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Pertinence de l’utilisation de la préparation in vitro du tronc cérébral isolé

1. Critique de la méthodologie

1.1 Pertinence de l’utilisation de la préparation in vitro du tronc cérébral isolé

Malgré le rôle proéminant tenu par la préparation in vitro du tronc cérébral isolé dans l’histoire de la recherche en neurobiologie respiratoire, celle-ci fut sévèrement critiquée au cours des années en raison de ses limitations expérimentales (Johnson, Turner et al. 2012). Ici, je tenterai de justifier le choix de cette préparation comme modèle expérimental pour mon projet de maîtrise en expliquant pourquoi l’utilisation de cette dernière pour étudier la rythmogenèse respiratoire est toujours pertinente en 2013. En plus de présenter les différents avantages et inconvénients de cette préparation, j’aborderai également quelques distinctions entre l’utilisation d’endothermes et celle d’ectothermes comme sujets expérimentaux.

Une des caractéristiques les plus importantes de la préparation in vitro du tronc cérébral isolé est qu’elle permet l’étude du centre respiratoire et de ses diverses propriétés en absence de toute afférence périphérique (Onimaru 1995). Les coupes sagittales (Paton, Ramirez et al. 1994) et coronales (Smith, Ellenberger et al. 1991) du tronc cérébral isolées in vitro, des modèles expérimentaux également utilisés dans l’étude de la neurobiologie respiratoire, présentent cette même qualité. Toutefois, la vaste arborisation dendritique des neurones respiratoires se retrouve perturbée à l’intérieur de telles préparations, cette dernière s’étendant au-delà des limites de la coupe, et ce, même chez les rats néonataux (Onimaru et Homma 1992, Richter et Spyer 2001). De plus, le nombre peu élevé de neurones fonctionnels contenus dans ces coupes de 300 à 700 µm d’épaisseur (Richter et Spyer 2001) limite fortement l’interaction synaptique, ce qui induit une diminution de la fréquence des décharges neuronales et la production d’un faible bruit synaptique (Ballanyi, Onimaru et al. 1999, Richter et Spyer 2001). Il en est autrement pour la préparation in vitro du tronc cérébral isolé en bloc, où la majeure partie du réseau respiratoire central demeure intacte (Richter et Spyer 2001, Johnson, Turner et al. 2012). Cette caractéristique s’avère très avantageuse pour l’étude de la connectivité et des interactions entre les différents groupes de neurones respiratoires spatialement isolés, tels que les neurones pontins et les neurones médullaires. Par exemple, chez les mammifères, les motoneurones spinaux

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contrôlant les muscles de la pompe respiratoire sont spatialement séparés des neurones générant le rythme respiratoire situés dans le tronc cérébral. Ainsi, il est possible, à l’aide d’une préparation in vitro comprenant le tronc cérébral et la moelle épinière de l’animal, de faire baigner les neurones respiratoires spinaux dans une solution contenant des drogues ou autres produits chimiques tout en alimentant le tronc cérébral avec une solution normale afin de maintenir la production du rythme respiratoire endogène (Johnson, Turner et al. 2012).

La perfusion artérielle étant impossible pour ce genre de préparations in vitro, le réseau neuronal impliqué dans la genèse du rythme respiratoire ne peut pas être approvisionné en glucose et en O2 autrement que par superfusion du tronc cérébral ou de la coupe, ce qui provoque la formation de gradients de pO2, K+ et H+ très importants à l’intérieur du tissu nerveux, en particulier à l’intérieur du tronc cérébral, ainsi qu’au niveau de la couche limite entourant le tissu (Johnson, Turner et al. 2012). De ce fait, malgré l’hyperoxygénation du CSF, la préparation du tronc cérébral isolé en bloc comporte, chez les mammifères, plusieurs régions hypoxiques, acides (Brockhaus, Ballanyi et al. 1993, Okada, Muckenhoff et al. 1993, Broch, Morales et al. 2002, Johnson, Turner et al. 2012) et hyperkaliémiques (Brockhaus, Ballanyi et al. 1993, Okada, Muckenhoff et al. 1993, Johnson, Turner et al. 2012). On retrouve même des régions anoxiques à l’intérieur des transsections de plus de 600 μm chez les adultes et 1500 μm chez les néonataux (Hilaire et Duron 1999). Afin d’augmenter la viabilité des préparations obtenues à partir de troncs cérébraux de mammifères, ces dernières sont habituellement analysées à des températures inférieures [soit entre 25ºC (Richter et Spyer 2001) et 27ºC (Fong, Corcoran et al. 2008)] à celles normalement retrouvées en conditions in vivo (Richter et Spyer 2001, Broch, Morales et al. 2002), ce qui diminue fortement l’activité synaptique ainsi que la fréquence des décharges respiratoires (Richter et Spyer 2001). De plus, l’élimination des afférences périphériques est connue pour réduire la fréquence respiratoire (Cohen 1979, Suzue 1984). En raison de ces limitations expérimentales, certains soutiennent que les décharges motrices spontanées produites par ce genre de préparations ne peuvent être associées à un rythme respiratoire normal, ce qui fait l’objet d’un débat encore en vigueur aujourd’hui (Johnson, Turner et al. 2012).

79 Une autre problématique associée à la préparation du tronc cérébral isolé en bloc est que la

plupart des préparations réalisées à partir du tronc cérébral de rongeurs, une fois passé un certain stade développemental, ne produisent pas de décharges motrices rythmiques associées à la respiration ou elles n’en produisent que durant une courte période de temps (Johnson, Turner et al. 2012). Cette instabilité a longtemps été attribuée à l’augmentation de la masse du tissu nerveux associée au développement. Cette dernière engendrerait une augmentation de la distance devant être parcourue par l’O2 par simple diffusion pour atteindre le réseau de neurones respiratoires, ce qui occasionnerait supposément une diminution de la PO2 dans l’environnement immédiat du réseau respiratoire médullaire. Or,

il semblerait que cette instabilité soit, en fait, principalement causée par des changements au niveau du réseau de neurones respiratoires se produisant lors du développement plutôt que par une simple augmentation de la taille du cerveau (Fong, Corcoran et al. 2008, Johnson, Turner et al. 2012). D’ailleurs, il est connu depuis longtemps déjà que, chez les mammifères, le développement s’accompagne d’une diminution de la tolérance à l’hypoxie et à l’acidose : les mammifères d’âge fœtal ou néonatal peuvent tolérer une exposition à l’anoxie pendant une période beaucoup plus longue que ce que peuvent supporter leurs homologues adultes (Kabat 1940, Fazekas, Alexander et al. 1941, Glass, Snyder et al. 1944, Adolph 1969, Podrabsky, Riggs et al. 2012). Par conséquent, la préparation in vitro du tronc cérébral isolé est normalement réalisée à partir de rongeurs d’âge fœtal ou néonatal (Brockhaus, Ballanyi et al. 1993, Okada, Muckenhoff et al. 1993, Richter et Spyer 2001, Broch, Morales et al. 2002, Johnson, Turner et al. 2012). Cela fait en sorte que la préparation du tronc cérébral isolé est un modèle idéal pour étudier le développement prénatal et néonatal du système de contrôle respiratoire chez les mammifères (Johnson, Turner et al. 2012). En effet, une préparation in vitro du tronc cérébral isolé issue d’un fœtus de rongeur parvenu au dernier trimestre est capable de générer des commandes motrices rythmiques associées à la respiration et à la locomotion. Chez le rat, le dernier trimestre s’étend du 13e au 21e jour suivant la conception de l’embryon (Greer, Smith et al. 1992) et, bien que les contractions phasiques du diaphragme et de l’abdomen (Johnson, Turner et al. 2012) ainsi que l’activité neurale sous-jacente à ces mouvements respiratoires fœtaux n’apparaissent de manière distincte et identifiable qu’à partir du 17e ou du 18e jour post-conception, on peut observer la présence d’une activité motrice rythmique et

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synchrone dès le 13e jour post-conception. Cependant, cette dernière ne peut être clairement caractérisée comme étant respiratoire ou locomotrice (Greer, Smith et al. 1992). Lors de ces stades précoces, l’activité des neurones respiratoires à l’intérieur du tronc cérébral peut être révélée par imagerie calcique ou par enregistrement électrophysiologique à partir d’une préparation du tronc cérébral isolé en bloc ou d’une tranche du tronc cérébral isolée (Johnson, Turner et al. 2012). En ce qui concerne les préparations réalisées à partir de rongeurs nouveau-nés, elles sont typiquement effectuées sur des spécimens âgés entre 0 et 4 jours postnataux (Suzue 1984, Fong, Marshall et al. 2009).

Fait intéressant, il est possible d’obtenir des préparations viables à partir de troncs cérébraux d’ectothermes adultes (Johnson, Turner et al. 2012). Il s’agit là d’un avantage indéniable par rapport aux préparations réalisées à partir de troncs cérébraux de mammifères, en particulier pour ce qui a trait aux études sur la régulation développementale du réseau respiratoire. Par exemple, la viabilité de la préparation in vitro du tronc cérébral isolé pour l’étude d’une large gamme de stades de développement chez les ectothermes a permis de mesurer, chez des ouaouarons à l’état de têtard, des changements au niveau de la chémosensibilité centrale se produisant au cours du développement (Torgerson, Gdovin et al. 1997a, Torgerson, Gdovin et al. 2001a, Broch, Morales et al. 2002). De plus, en raison du métabolisme plus lent des ectothermes, il est possible d’étudier les propriétés de leur tronc cérébral isolé à une température physiologique (température ambiante) sans compromettre la viabilité de la préparation. En conséquent, la fréquence des décharges respiratoires fictives enregistrées à partir de troncs cérébraux d’ectothermes isolés est beaucoup plus similaire à la fréquence des mouvements respiratoires observée chez les animaux intactes par rapport aux préparations réalisées à partir de troncs cérébraux de mammifères. Du moins, c’est le cas chez les poissons rouges (voir la figure 1.6), les amphibiens (Burggren et West 1982, Burggren et Doyle 1986, Broch, Morales et al. 2002) et les tortues (Johnson et Mitchell 1998, Johnson, Turner et al. 2012). À titre comparatif, une étude in vitro sur les grenouilles, réalisée par McLean et al. (1995), nous démontre que la fréquence des décharges rythmiques enregistrées à partir des racines des nerfs crâniens V, X et XII du tronc cérébral isolé de Rana catesbeiana (2,4 ± 1,2 décharges/minute) et de Rana pipiens (7,2 ± 2,1 décharges/minute) (McLean, Kimura et al. 1995), bien qu’inférieure, est relativement semblable à la fréquence ventilatoire

81 pulmonaire des grenouilles en conditions in vivo : cette dernière, qui varie fortement en

fonction de l’état de l’animal, se situe entre 6 et 24 cycles/minute (De Jongh et Gans 1969, Vitalis et Shelton 1990, McLean, Kimura et al. 1995). Il en est de même pour la fréquence ventilatoire pulmonaire neurale observée en conditions in situ chez une grenouille décérébrée, se situant entre 5 et 10 cycles/minute (Kogo, Perry et al. 1994, McLean, Kimura et al. 1995). Cela a peu à voir avec le cas des mammifères, où la fréquence du rythme respiratoire fictif spontanément généré par la préparation in vitro du tronc cérébral isolé est considérablement basse (entre 6 et 12 décharges respiratoires fictives/minute) (Suzue 1984) par rapport à la fréquence respiratoire retrouvée en conditions in vivo (>125 respirations/minute) chez des rats nouveau-nés âgés de 0 à 4 jours postnataux (Fournier, Steele et al. 2013). En sus, les préparations du tronc cérébral isolé réalisées à partir d’ectothermes ne souffrent pas d’une hypoxie et d’une acidification aussi sévères du tissu nerveux, ce dernier pouvant être normoxique ou même faiblement hyperoxique sous certaines conditions expérimentales (Torgerson, Gdovin et al. 1997b, Broch, Morales et al. 2002). Qui plus est, certaines espèces d’ectothermes, comme les tortues, sont extrêmement résistantes à l’hypoxie : leur tronc cérébral, une fois isolé en conditions in vitro, peut produire une commande motrice respiratoire pendant plusieurs jours (Wilkerson, Wenninger et al. 2003, Johnson, Turner et al. 2012). Finalement, effectuer des études sur divers groupes taxonomiques d’ectothermes nous permet d’identifier les mécanismes sous- jacents à la génération du rythme respiratoire qui furent conservés au cours de l’évolution des vertébrés (Johnson, Turner et al. 2012).

En définitive, il est évident que la préparation in vitro du tronc cérébral isolé, comme tout modèle expérimental, possède des inconvénients et des qualités qui lui sont propres. Le choix d’une préparation doit donc reposer sur la question à laquelle on souhaite répondre, le but étant de minimiser l’impact des limitations associées au modèle expérimental utilisé sur ce que l’on désire mesurer tout en exploitant au maximum les avantages de la préparation. Sachant qu’une préparation aussi invasive que celle du tronc cérébral isolé nous éloignement considérablement du modèle in vivo, il est important d’être très prudent lorsque vient le temps d’interpréter les résultats obtenus à l’aide de celle-ci, en particulier lorsque l’on tente de faire des parallèles avec ce qui est observé chez un animal intact. Quoi qu’il en soit, la préparation in vitro du tronc cérébral isolé reste un modèle expérimental

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valable pouvant encore contribuer significativement à l’avancement de nos connaissances scientifiques, comme il le fit dans le passé, tant dans le domaine de la neurobiologie respiratoire que dans d’autres domaines connexes, tels la locomotion et la déglutition (Johnson, Turner et al. 2012). Un lecteur désirant en connaître davantage sur les applications potentielles de la préparation in vitro du tronc cérébral isolé peut consulter Johnson, Turner et al. (2012), un article entièrement consacré à la démonstration de la pertinence de ce modèle expérimental.