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Philippe: la violence réelle au cœur de la séparation

Philippe est âgé de dix-huit ans lorsque sa mère vient s’adresser au service de la consultation. Signalons ici combien il est important d’apprendre de l’adolescent lui-même comment il se situe face à la vie et comment l’environnement se reflète en lui. Ce que nous racontent les personnes de son entourage ne servirait qu’à saisir plus nettement son attitude. Cependant, dans notre expérience avec les adolescents délinquants, très souvent ce sont les parents qui viennent à la première consultation. Au départ, les jeunes délinquants ne viennent pas volontairement. C’est surtout la mère qui occupe la première place pour parler de la délinquance de son enfant et fréquemment elle essaie de l’expliquer et de convaincre que ce n’est pas de sa faute.

Les adolescents délinquants sont d’un abord particulièrement difficile. Ces jeunes, parfois agressifs et parfois d’une apparence soumise, ont beaucoup de mal à parler au début. Soit ils restent silencieux ou réticents, soit ils prennent des précautions sur ce qu’ils disent pour se protéger. Il faut leur faire comprendre que nous ne sommes pas là pour les juger. Le travail dans la cure avec ces adolescents est d’abord celui de laisser un espace pour la demande, un lieu pour la parole et le désir. Dans un premier temps, nous demandons donc à l’adolescent d’appeler lui-même le service administratif de la clinique pour la consultation.

Au début de la séance, la mère de Philippe se met à pleurer en montrant les marques sur son corps et une dent cassée, résultat de l’agression de son fils sur son corps. Philippe est l’aîné de trois garçons. Elle nous révèle « qu’ils ont toujours été très proches l’un de l’autre. Quand il était petit, il me faisait penser à un prince... Il est plus intelligent que les autres. ». Elle a divorcé il y a six mois et ils habitent dans un appartement à deux

chambres : l’une est pour Philippe et l’autre est occupée par la mère et les deux autres fils.

Du père, elle affirme « qu’il est toujours comme un enfant. Il parle avec eux comme s’il était un frère ». Il est au chômage en ce moment, habite chez sa mère et demande l’argent de poche de ses fils. Elle continue à parler de Philippe en disant très fièrement qu’elle va très souvent dans les bistrots où il est avec ses amis et parfois elle s’assied sur ses genoux.

Pendant la séance, nous remarquons que le rapport de la mère avec ses parents était déjà assez confus car elle révèle que son père était aussi son gynécologue.

Elle a appris que Philippe n’allait plus à son cours de préparation pour l’examen d’entrée à l’Université et qu’il avait gardé l’argent qu’elle lui avait donné pour payer ses cours. Elle a aussi remarqué qu’il manquait toujours de l’argent dans son sac. Philippe dort toute la matinée et il rentre très tard la nuit. Elle a donc décidé de le faire changer de chambre pour le mettre avec ses frères et le faire se réveiller le matin. Un jour, elle est rentrée dans la chambre de Philippe car le réveil-matin sonnait sans arrêt et il dormait encore. Il s’est levé en colère et s’en est pris au mobilier de la maison, a arraché les rideaux puis lui a donné des coups de pieds. Elle est tombée par terre et il lui a donné un coup de pied sur le visage. «- J’ai pensé qu’il allait me tuer. C’est de la faute de son père car il m’a frappé avant le divorce et Philippe a vu. », observe la mère. Elle continue en disant que peut-être il devrait faire son service militaire pour avoir des limites. À l’occasion de cet incident, elle a appelé le père de Philippe et il est parti habiter avec lui chez sa grand-mère.

Philippe vient très contrarié au cabinet de consultation de la clinique. Pendant la première séance, il garde le capuchon de son manteau sur la tête pour éviter de nous regarder. Il répond aux questions qu’on lui pose de manière monosyllabique. Cependant, il accepte de venir à une prochaine séance. Là, il parle un peu de sa vie et de ses projets mais évite toujours de parler du conflit avec sa mère. À la troisième séance, il en vient à parler

de la violence qu’il n’a pu maîtriser mais il ajoute qu’il n’arrive pas à se souvenir des détails. Il se plaint de la façon dont sa mère parle de son père. Il dit qu’il pense que la cure pourrait peut-être l’aider mais « il aimerait la suivre avec un professionnel de sexe masculin.»

Philippe est pris dans l’idéal de sa mère, jouissant de privilèges que ces frères n’ont pas. La défaillance du processus de séparation apparaît déjà dans le fait de prendre possession des objets appartenant à sa mère. Apparaissent aussi clairement l’absence d’une autorité parentale et des comportements incestueux de la part de la mère. Mais on peut comprendre aisément que l’agressivité, d’abord marquée par l’attaque du mobilier, essaye de prendre une dimension de séparation du corps interne qui ne suffit pas. La violence a été suivie de l’attaque du corps de la mère dans la réalité pour provoquer une rupture.

Cette violence témoigne de la difficulté de l’adolescent à se séparer de sa mère et à celle-ci de le soutenir. Selon Lesourd58, la violence extrême des conflits entraînés par le processus de séparation ainsi que leur inexistence vient toujours signaler la difficulté de l’adolescent à quitter une relation trop fusionnelle avec les parents. L’impossibilité d’agresser le parent, même en pensée, peut entraîner la violence si le parent est perçu comme trop fragile pour la supporter. Ainsi, il ne reste à l’adolescent qu’à mettre en scène cette violence, seule ressource qu’il trouve pour se séparer.

En outre, Philippe paraît porteur de l’agressivité de l’un de ses parents à l’égard de l’autre. En ce qui concerne le père, l’identification que le garçon porte sur lui est celle de la violence. Il n’est pas nommé par la mère comme un tiers séparateur et lui-même n’arrive pas à être le support de la séparation. Il semble plutôt exercer une fonction fraternelle à l’égard de l’adolescent. La demande de Philippe de suivre la cure avec un professionnel de sexe masculin est encore la quête d’avoir quelqu’un pour soutenir la place du père dans la

58 LESOURD, S. Adolescences... Rencontre du féminin. Toulouse: Érès, 1994, p. 74.

réalité.

Nous insistons sur le fait qu’en parlant de la constitution du sujet il faut qu’il y ait séparation pour qu’il puisse établir, tout au départ, une relation d’objet suivie de la possibilité de se constituer la perception de l’objet en son absence, dont les conditions préalables internes sont aussi importantes que les conditions externes. Par conséquent, la séparation des parents inconscients qui ont rendu possible la structuration psychique du sujet – ce que l’on peut ici nommer les imagos parentales – ainsi que les parents de la réalité, jouent un rôle considérable dans la constitution du sujet. L’adolescent remet autant en question les imagos parentales que les parents de la réalité qui l’ont soutenu pendant l’enfance.