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Les parents de la réalité : Que sont-ils devenus aujourd’hui?

CO NSTI TUTION DU S UJET

2.2 Les parents de la réalité : Que sont-ils devenus aujourd’hui?

La naissance d’un enfant donne à deux personnes le statut de parents. Rassial souligne pourtant qu’être parents n’est pas une qualité de l’être humain assuré par la reproduction mais c’est d’abord une fonction puis une position occupée par rapport à un autre sujet modifiée voire bouleversée quand cet autre sujet, d’enfant, devient adolescent puis adulte89.

87 BERGÈS, J. ; Balbo, G. L’enfant et la psychanalyse. Paris: Masson, 1996, p. 126.

88 MAHLER, M. La naissance psychologique de l’être humain.Op. cit.,

89 RASSIAL, J.-J. Le passage adolescent,de la famille au lien social.Op. cit., p.77.

Évidemment, être parent d’un enfant et d’un adolescent n’est pas le même chose, surtout pour des raisons psychiques. L’adolescence elle-même implique le remaniement des imagos des parents de la réalité qui ont été le support de ces imagos pendant l’enfance.

Le processus de développement de l’enfant se constitue déjà de ruptures pour passer d’une relation à l’autre. Parallèlement, ce parcours implique pour la mère l’adaptation à chaque étape de la vie de son enfant et l’acceptation d’un nouveau mode de relation. Ces passages sont ponctués de deuil du côté de l’enfant mais aussi du côté de la mère. Tandis que le bébé doit perdre la mère qui fait tout pour accéder à son indépendance, la mère perd un bébé qui a besoin d’elle pour tout.

Cette perte est nécessaire au nouveau-né pour qu’il se prépare à être l’autre entier et sexué. Ainsi, la mère doit renoncer à ses jouissances archaïques, se séparer de l’objet enfant comme faisant partie d’elle-même, c’est-à-dire élaborer la perte de l’enfant comme objet partiel qui lui appartiendrait. Pour illustrer cela, nous pouvons citer par exemple la fin du sevrage ; perte nécessaire et subjectivable, elle est surtout conditionnée par la mère.

Selon Winnicott90,l’environnement favorise l’intégration de l’enfant, car le dehors peut devenir le dedans. La mère suffisamment bonne est celle qui favorise l’intégration psychique de l’enfant dans une fonction contenante qui vient l’apaiser et contenir ce qu’il ne peut pas encore faire. Cependant, répondre aux besoins de l’enfant ne signifie pas le maîtriser. Il faut le laisser éprouver de temps à autre le principe de réalité, lui ouvrir un espace transitionnel sans pour autant l’abandonner.

La constitution du sujet passe par l’épreuve de l’absence, où s’ouvre la reconnaissance de son désir propre. En somme, suffisamment bonne implique de répondre aux besoins de l’enfant tout en laissant un espace au désir. Donc, elle doit être une mère suffisamment bonne mais pas trop, ce qui n’est pas une tâche si facile. En effet, la mère doit se séparer de

90 WINNICOTT, D. W. « Distorsion du Moi en fonction du vrai et du faux self » in Processus de maturation chez l’enfant : développement affectif et environneme. Op. cit., pp. 122-123.

cet objet d’amour tout en laissant de l’espace pour la différence. Freud souligne que le premier but d’aimer est incorporer ou dévorer91. Partant de là, on peut concevoir que l’amour total ne fasse qu’anéantir.

Certaines mères éprouvent des difficultés à donner une place au désir et à la parole de l’enfant. Dès qu’il hurle par exemple, elles accourent et croient savoir interpréter chaque cri de leur bébé. Ce sont des mères ayant du mal à permettre à l’enfant de dépasser chaque phase du développement et à modifier la relation nécessaire à son indépendance. Face à cela, l’enfant vit comme si la mère le comblait dans un rapport de jouissance absolue où il ne connaît pas le manque.

La mère doit donc elle-même élaborer le manque structurel en partant du fait que l’enfant ne vient pas renforcer son narcissisme, qu’il ne peut pas combler le vide et qu’il n’est pas non plus un objet partiel de sa possession et de son désir. Il doit être perçu comme un objet total. C’est de l’effondrement du désir de la mère que l’enfant peut advenir comme sujet de son désir. La séparation du couple mère-enfant consiste elle aussi en la castration de la mère et au deuil de sa toute-puissance. Si la mère voit la séparation comme une perte réelle, si elle n’arrive pas à symboliser la castration comme manque structurel, l’enfant peut se fixer à la place de l’objet de son désir, à savoir le phallus qui lui manquait.

Il faut donc que la mère autorise à l’enfant l’expérience spéculaire, afin qu’il puisse s’appréhender dans une image totalisée où l’autre prend corps et réalité. Cependant, pour que l’identification au stade du miroir92 s’opère, il lui faut un signe de reconnaissance car il ne parle pas encore. L’enfant acquiert de l’autonomie et parvient à organiser le monde imaginaire quand la mère lui reconnaît l’identification spéculaire, processus qui ouvre le champ à la fonction paternelle.

91 FREUD, S. Trois essais sur la théorie sexuelle.Op. cit., p. 128.

92 LACAN, J. « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je » (1949), in Écrits. Paris: Le Seuil, 1966.

Désillusion nécessaire de ne faire qu’un avec son enfant pour sa subjectivation, la mère doit opérer un retour vers la position génitale. Le temps de désinvestissement maternel est aussi celui du réinvestissement du féminin pour la mère. Guttonobserve que ce retour de la mère donne de l’espace à la fonction paternelle, tout en faisant opposition à l’unité narcissique primaire93. Le désir de la mère va s’adresser à un autre objet pour se satisfaire, il se place donc hors de la sphère d’omnipotence de l’enfant.

Soulignons qu’il existe une différence, surtout dans les valeurs, entre les positions parentales et leurs fonctions. Le lien de la mère à l’enfant est d’abord réel94 écrit Rassial, ce qui constitue l’imago maternelle où l’enfant n’est qu’un morceau détaché du corps de la mère. Ce lien devient imaginaire dans l’imago du double au stade du miroir. Le lien du père à l’enfant est d’abord une fonction symbolique, c’est-à-dire qu’il doit être proposé et soutenu dans le discours de la mère. La question du père se pose par rapport à la fonction d’un tiers séparateur du couple mère-enfant.

La fonction du père opère comme une métaphore qui vient séparer l’enfant du désir de la mère. Un signifiant, nommé par Lacan le Nom-du-Père95, vient substituer le premier, celui du désir de la mère. L’enfant associe l’absence de la mère à la présence du père comme étant l’objet de son désir. Nous remarquons alors l’aspect symbolique de la fonction paternelle tel que le définit Lacan. Freud l’avait déjà souligné dans le mythe fondateur de Totem et Tabou96.C’est à partir du père mort que les fils se soumettent à la loi universelle de l’interdit de l’inceste, origine de la séparation mère-enfant. Au nom de cette loi et de l’absence de la mère par rapport à la présence du père, l’enfant associe ce dernier comme objet du désir de la mère et se tourne vers d’autres objets. Le père de la réalité est donc celui qui joue le rôle du locuteur et de l’agent de la castration au moment de l’Œdipe.

93 GUTTON, Ph. « Essais sur le narcissisme primaire en clinique du nourrisson », in : Psychanalyse à l’université, t. 4, n. 16 , 1979, p. 697.

94 RASSIAL, J.-J. Le passage adolescent, de la famille au lien social.Op. cit., pp. 75-76.

95 LACAN, J. Le séminaire V : Les formations de l’inconscient. Op. cit., p. 180.

96 FREUD, S. Totem et Tabou (1912-1913). Trad. Fr. S. Jankélévitch. Paris: Payot, 1947.

Si l’adolescence récapitule les premiers processus d’identification, elle est aussi le temps où les parents sont amenés à repenser leurs positions subjectives. L’adolescence des enfants exige un changement de place des parents et elle est une véritable épreuve pour eux. L’enfant a besoin d’admirer ses parents pour grandir et ils sont les références des premières identifications. Le parent du même sexe le représente « lui-même » quand il sera adulte. L’adolescent questionne les figures de références intrapsychiques, les imagos qu’il a intériorisées et les parents de la réalité qui l’ont soutenu pendant l’enfance. Il n’idéalise plus ses parents. Ces derniers doivent à leur tour faire un travail de deuil de cet enfant qui semblait une partie d’eux-mêmes et qui les considère à présent comme des sujets quelconques. La crise adolescente entraîne alors une crise en miroir chez les parents.

Face à la transformation du corps et de la sexualité de l’adolescent qui rejoue à ce moment l’Œdipe, les parents sont amenés à des remaniements de leur propre sexualité. En effet, les liens incestueux inconscients sont ravivés et se présentent à la conscience.

L’interdit de l’inceste qui était soutenu par la différence entre les enfants et les adultes doit être reformulé, d’autant plus que le corps de l’adolescent ressemble maintenant à celui des adultes.

La sexualité des adolescents fait revivre aux deux parents leur propre adolescence et ce qu’ils ont vécu avec leurs parents. Les tentatives de maîtrise de la vie de l’adolescent ou les libéralismes excessifs des parents représentent leur manière de résoudre leurs conflits.

Parallèlement, la sexualité naissante de l’adolescent peut être perçue par ses parents comme la fin de la leur. Comme le souligne Dolto, il faut accepter d’être déboulonné par ses propres enfants, de se résorber, presque de « se mettre en veilleuse97,». L’adolescent déloge ses parents, les oblige à réinventer leur place et en particulier à réélaborer leur propre vie sexuelle.

97 DOLTO, F. Paroles pour les adolescents ou le complexe du homard. Paris: Hatier, 1989, p. 73.

Avec la prise de conscience que le temps est limité et que la vie s’organisera désormais en fonction du temps qui reste, l’adolescence de l’enfant est l’âge du bilan des parents.

L’angoisse du temps écoulé et l’éclat de la sexualité de l’adolescent entraînent souvent chez les parents des conduites « à la recherche du temps perdu » ou qui évoquent la rivalité à l’égard de leurs enfants. La femme peut avoir le sentiment d’une sexualité amoindrie, ou au contraire connaître l’explosion d’une sorte de sexualité adolescente. Cela sera encore plus compliqué pour une femme ayant maintenu une identité unique d’être mère. Chez l’homme, on remarque couramment des conduites sexuelles tumultueuses et la recherche de rapports avec des femmes plus jeunes.

Il faut également prendre en compte aujourd’hui l’accroissement de l’espérance de vie qui, d’une certaine manière, diminue les différences entre les générations et peut poser des problèmes au soutien des fonctions parentales. Très souvent, les parents ont encore leurs propres parents, ils sont alors à la limite de se situer dans une relation fraternelle avec leurs enfants et sont très proches d’une relation de rivalité. En ce qui concerne les mères, les femmes restent jeunes plus longtemps et possèdent encore leur pouvoir de séduction lorsque leurs enfants deviennent adolescents. Elles peuvent se retrouver dans une rivalité à l’égard de leurs filles et représenter une menace pour leurs fils.

Dans la clinique, nous observons chez les parents les conflits entraînés par la sexualité des adolescents. Soit ils veulent maintenir leur statut en disant il est encore un enfant, ou elle n’est pas encore une femme/ un homme, soit ils se mettent à disputer la place de jeunes avec leurs adolescents. Alain, un adolescent de seize ans, nous donne l’exemple de son père, qu’il compare au Père Noël :

« - ... sa barbe, elle ressemble à celle du Père Noël et puis il vit dans un monde fantasmatique. Il ne se rend pas compte qu’il est vieux et il se met à me raconter ses histoires avec des femmes beaucoup plus jeunes que lui. Un jour, on était dans la voiture et il regardait une fille qui passait dans la rue.

C’était une collègue à moi ! Ce serait ridicule s’il tombait amoureux d’une adolescente de mon âge ! »

Sa mère lui dit toujours qu’elle ne va pas vieillir; au contraire, elle va devenir plus jeune. Elle s’achète des vêtements dans les magasins pour jeunes adolescents et très souvent fait des chirurgies plastiques. Alain est toujours gêné quand il la rencontre dans des endroits où il va avec ses amis.

La crise de la sexualité des parents est souvent accompagnée d’un mouvement dépressif face à des pertes. Si d’un côté ils perdent l’enfant qui devient adolescent et doit les quitter, d’un autre côté ils se retrouvent face à la vieillesse de leurs propres parents. En effet, la maladie ou l’approche de la mort des grands-parents sont le reflet de l’avenir des parents de l’adolescent. Cette constatation est clairement observable chez une patiente venue en consultation.

Femme âgée de cinquante ans, Anne se plaint que son fils de vingt-cinq ans veuille quitter la maison et aller vivre dans un appartement. Très attachée à son fils pendant son enfance, depuis son adolescence elle s’oppose à tous ses mouvements d’indépendance et elle n’a jamais pu faire un retour sur sa position conjugale. Aujourd’hui, elle consulte plusieurs médecins car elle craint de tomber malade comme ses propres parents. La ménopause lui fait penser que c’est la fin de son identité féminine. Elle revient sans cesse sur son fils et déclare : «-... quand ils sont petits, on a envie de les mordre, de les manger.

Quand ils ont grandi on se demande pourquoi on ne les a pas mangés ».

Au renoncement de la toute-puissance parentale que les parents doivent accomplir s’ajoute aussi le deuil de l’idéal projeté sur l’enfant. Ils doivent renoncer aux projets souvent élaborés pour leur enfant, qui ne sont plus partagés par lui à l’âge adolescent.

Désormais, ce dernier ne va plus être le porteur de leurs désirs, et ils doivent alors moduler leur Idéal du moi projeté dans l’avenir de l’enfant. Les parents de Martine, adolescente de quatorze ans, dénoncent cette particularité. Elle est dans une phase où elle renonce aux projets élaborés par ses parents et devient si étrangère envers eux qu’ils lui disent : « On ne

sait pas comment tu as pu devenir si différente de nous. Si tu ne nous aimes pas comme parents, nous on n’a pas non plus voulu avoir une fille comme toi. »

Une grande partie des investissements parentaux doit disparaître, ce qui peut devenir une source de tension. Les parents dans l’attente de la réalisation d’une partie de leurs propres désirs, pouvant ainsi compenser les pertes qu’ils sont en train de subir, revoient à l’adolescence la dette du temps de leur investissement. Une maîtrise exacerbée à l’égard de l’adolescent s’installe alors pour régler leur conflit, et ce en particulier au niveau de l’investissement maternel ; il arrive que la mère essaie de maintenir l’adolescent comme son objet et contribue par là à l’échec de sa subjectivation, promoteur d’un symptôme.

2.3 Quelques remarques cliniques sur les parents des adolescents