Deux points communs émergent dans la conduite de la prédation des équidés. D’abord,
les harems sont les cibles privilégiées en raison de la taille des groupes ou de leur
compo-sition, les plus jeunes et les plus vieux étant des proies plus aisées. Ensuite, la période de
chasse la plus prisée est celle de la fi n de l’hiver ou de la saison sèche jusqu’au printemps,
le début de la période de croissance des végétaux : les équidés sont alors aff aiblis, plus
concentrés et moins mobiles à cause des mises bas et des combats liés au rut. Enfi n, il est
particulièrement remarquable que les équidés observent des distances de fuite diff
éren-tielle, en fonction des capacités d’agression et de course des prédateurs (fi g. 1). Au-delà de
ces conclusions, quelques hypothèses peuvent être avancées à propos du jeu des
interac-tions entre les chevaux et les hommes au Magdalénien.
Que représentent les groupes humains pour les chevaux ? Il ne fait guère de doute que
les humains ont été identifi és en tant que prédateurs, les chevaux étant très sensibles aux
odeurs résiduelles de graisse et de viande de leurs congénères
39. L’Homme ne possède pas
les capacités de course des grands félins, des hyènes ou des loups. Ainsi, les chevaux
sauva-ges ne devaient pas réellement craindre les
hommes à pied et isolés, ce qui a pu faire
leur force collective. Même si un chasseur
doté d’une arme de jet, quelle qu’elle ait
pu être, a eu le pouvoir de leurrer un
che-val quant à sa distance de fuite
40, la charge
d’un étalon ou d’un mâle subadulte
constitue un risque réel pour l’agresseur.
C’est donc plus vraisemblablement
lors-que les hommes se déplaçaient en groupe
que les chevaux craignaient ce prédateur
et cherchaient à anticiper son évitement.
Sur le plan écologique et évolutif, les
chasseurs magdaléniens ont pu endosser
le rôle de régulateur démographique des
chevaux dans le contexte de la Steppe à
Mammouth. On sait que l’activité des
car-nivores peut favoriser la coexistence d’un
plus grand nombre d’animaux
41. Cela a
pu être le cas pour les chevaux
tardiglaciai-38. BIGNON 2003.
39. CATTLIN 1844.
40. TORRENCE 1983.
41. BLONDEL 1995.
Fig. 1 - Distances diff érentielles de fuite des équidés en fonction des prédateurs (illustration de cavaliers d’après Catlin 1844 ; dessin d’hommes à pied G. Tosello d’après Fritz, Tosello 2001).
Chasse aux chevaux dans le Magdalénien
176
res, dont plusieurs arguments suggèrent la forte densité démographique dans le Bassin
parisien
42. Cependant, dans la mesure où le cheval était l’une des espèces-clés de
l’éco-système à pâturage, l’intensité des chasses à son encontre, touchant le cœur
démogra-phique de ces populations par les harems, a pu précipiter l’eff ondrement de la Steppe à
Mammouth au début de l’Alleröd.
Que représentent les groupes de chevaux pour les humains ? Les chevaux ont été une
res-source alimentaire de premier ordre, ainsi qu’une res-source en matières premières de qualité :
peaux, crins, tendons, etc. Cette importance économique est visible dans l’organisation
logistique de la société magdalénienne, au vu de l’ajustement des campements à proximité
des zones de concentration maximum des proies potentielles en région parisienne. Le
pro-cessus d’acquisition du gibier comprend deux phases distinctes
43: la recherche et la chasse
des proies. Mais, la surveillance quotidienne des mouvements de populations animales
assure aux chasseurs l’observation de la fl uctuation des ressources
44. Les chasseurs font
donc corps avec leurs proies
45, et avec eux, c’est l’ensemble de la communauté qui bat au
rythme des déplacements des gibiers. Le système technique Magdaléniens est connu pour
son haut degré de planifi cation et d’anticipation des besoins
46; il en va de même avec les
activités cynégétiques
47. Ainsi, la localisation des niches écologiques des chevaux, la
ryth-micité des périodes de mise bas, de la reproduction et des déplacements constituaient des
savoirs maîtrisés. C’est la lecture des traces de pas, de repos, l’abondance et la
composi-tion des fèces, par exemple, qui fournissaient des informacomposi-tions relatives à la présence des
chevaux, leur nombre, la composition des bandes. Cette attention relative aux chevaux a
pu s’étendre à l’environnement, car l’évolution du couvert végétal et des niveaux de
végé-tation permettait vraisemblablement d’anticiper les dynamiques de la succession locale de
pâturages et donc de prévoir les gibiers et les tactiques à adopter pour leur chasse.
L’immersion des Magdaléniens au sein de leur environnement a généré des
représenta-tions sociales. Au cœur d’un territoire traversé de tels fl ux d’animaux, le cheval a pu être
valorisé pour sa mobilité ou sa vitesse. Quoi qu’il en soit, il a eff ectivement été une source
privilégiée de représentation. C’est, ainsi, l’animal le plus souvent fi guré dans l’art
parié-tal du Paléolithique supérieur
48et plus spécialement dans le Magdalénien en Europe
49.
Malgré l’extrême rareté des fi gurations de cet animal dans le Bassin parisien, le cheval
constitue la gravure centrale et exceptionnelle d’un bloc de calcaire à Étiolles
50. Typique
des chevaux aux « sabots fl ottants », il semble atteint par une fl èche, décochée par un
monstre caractérisé par un corps de femme debout, une tête de renne avec ses ramures
et avec un regard inquiétant. Cette découverte illustre l’imprégnation du cheval dans
l’univers idéel des Magdaléniens, en parallèle à l’importance qu’il représente dans la vie
quotidienne.
42. BIGNON 2005; BIGNON et al. 2005. 43. TORRENCE 1983. 44. KELLY 1983. 45. DUCATEAU, VIGNE 1993. 46. AUDOUZE et al., 1988; JULIEN et al. 1988. 47. BIGNON à paraître. 48. FRITZ, TOSELLO 2001. 49. POZZI 2004. 50. TABORIN et al. 2001.Bibliographie
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