pois-sons, en bancs importants, longeaient le
littoral du pourtour méditerranéen – en
particulier le long du détroit siculo-tunisien. Les yeux fi xés sur la mer depuis des
pro-montoires situés sur la côte, des guetteurs signalaient le passage des bancs aux pêcheurs
qui organisaient alors une véritable battue : répartis sur des embarcations légères, les
hom-mes disposaient habilement leurs fi lets en les resserrant progressivement jusqu’au lieu de
la mise à mort : les poissons étaient alors transpercés à coup de harpons ou assommés à
coups de gaff e. C’est la pêche à la madrague, bien connue des pêcheurs méditerranéens et
encore pratiquée aujourd’hui en Tunisie sous le nom de matanza. Quelques documents
fi gurés antiques en conservent le souvenir : une mosaïque du milieu du iii
es. trouvée dans
la maison « de l’Oued Blibane » à Sousse en Tunisie (fi g. 3) montre un pêcheur, debout
dans sa barque, assommant avec un aviron un gros poisson arrêté par les mailles d’un
fi let disposé en demi-cercle
24. On songera aussi à la description faite par Philostrate d’un
tableau fi gurant les pêcheurs de thon du Bosphore
25.
La capture d’un autre poisson de gros calibre, l’espadon, nécessitait la mise en œuvre
d’une technique de pêche particulière que Strabon, citant Polybe, n’hésite pas à
com-parer à l’une des chasses les plus dangereuses qui soit, celle au sanglier. Le texte mérite
d’être cité, tant il pourrait – à la nature près des animaux pêchés – s’appliquer à la scène
de Nabeul : « […] un veilleur fait le guet, pour le compte d’une série de pêcheurs qui
attendent à l’écart dans des barques à deux rames, deux hommes par barque ; l’un dirige
le bateau, l’autre se tient debout à la proue, lance en main, dès que le veilleur signale
l’ap-parition de l’espadon. Un tiers environ de l’animal émerge de l’eau. Quand la barque le
touche presque, l’homme frappe l’animal à portée de main, puis retire du corps la lance,
sauf la pointe de fer ; celle-ci est en forme d’hameçon, peu solidement fi xée à la lance,
intentionnellement ; elle est attachée à une longue cordelette que les marins laissent fi ler,
une fois la blessure faite jusqu’à ce que l’animal soit fatigué de se débattre et de fuir ; alors
on le tire sur la grève ou on le hisse sur la barque, à moins qu’il ne soit vraiment de très
22. À Neapolis même étaient installées des fabriques de salaisons : STERNBERG 2000.
23. OPPIEN, Hal. III ; ÉLIEN, NA XV, 5-6.
24. Musée de Sousse inv. 10.457 (57.027) : FOUCHER 1957, fi g. 19 et 21 ; FOUCHER 1960, pp. 9-11, pl. V.
25. PHILOSTRATE, Imagines, I, 13. Je remercie Agnès Rouveret d’avoir attiré mon attention sur cette ecphrasis, d’autant plus intéressante que le tableau en question présente d’assez nombreux points communs avec les peintures qui ornent le bassin de Nabeul : paysage panoramique animé de personnages – y compris des chasseurs – et d’embarcations, et ponctué d’architectures.
Fig. 3 - Détail d’une mosaïque de la « Maison de l’Oued Blibane », Sousse (d’après FOUCHER 1960, pl. V).
Pascale LINANTDE BELLEFONDS
155
grande taille. […] La vigueur de l’animal est comparable à celle du sanglier, et sa chasse
l’est aussi. »
26Ainsi, pratique halieutique et pratique cynégétique fi nissent, dans certains cas, par se
confondre, requérant des qualités comparables d’observation, d’adresse, de bravoure et de
force physique
27. Dès lors, on comprend aisément que les pêcheurs du cap Bon aient su
prendre le relais des chasseurs pour achever leur travail en capturant les cerfs que ceux-ci
avaient intentionnellement poussés vers la mer.
Il convient, pour terminer, de s’interroger sur le caractère unique de la peinture de
Nabeul. Une première raison possible est que cette stratégie de chasse qui nécessitait, on
l’a vu, la rencontre de circonstances particulières, n’était guère répandue. L’autre raison,
c’est qu’elle concernait une population modeste – des chasseurs trop pauvres pour s’off rir
chevaux et bons chiens de chasse, et des pêcheurs. Or, traditionnellement, l’imagerie de la
chasse a surtout privilégié le caractère héroïque ou aristocratique de la vénerie. Si le sujet
a néanmoins été retenu pour orner le bassin d’une riche demeure de Neapolis, c’est
proba-blement parce qu’il s’insérait dans un programme iconographique où l’aspect anecdotique
et local était prédominant aux yeux du commanditaire. Au même titre que les tableaux
voisins, cette scène familière et plaisante évoquait le cadre naturel, la vie quotidienne de la
population de pêcheurs et de marins des environs de Nabeul. Il n’en reste pas moins que
cette peinture revêt un intérêt documentaire exceptionnel, en apportant le témoignage
visuel d’une pratique cynégétique dont on pensait jusque-là qu’elle relevait plutôt du
mythe, de l’imaginaire poétique ou de la reconstruction intellectuelle.
Bibliographie
AlexanderM.A. et EnnaiferM., éd. (1976), Corpus des Mosaïques de Tunisie, I (3), Tunis, Institut national d’archéologie et d’art, pp.31-33, n° 279, pl.XIX.
BarbetA. (1999), «Une peinture de bassin dans la maison des Nymphes à Nabeul. Ses relations avec les mosaïques», in La Mosaïque gréco-romaine, VII, Tunis, Institut national du patrimoine, pp.311-319, pl.CXLV-CXLIX.
BorgeaudP. (1979), Recherches sur le dieu Pan, Rome, Institut suisse de Rome.
DomagalskiB. (1990), Der Hirsch in spätantiker Literatur und Kunst, Münster, Aschendorff sche Verlag.
DunbabinK.M.D. (1978), Th e Mosaics of Roman North Africa, Oxford, Clarendon Press. FoucherL. (1957), Navires et barques fi gurés sur des mosaïques découvertes à Sousse et aux environs,
Tunis, Imprimerie offi cielle de la Tunisie.
FoucherL. (1960), Inventaire des mosaïques, Feuille n°57 de l’Atlas Archéologique, Sousse, Tunis, Imprimerie offi cielle de la Tunisie.
JostM. (1985), Sanctuaires et cultes d’Arcadie, Paris, Librairie philosophique J.Vrin.
LubtchanskyN. (1998), «Le pêcheur et la métis. Pêche et statut social en Italie centrale à l’époque archaïque», MEFRA 110, 1998 (1), pp.111-146.
26. STRABON, I, 2, 16, traduction G. AUJAC, Paris, 1969 (Coll. des Universités de France).
27. Ce rapprochement entre chasse et pêche a bien été mis en évidence, à la lumière de l’iconographie étrus-que et d’Italie centrale, par N. LUBTCHANSKY 1998.
MazonP. (1943), Le Chasseur ou Histoire eubéenne, Bourg-la-Reine, P.-E.Colin.
PoplinF. (1996), «Les cerfs harnachés de Nogent-sur-Seine et le statut du cerf antique», CRAI, 1996, pp.393-421.
SchnappA. (1997), Le Chasseur et la cité, Paris, Albin Michel.
SternbergM. (2000), «Données sur les produits fabriqués dans une offi cine de Neapolis (Nabeul, Tunisie)», MEFRA 112, 2000 (1), pp.135-153.