'y a rien d'isolé dans la nature), mais ils ne sont pas situés sur le même degré, et ne peuvent pas titre confondus. Nous ne devons pas insister davan-tage ici sur les faits de l'ordre intellectuel. Mais nous allons leur comparer des faits appartenant au domaine de l’instinct, qui révèlent l'existence d'une providence universelle, présidant à la conservation de la vie générale, et qui ne s'expliquent en aucune façon par l'instruction, la réflexion ou le jugement des animaux chez lesquels on les observe.

Or on désigne sous le nom d'instinct l'ensemble des directions qui font agir les animaux suivant une nécessité constante. L'instinct est inné, agit sans instruction, sans expérience, reste invariable, ne fait aucune espèce de progrès. C'est en tout l'opposé de l'intelligence. Les phénomènes de l’instinct sont d'autant plus remarquables, qu'ils semblent tout à fait indépendants de la volonté. On ne peut se faire une idée claire de l'instinct, disait Georges Cuvier, qu'en admettant que les animaux

bateleurs anglais, appelés puciers, les canards sauvages ont des réunions parlementaires et votent. Ces oiseaux ont, comme toutes les bêtes, des expressions spéciales pour marquer leurs sensations de joie, de douleur, de faim, d'amour, de crainte, de jalousie, etc., et certains punters expérimentés les comprennent quand ils parlent de départ, de repos, de danger, de colère, etc… Ces termes varient même selon les espèces. Avant chaque départ matinal, une discussion très bruyante et très vive a lieu pendant dix à vingt minutes, et ce n'est qu'après cette délibération qu'on procède au départ.

On rapporte aussi qu'une oie, tombée malade en couvant, se rendit chez une autre et lui parla à sa façon, par suite de cette conversaition, la dernière remplaça la malade, celle-ci prit place à côlé d'elle et mourut une heure après. D'après E. W. Gruner le renard a dans la voix des inflexions et des intonations très différentes. Le chien joyeux aboie autrement que lorsqu'il est en colère. Le langage de geste et de son des insectes, abeilles, fourmis, scarabées, etc., par le moyen des antennes et par les mouvements divers des ailes, etc., est, comme on sait, très riche et très varié. Nous n'allons pas jusqu'à le traduire en français avec Dupont de Nemours ; mais on ne peut nier que les animaux se manifestent mutellement leurs impressions. Ils ont même sur nous ce privilège de comprendre nos paroles tandis que nous ne comprenons pas les leurs, et de se comprendre en quelque pays qu'ils se rencontrent, tandis qu'un Français ne comprend pas un Allemand ou un Chinois.

121 Contributions to the naturel History of the United States of North America, vol I , 1ère partie.

sont soumis à des images ou sensations innées constantes, qui les déterminent à agir comme le feraient des sensations accidentelles. C'est une sorte de rêve ou de vision qui les poursuit sans cesse, et, dans tout ce qui a rapport à l’instinct, on peut regarder les animaux comme des espèces de somnambules. »

Frédéric Cuvier a consacré une partie de sa vie à découvrir la limite qui sépare l'instinct de l'intel-ligence. On peut dire, sans paradoxe, qu'il n'y a pas de limites dans la nature. Mais il ne s'agit pas de métaphysique ici. Contentons-nous donc d'écouter le rapport de M. Flourens sur les observations du laborieux naturaliste122.

Le castor est un mammifère de l'ordre des rongeurs, c'est-à-dire de l'ordre même qui a le moins d'intelligence, mais il a un instinct merveilleux, celui de se construire une cabane, de la bâtir dans l'eau, de faire des chaussées, d'établir des digues ; et tout cela avec une industrie qui supposerait, en effet, une intelligence très élevée dans cet animal si cette industrie dépendait de l'intelligence.

Le point essentiel était donc de prouver qu’elle n'en dépend pas ; et c'est ce qu'a fait F. Cuvier. Il a pris des castors très jeunes, et ces castors élevés loin de leurs parents, et qui par conséquent n'en ont rien appris ; ces castors, isolés, solitaires ; ces castors, qu'on avait placés dans une cage, tout exprés pour qu'ils n'eussent pas besoin de bâtir ; ces castors ont bâti, poussés par une force machinale et aveugle, en un mot, par un pur instinct.

L'opposition la plus complète sépare l’instinct de l'intelligence. Tout, dans l'instinct, est aveugle, nécessaire et invariable ; tout, dans l’intelligence, est élevé, conditionnel et modifiable. Le castor qui se bâtit une cabane, l'oiseau qui se construit un nid, n'agissent que par instinct. Le chien, le cheval, qui apprennent jusqu'à la signification de plusieurs de nos mots et qui nous obéissent, font cela par intelligence. Tout, dans l'instinct, est inné : le castor bâtit sans l'avoir appris. Tout y est fatal : le castor en construisant sa hutte est dirigé par une force constante et irrésistible. Tout, dans l'intelligence, résulte de l'expérience et de l'instruction : le chien n'obéit que parce qu'il l’a appris ; tout y est libre : le chien n'obéit que parce qu'il le veut. Enfin, tout, dans l'instinct est particulier : cette industrie si admirable que le castor met à bâtir sa cabane, il ne peut l'employer qu'à bâtir sa cabane ; et tout, dans l'intelligence, est général : car cette même flexibilité d'attention et de conception que le chien met à obéir, il pourrait s'en servir pour faire toute autre chose.

Cette distinction était nécessaire. Il importe, dans l'histoire de la nature, de reconnaitre à chacun ce qui lui appartient, et exactement tout ce qui lui appartient, sans restriction systématique, sans considération intéressée. Descartes et Buffon (celui-ci se contredit parfois), refusent aux animaux toute intelligence. Condillac et G. Leroy, au contraire, leur accordent jusqu'aux opérations in-tellectuelles les plus élevées. Double erreur. Les animaux ne sont ni des plantes ni des hommes.

L'instinct et l'intelligence existent l'un et l'autre. Weinland a donc tort de prétendre que ce que l'on désigne sous ce mot n’est « qu’une pareses d'esprit, pour nous épargner les efforts que réclame l'étude pénible de l'âme animale » et Sachus d'ajouter « qu'il n'y a pas de nécessité immediate résultant de l'organisation intellectuelle, ni de penchant aveugle et arbitraire qui fassent agir les animaux. » Nous n'hésitons pas à reconnaître que cette question, comme tous les grands problèmes de la nature, est difficile à résoudre, et nous pensons que bien souvent, ici comme ailleurs, l'homme s'est payé de mots au lieu d'idées. Lorsqu'on ne comprend pas un fait intellectuel observé chez un animal, il est facile de se tirer d'embarras en jetant sur ce fait le mot d'instinct comme un voile sur un objet qu'on ne veut pas examiner ; mais, à part ce procédé illusoire, il reste certainement des faits qui ne sont le résultat ni de la réflexion ni du jugement. En vain M. Darwin affirme-t-il avec Lamarck que l'instinct est une habitude héréditaire, cette explication ne transporte pas l'instinct

122 De l’instinct et de l’intelligence des animaux.

dans le domaine de l'intelligence, et encore moins dans le domaine du matérialisme pur. Aussi bien, il n'est même pas démontré que l'instinct soit une habitude héréditaire. Voici des papillons qui vivent dans le royaume de l'air. Arrivés à la troisième phase de leur merveilleuse existence, ils s'ouvrent aux baisers de la lumière et aux rayons de l'amour. Bientôt ils déposeront en cercles concentriques de petits oeufs blancs sur des brins d'herbe ou sur des feuilles. Ces oeufs n'écloreront qu'à la saison prochaine, et donneront naissance à de petites chenilles, alors que, depuis bien des matins, les papillons seront endormis dans la poussière de la mort. Quelle voix apprit à ces papillons que les chenilles futures devront trouver en sortant de leur oeuf telle et telle nourriture ? Qui leur montre les herbes ou les feuilles sur lesquelles ils doivent déposer leurs oeufs ? Leurs parents ? Ils ne les ont point connus. Leur souvenir d'être nés sur ces feuilles ? Mais quel souvenir ? Ils ont vécu trois existences depuis cette époque lointaine, et ont substitué aux aliments inférieurs les mets plus délicats des corolles parfumées. Mais voici d'autres espèces qui protestent plus vivement contre les explications humaines. Les nécrophores (nom lugubre) meurent aussitôt après la ponte, et les générations ne se connaissent jamais. Nul être, dans cette espèce, n'a vu sa mère et ne verra ses fils.

Cependant les mères ont grand soin de placer des cadavres à côté de leurs oeufs, afin que leurs petits trouvent leur nourriture immédiatement après leur naissance. Sur quel livre les nécrophores ont-elles appris que leurs oeufs renfermaient le germe d'insectes semblables à elles-mêmes ? Il est d'autres espèces où le régime alimentaire est radicalement opposé entre les larves et les ressuscités.

Chez les pompilles, les mères sont herbivores, tandis que les enfants sont carnivores. En pondant leurs oeufs sur des cadavres, elles sont donc en contradiction directe avec leurs habitudes. Et l'on ne peut admettre ici ni le hasard, ni une habitude lentement acquise. Une espèce qui ne se serait pas comportée exactement d'après cette loi, n'aurait pu subsister, puisque les rejetons seraient morts de faim en venant au monde. Nous pouvons ajouter à ces insectes les odynères et les sphex. Les larves de ces derniers sont carnassières, et leur nid doit être approvisionné de viande fraiche. Pour remplir ces conditions, la femelle qui va devenir mère se met en quête d'une proie convenable, mais ne tue pas sa victime ; elle se borne à la frapper d'une paralysie incurable, puis entasse au-dessus de chacun de ses oeufs un certain nombre de ces malades, devenus incapables de se défendre contre les attaques de la larve qui doit s'en repaître, mais assez vivants pour que leur corps ne se corrompe pas, et, en certaines familles, elle a encore soin d'ajouter une nourriture destinée à nourrir sa proie jusqu'à l'éclosion de la larve.

Les éléments de notre plaidoyer sont si nombreux, qu'il est impossible de les rassembler tous. Nous ne pouvons que citer quelques exemples d'instinct, et inviter nos lecteurs à traverser la lettre pour aller à l'esprit. Parmi ces exemples, parlons encore de l'abeille perce-bois ou xylocope, dont M.

Milne Edwards entretenait dernièrement123 les auditeurs des soirées scientifiques de la Sorbonne.

Cette abeille, que l'on voit voltiger au printemps, qui vit solitaire et meurt presque aussitôt après la ponte de ses œufs, n'a jamais vu ses parents, et ne vivra pas assez longtemps pour voir naître ses petites larves vermiformes, dépourvues de pattes, incapables non seulement de se protéger, mais même de chercher leur nourriture. Cependant elles doivent pouvoir vivre en repos pendant prés d'un an dans une habitation bien close, sans quoi l'espèce s'éteindrait.

Comment s'imaginer que la jeune mère, avant de pondre son premier oeuf, ait pu deviner quels seront les besoins de la famille future, et ce qu'elle doit faire pour en assurer le bien-être ? Eût-elle l'intelligence humaine en partage, elle ne pourrait rien savoir de tout cela, car tout raisonnement suppose des prémisses. Cet insecte n'a pu rien apprendre, cependant il prépare tout, agit sans hé-sitation, comme si l'avenir était ouvert à ses regards, comme si une raison prévoyante lui servait de

123 9 décembre 1864.

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