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Les objets de la pulsion chez l’adolescent délinquant

La question de l’objet dans la délinquance juvénile

7.2 Les objets de la pulsion chez l’adolescent délinquant

Tout au long du développement infantile, l’être humain est confronté aux problématiques liées à l’absence et à la perte d’objet de la pulsion. De même, il doit se former des représentations de ces objets à l’intérieur de la psyché. Ce processus ne se fait pas sans fluctuations pendant la période infantile car l’enfant est encore très dépendant de son environnement, donc de la réponse donnée par ses parents ou par les personnes qui prennent soin de lui, les premiers partenaires de l’interaction pulsionnelle.

L’adolescence ne fait que montrer les effets des premières expériences vécues, en particulier les possibilités de se construire des représentations des premiers objets de la pulsion. La dialectique entre le dedans et le dehors, entre le sujet et l’objet dans les

277 AULAIGNER, P. Un interprète en quête de sens.Op. cit., p. 150.

premières interactions pulsionnelles, c’est-à-dire inscrite avec les premiers objets de la pulsion, est au cœur de certains troubles à l’adolescence, à l’exemple de la délinquance juvénile.

En effet, si nous suivons la pensée de De Caevel278,la délinquance juvénile nous amène à concevoir que les forces en jeu sont celles des pulsions partielles. Ces pulsions qui devaient être imbriquées sous le primat du génital demeurent inchangées, restant sous l’égide de la phase prégénitale. L’événement de l’adolescence réactualise les pulsions dont le processus de sublimation est resté en suspens. L’adolescent est appelé à rechercher d’autres objets hors de la famille, avec pour objectif d’en prendre possession.

En fait, l’adolescent va rééditer les clichés aperçus et déjà fixés pendant son enfance.

En ce qui concerne les objets de la pulsion, le type et l’intensité des liens de l’enfant avec ses objets déterminent l’orientation de ces liens pour la vie ultérieure. Partant de là, la cause première de la délinquance ou, pour reprendre Aichhorn, l’état carentiel, doit être recherchée dans la petite enfance, où se sont établis les premiers liens d’objets libidinaux déviant de la norme279. Dans ce sens, la délinquance n’est que l’expression de relations avec des personnes et des choses différentes de celles autorisées par la société. Autrement dit, cette expression acceptée lors des premières phases du développement doit être dépassée à l’adolescence.

Ainsi, l’enfant qui grandit doit abandonner les objets libidinaux à l’intérieur de la famille. L’opération adolescente consiste à réussir à remplacer ces premiers objets par d’autres hors de l’environnement familial, et à pouvoir maîtriser et sublimer les premières interactions pulsionnelles. Lorsqu’il n’y parvient pas et qu’une fixation se met en place, la délinquance est souvent choisie comme issue.

278 DE CAEVEL, H. « La parole est aux armes : réflexion sur la violence, l’agressivité et la contrainte », in Violente adolescence : pulsion du corps et contrainte sociale.Op. cit., p. 33.

279 AICHHORN, A. Jeunes en souffrance,psychanalyse et éducation spécialisée.Op. cit., p. 110.

De manière plus précise, nous remarquons que des fixations trop intenses à certains membres de la famille, les premiers partenaires de l’interaction pulsionnelle, peuvent conduire à cette pathologie adolescente. Il semble que des fixations aux premiers objets de la pulsion rende la tâche de la puberté considérablement difficile. Certes, il n’a pas encore échoué, mais il cherche à accomplir cette tâche par une voie détournée.

La difficulté à réprimer des motions pulsionnelles et à les dévier de leurs buts primitifs est très souvent présente chez le jeune délinquant. Sur ce point, une ressemblance entre lui et l’enfant s’observe dans la mesure où, comme l’enfant, il poursuit des satisfactions pulsionnelles instantanées en ne parvenant pas à en changer le but originaire ni à abandonner un plaisir incertain pour l’obtenir plus tard. Ces manifestations pulsionnelles adressées aux premiers objets de la pulsion, alors normales lors des stades antérieurs du développement infantile, deviennent déviantes parce qu’elles sont en opposition avec les règles de la société.

Nous observons chez ces adolescents qu’une partie du Moi est dirigée par un principe de plaisir prédominant, dans le registre de la toute-puissance, et qu’une autre partie porte une maturité qui peut correspondre à la puberté. D’après Aichhorn, tout jeune déviant présente ce clivage du Moi, c’est-à-dire ce défaut d’évolution homogène du Moi280. Nous pouvons penser que chez l’adolescent délinquant certaines phases de son développement affectif n’ont pas été dépassées correctement, ou que certaines fonctions psychiques opèrent à un stade évolutif inférieur.

Freud281 fait référence au clivage du Moi en supposant que ce Moi juvénile pendant l’enfance se trouvait au service d’une revendication pulsionnelle puissante, qu’il avait l’habitude de satisfaire. Tout à coup il est effrayé par une expérience qui lui montre que la continuation de cette satisfaction aurait une conséquence et présenterait un danger réel

280 Ibidem, p. 176.

281 Freud, S. « Le clivage du moi dans le processus de défense » in Résultats, idées, problèmes II.Op. cit., pp.

283-284.

difficilement supportable. Il lui faut alors reconnaître ce danger et renoncer à la satisfaction pulsionnelle, ou bien dénier la réalité en se faisant croire qu’il n’y a rien à craindre afin de pouvoir maintenir la satisfaction. Entre ce conflit de la revendication de la pulsion et l’objection faite par la réalité, l’enfant fait simultanément les deux. Autrement dit, il déboute la réalité, ne se laisse rien interdire et en même temps reconnaît le danger de la réalité, assume l’angoisse devant cette dernière et cherche ultérieurement à s’en garantir.

L’appareil psychique est contraint de s’adapter aux conditions réelles qui apportent des difficultés s’opposant à la satisfaction des motions pulsionnelles, l’impossibilité de les satisfaire. Le déplaisir qui apparaît à chaque satisfaction d’un plaisir prohibé par la réalité non seulement occasionne le déplacement de gains de plaisir et le renoncement de ces gains mais en plus il suscite la répression des motions pulsionnelles. Ce remaniement se constituant au terme d’une évolution introduit la notion de l’objet visé par la pulsion comme autonome.

Ainsi, plus le principe de réalité se développe et s’intensifie, moins le Moi est livré sans défense à ses motions pulsionnelles. Il est manifeste que le principe de réalité se produit à partir des frustrations réelles qui suscitent une restriction pulsionnelle chez l’enfant tout en lui permettant de s’éloigner de l’objet. Cette tâche n’est pas si aisée, dans la mesure où il ne suffit pas de tenir compte des obstacles provenant du monde extérieur, il faut les éprouver et les retenir en tant que tels. Si la genèse du principe de réalité nécessite une certaine mesure de restriction des satisfactions pulsionnelles directes imposée par une frustration extérieure, l’excès ou le déficit de cette frustration extérieure empêchera la genèse de la restriction pulsionnelle nécessaire. Il ne fait aucun doute que cette fonction incombe en premier lieu à la mère.

Pourtant, nous rencontrons souvent auprès des jeunes délinquants une mère qui les prend comme objets. Or, si le rôle des adultes pendant l’enfance est de poser l’interdit de prendre possession des objets qui appartiennent à l’autre, cet interdit ne peut s’établir quand la mère elle-même prend possession de l’enfant comme un objet partiel lui appartenant. Il n’est alors pas surprenant de voir comment ces adolescents prennent possession des objets, en commettant le vol.

Dans l’histoire des jeunes délinquants, nous remarquons fréquemment une telle faiblesse de la mère lors du développement infantile, où elle ne réussissait pas à imposer les frustrations menant aux restrictions pulsionnelles nécessaires. Au contraire, les tentatives de l’enfant de s’éloigner de l’objet étaient probablement ressenties comme une menace d’abandon. Cette faiblesse se retrouve dans l’expérience spéculaire, et le regard et la voix de la mère vont être questionnés au moment de l’adolescence.

Thierry est un jeune qui illustre très justement cette interrogation posée à nouveau sur le regard et la voix de la mère au moment de l’adolescence282.Âgé de quinze ans, il vit dans un foyer parisien depuis deux ans. Il est caractérisé comme un jeune difficile et violent par les éducateurs. Thierry a toujours été très attaché à sa mère et celle-ci l’appelle fréquemment au foyer. Son père, qui travaille dans une autre ville, est très souvent absent.

Thierry provoque régulièrement l’éducatrice chargée de lui en lui faisant répéter les interdits et les règles du foyer. Elle nous apprend qu’il se montre très agressif après avoir parlé avec sa mère au téléphone, autrement dit après avoir entendu sa voix.

Un jour, alors que le directeur du foyer est assis sur le canapé dans la salle avec d’autres jeunes, Thierry entre dans la salle après avoir reçu un coup de fil de sa mère. Le directeur le regarde et lui demande : « Ça va ? ». Subitement Thierry se jette en colère sur lui. Un éducateur va devoir s’interposer, cependant il mettra un certain temps pour se

282 Nous avons rencontré Thierry dans le cadre d’un stage effectué dans un foyer d’accueil à Paris au cours de la préparation du mestrado au Brésil (équivalent du DEA en France).

calmer. Après l’épisode, il ne sera pas en mesure d’expliquer le pourquoi de son agir.

Aussi confuse que puisse apparaître la scène, y compris pour l’adolescent, nous pouvons supposer qu’il a réagi au regard et à la voix d’un étranger à la scène qui s’était constituée entre lui et sa mère. Nous pourrions ajouter que le directeur est apparu comme le représentant d’un attribut paternel qui, à un moment donné, regarde la scène d’où venait Thierry. Dans la conception winnicottienne283,la colère elle-même dénote un certain espoir puisqu’elle indique, à l’instant où elle a lieu, que l’individu forme un tout et perçoit le conflit entre ce qu’il peut imaginer et fantasmer et ce qu’il peut découvrir dans la réalité partagée. La réalité pour ce garçon retrouve l’état de spécularisation originaire dans lequel le regard et la voix de la mère, ses signes, n’attribuent pas une place au sujet et au désir.

Il n’est pas étonnant que le délinquant soit régi par un principe de plaisir non dépassé et dans lequel les relations aux premiers objets de la pulsion spécifique de l’enfance, eux aussi non liquidés normalement, jouent un rôle. De fait, ce jeune cherche impulsivement la satisfaction de ses pulsions les plus primitives, d’une façon purement automatique. Et la réalité avec ses conséquences désagréables ultérieures ne rentre pas en ligne de compte au moment de l’agir.