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III. Récupération en mémoire épisodique

3. Phénoménologie de la récupération épisodique

3.1. L’ecphorie synergétique

Afin de rendre compte du fait que le rappel peut se faire sans reconnaissance, Tulving (1983) utilise le principe de l’ecphorie synergétique. Ce concept décrit le processus par lequel une récupération de type épisodique, c’est-à-dire une récupération consciente d’un événement

78 indexé selon son contexte spatial et temporel, ne peut se faire sans la combinaison de la trace mnésique antérieure et de l’indice de récupération généré par le contexte. Une ecphorie est tout à fait synonyme du terme récupération (retrieval en anglais). On doit l’invention de ce terme à Richard Wolfgang Semon (1923), un psychologue et biologiste de l’évolution. Semon (1923, p. 179) a défini l’ecphorie en ces termes:

“The ecphory of an engram should be understood as being its passage from the latent to the active state

or, in other words, the arousing of a condition of excitation (= sensation), which has remained as a permanent, though locally dormant, alteration in the sensitive substance of an organism.”1

Pour illustrer ce concept, imaginons que je rencontre un ami dans la rue, soudain il me rappelle que je dois aller délivrer un bouquet de fleurs à ma tante. Pourquoi ? Parce que l’ami en question tenait justement un bouquet de roses. Selon le principe de l’ecphorie, le bouquet a agi comme un indice de récupération de la trace mnésique de l’intention que j’avais mémorisé (celle d’aller apporter le bouquet). L’une des implications de ce principe est le fait que cet indice de récupération peut être externe, comme le bouquet, comme interne, par exemple, je pense à un bol de lait et cela me fait rappeler le bon Noel que j’avais passé chez moi l’année dernière, rendant compte d’une récupération involontaire et rapide. Mais ce principe peut également rendre compte d’une récupération plus lente, nécessitant plus d’effort attentionnels, de recherche dans la mémoire épisodique de traces mnésiques en l’absence d’indices évidents. Cet exemple illustre la différence entre l’accessibilité et la disponibilité. En effet, une information peut être disponible dans la MLT, mais tant que l’ecphorie n’a pas eu lieu, elle ne sera pas accessible, rendant compte par exemple de la difficulté du rappel libre par rapport à la tâche de reconnaissance. Mais il est également possible que cette différence entre l’accessibilité et la disponibilité rende aussi compte de la différence de performances qui existe entre une tâche RI de type Oui/Non et une tâche de RA (dans la mesure où celle-ci et la tâche de rappel libre sont jugées équivalentes en termes de processus impliqués, e.g., recollection). Bien que ce concept d’ecphorie soit voisin de celui de spécificité d’encodage, ils ne portent pas l’attention sur les mêmes aspects de la mémoire : le premier met plus l’accent sur la récupération tandis que le second plus sur l’encodage. Néanmoins, tels qu’ils sont décrits au sein du modèle GAPS (General Abstract Processing System, Tulving, 1983), ils ont

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A ce jour, cette œuvre majeure de la psychologie de la mémoire n’a pas encore été traduite en langue française

bien que ces écrits remontent au début du siècle dernier ! L’auteur de la présente thèse propose la traduction

suivante : « L’ecphorie d’un engramme devrait être compris comme étant son passage d’un état latent à un état actif ou, en d’autres termes, la manifestation d’une excitation (= une sensation) qui, bien qu’elle soit jusqu’alors

restée latente, représentait toujours une altération permanente de la substance sensitive d’un organisme ». Le terme d’engramme, qui est grossièrement équivalent à celui de trace mnésique et familier à tous ceux qui

79 en commun cette relation intime entre les conditions d’encodage et de récupération et le fait que des éléments contextuels peuvent constituer des indices de récupération (Figure 12). A partir de cette observation, d’autres principes régissant la récupération directement dérivées de l’ecphorie peuvent être mis en exergue. Dans la section sur l’encodage contextuel, nous avions vus que la mémoire épisodique est formée par l’association entre l’item et le contexte, mais pour former un souvenir épisodique complet, avec la richesse de détails visuels et des éléments qu’il comporte, il a fallu associer plusieurs éléments durant l’encodage qui pouvaient être non seulement de nature spatiale et temporelle, mais aussi visuelle et émotionnels, brouillant la distinction entre le contenu et le contexte. Par exemple, je me promenais avec un ami à la plage, je me rappelle des vagues et de leur son, des enfants qui pataugeaient dans l’eau, du marchand de glaces ambulant et de la sensation de chaleur qui se propageaient sur mes épaules alors que le soleil était au zénith. Ce « binding » entre les éléments a une conséquence importante sur la récupération de cet épisode : je me sers de chacun de ses éléments comme indices pour récupérer les autres ! c’est un processus de récupération que McClelland et al., (1995) appellent le complètement de patterns. Ce principe général s’applique, à partir de cet exemple de la vie quotidienne, à des tâches de laboratoire plus contrôlées comme le rappel indicé ou encore le paradigme des paires associées typiquement utilisé pour montrer la spécificité de l’encodage. De plus, même si l’encodage et la récupération sont deux processus distincts, les associations entre les items et leurs contextes servent également à former des souvenirs épisodiques dans laquelle ces associations sont conservées, illustrant ainsi le principe de réinstanciation (« recapitulation » en anglais, Rugg, Johnson, Park, & Uncapher, 2008). Selon ce principe, le pattern d’activations des représentations de l’encodage, et de manière corollaire, celui des régions cérébrales, vont être « réinstanciés » durant la récupération.

80 Figure 12. Modèle GAPS de Tulving (1983).

3.2. “retrieval attempt”, “retrieval mode”, and “ retrieval success ”

Dans la littérature déjà très dense sur la récupération des informations en mémoire épisodique, il faut enfin mentionner la mise en évidence de mécanismes spécifiques qui font référence au processus de récupération en soi. Ces mécanismes recouvrent bien évidemment tout ce qui a été rapporté jusqu’à présent dans cette partie intitulée « récupération », mais également des réflexions générées à partir des découvertes sur les études examinant diverses caractéristiques de la récupération. Ces études ont pu différencier notamment 4 mécanismes relatives à la récupération : 1) la tentative de récupération, 2) le mode de récupération et 3) la récupération réussie. Au-delà des études comportementales, ces notions sont surtout investiguées dans les études de neuroimagerie (Tulving et al., 1994a,b ; Rugg et al., 1998).

Nous avons abordé la notion d’ecphorie synergétique qui met en relation l’indice et l’item lors de la récupération. La « récupération réussie », qui se mesure comportementalement par de bonnes performances de rappel et/ou de reconnaissances, implique en termes de mécanismes que le souvenir épisodique ait été restitué avec les détails visuels, auditifs, émotionnels, et autres, sans oublier que le souvenir sera le reflet de l’association entre cet indice de récupération et l’item cible qui aura été apprise (e.g., binding) et consolidée en mémoire à long terme. Ainsi, cette notion de récupération réussie sous-entend que le sujet ait fait l’expérience d’une recollection. D’un point de vue phénoménologique, une récupération réussie implique que cette recollection soit directement dépendante de ce que Tulving (1983) nomme la chronesthésie, c’est-à-dire la capacité que

81 nous avons de « voyager mentalement dans le temps » afin de revivre de manière vivace les événements passés, tout comme l’oncle Scroodge de Dickens. Le fait que nous puissions ainsi effectuer un retour dans le passé, et savoir que ces souvenirs nous appartiennent dans la mesure où nous sommes les sujets qui les avons vécus et non quelqu’un d’autre en première instance, est une propriété fondamentale de la récupération épisodique selon Tulving (1983), correspondant à un état de conscience associé ainsi à l’expérience recollective lors d’une récupération épisodique, nommée « conscience autonoétique ». C’est à cet état de conscience bien spécifique auquel Tulving fait référence lorsqu’il utilise le terme de « retrieval mode ». Sans ce mode de récupération, il ne peut y avoir une récupération « réussie ». La procédure Remember/Know est une manière d’aborder objectivement cette conscience autonoétique (Gardiner, 2001) et permettrait aussi d’aborder ses bases neurobiologiques. Selon Wheeler, Stuss, & Tulving (1997), le CPF jouerait un rôle prépondérant dans l’expérience de « remembering », et par truchement dans l’activation de la conscience autonoétique. Par exemple, un déficit de la récupération consciente, caractérisé par une baisse notable des réponses « R », est associé à un hypométabolisme dans le CPF antérieur médian et le CPFDL gauche entre-autres dans la variante comportementale de la démence fronto-temporale (Bastin et al., 2012).

Le terme de retrieval attempt, qui est également utilisé de manière interchangeable avec le terme de retrieval effort, dénote une tentative de récupération, ou encore l’effort associé à la tentative de récupération. La tentative de récupération se caractérise généralement par une recherche active de l’information en mémoire, dans laquelle le sujet s’engage par exemple dans une tâche de rappel libre pour laquelle il ne dispose d’aucun indice de récupération externe, comparé à une tâche de rappel indicé ou une tâche de reconnaissance. Ainsi, lorsque le rappel aboutit à une réponse incorrecte, le sujet peut continuer à chercher en mémoire les items qui constitueraient des candidats potentiels (Frackowiak, Friston, Frith, Dolan, 2004). Comparée à une tâche de rappel libre, cette stratégie de recherche aurait moins lieu dans une tâche de reconnaissance lorsque la tentative de récupération n’aboutit à aucune réponse ou bien une réponse différente de celle recherchée. Par conséquent, derrière cette notion se cachent donc des concepts tels que « ressources attentionnelles », « charge cognitive » ou encore « processus contrôlés ». Par exemple, selon Rugg & Wilding (2000), l’effort de récupération est défini comme étant le niveau de ressource de traitement associé à une tentative de récupération, c’est-à-dire à cette recherche active. Cette ressource attentionnelle est nécessaire car le rappel se fait en trois étapes, la première consistant à générer les items candidats, la deuxième à reconnaître le ou les bons, et la troisième à évaluer

82 (dans le sens « monitor ») la réponse (Fletcher & Henson, 2001). Ainsi, l’une des manières d’évaluer la tentative de récupération est d’observer les modulations de l’activité cérébrale lorsqu’un sujet effectue des tâches de récupération dont le niveau de difficulté varie. Par exemple, les items ayant engagé un traitement superficiel demanderait naturellement plus d’effort lors du rappel comparé à un traitement profond, et cet effort est directement observable en utilisant une technique de neuroimagerie appropriée telle que l’IRMf (Buckner et al., 1998). Ces auteurs ont d’ailleurs identifié une activité accrue dans le CPFDL gauche comme témoignant de ce rappel « effortful ».

Le mode de récupération ou « retrieval mode » est un concept inventé par Tulving (1983) afin de décrire un état cognitif qui non seulement initie la récupération consciente, mais qui est maintenu tout au long de la tentative de récupération et de la récupération réussie. Un certain nombre de principes régissent hypothétiquement ce processus tels que : a) selon la définition, les corrélats neuroanatomiques du mode de récupération doivent être mis en évidence lors de l’initiation de la tâche de récupération quelle qu’elle soit, comparée à une tâche qui ne nécessite pas la récupération, toute chose égale par ailleurs ; b) Ce mode doit être mis en évidence spécifiquement pour une tâche de récupération épisodique comparé à une tâche de récupération non-épisodique (e.g., récupération sémantique). Là encore, les études ont pu identifier l’activation du CPF (Lepage et al., 2000). L’aire BA 10 en particulier supporterait ce processus de mode de récupération (Nyberg et al., 1995).

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Encart 1 : Synthèse permettant la Lecture des indicateurs de mémoire à travers la distinction « item-spécifique vs. Relationnel »

La mémoire épisodique est évaluée à travers divers processus concernant aussi bien l’étape d’encodage, de

stockage que celle de récupération. Ces processus ont pu être mis en évidence en laboratoire, mais aussi en

clinique notamment grâce à l’élaboration de tests et de procédures adéquats comme le paradigme de rappels

libres multi-essais. Nous avons vu que pour chacun d’eux la distinction « traitement item-spécifique vs.

Relationnel » pouvait être appliquée. Initialement proposée par Einstein et Hunt (1980), cette distinction est

largement reprise dans les modèles neurobiologiques contemporains propose pour l’élaboration d’une trace

mnésique de dissocier deux types de traitements complémentaires.

-Le traitement item-spécifique est un ensemble d’opérations de spécification et d’extraction de traits d’un événement, il privilégie les dimensions très spécifiques de l’information cible telle qu’une propriété

définitionnelle (eg., Cible-canari ; indice spécifique : jaune). Il peut aussi être défini comme le traitement

distinctif de l’information.

-Le traitement item-relationnel est un ensemble d’opérations de généralisation catégorisant, structurant,

configurant, liant plusieurs évènements sur la base de traits communs, de similitudes (perceptives, sémantiques

ou contextuelles). Il se concentre souvent sur les dimensions générales et abstraites telle qu’une propriété d’appartenance catégorielle moins discriminante (eg., Cible- canari ; indice général : oiseau) (Hunt & Smith,

1996).

Ces deux types de traitements opèrent sur les caractéristiques perceptuelles, sémantiques ou contextuelles portées par le ou les évènements. Un fonctionnement optimal de la mémoire reposerait sur ces deux types de traitements conférant une « distinctivité » à chaque évènement vécu (en anglais, « the distinctiveness of an event is the processing of differences in the context of similarity », Hunt, 2006, p.12) et une intégration de ce dernier dans les connaissances pré-existantes de l’individu (i.e., mise en relation).

Le tableau ci-après propose une synthèse des différents indices de mémoire identifiés comme étant associés à chacun de ces traitements (Hunt, 2006 ; Sauzéon, 2010), (Tableau 3).

Tableau 3. Indicateurs de traitements item-spécifique et relationnel.

Traitements item-spécifiques -Nombre de mots rappelés en rappel libre

-Nombre de mots gagnés entre deux essais de rappel (effet

d’apprentissage)

-Performances en reconnaissance

Traitements Relationnels -Nombre de mots rappelés en rappel libre

-Nombre de mots perdus entre deux essais de rappel -Performance en rappel indicé

-Indices d’organisation des items rappelés

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Chapitre II