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Chapitre I : Le Conte Vraisemblable — une histoire reniée

Chapitre 4 : L’Art de la Connaissance ― autour de Teste

IV. LA PERSONNIFICATION DE L’ESPRIT

« Les récits de ma tête. » (C1, p.197 ; C, XXIV, p.770)

1912 : l’année du projet d’un roman sur Teste

En 1912, au milieu de la période de « silence » de l’écrivain, Gide propose à Valéry de publier ses œuvres. Celui-ci songe alors à faire une sorte de mélange du poème et de la prose : « Faire un volume très rompu – prose, vers assez mêlés » (Corr.G-V, p.701), et appelle son projet le « Livre » (ibid., p.704)130. Ce terme mallarméen est également repris par Valéry : les héros valéryens à venir que sont Teste et Faust, encore en gestation en 1912, ne faisaient peut-

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Pour commencer son texte, Mon Faust, Valéry révèle son projet d’œuvre ainsi : « Dans une arrière- pensée, je me trouvais vaguement le dessein d’un IIIe Faust qui pourrait comprendre un nombre indéterminé d’ouvrages plus ou moins faits pour le théâtre : drames, comédies, tragédies, féeries selon l’occasion : vers ou prose, selon l’humeur, productions parallèles, indépendantes, mais qui, je le savais, n’existeraient jamais… Mais c’est ainsi que de scène en scène, d’acte en acte, se sont composés ces trois quarts de Lust et ces deux tiers du Solitaire qui sont réunis dans ce volume. » (Œ, II, p.277). Silvio Yeschua remarque le lien entre cette idée avec le projet de 1912, révélé dans la lettre à Gide, et cette remarque nous paraît convainquant.

être encore qu’un dans la conscience de l’auteur à cette époque. Il existe chez Valéry ainsi l’idée d’assembler des fragments pour faire le Livre sous la forme d’un « Album » selon le sens que Roland Barthes donne à ce terme. Au résultat, ce livre composé de « 1° La Soirée ; 2° l’ex-commencement d’Agathe qui ferait l’intérieur de la nuit de Monsieur Teste ; 3° un petit tour avec Monsieur Teste » (ibid., p.701) ne verra jamais le jour131.

Barthes invente la notion du « livre – somme », qu’il appelle également le « livre épais » dont les exemples sont Salammbô de Flaubert ainsi que Les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand, les « accumulations » : « Ces sommes sont massives (gros volumes, tomes nombreux) : ce sont, par statut, des accumulations. »132 Cela nous rappelle la critique de Valéry sur la même œuvre de Flaubert : « les produits forcés de l’érudition sont nécessairement impurs » (Œ, I, p.615). Barthes met justement à l’opposition la notion de « Livre pur », dont un exemple est Teste de Valéry : « Je donnerai pour exemple du Livre Pur, à mon goût : le Monsieur Teste de Valéry, livre dense, "total" en un sens, puisqu’il rassemble elliptiquement l’expérience même de la conscience entière. »133 Réduire à l’essence est de devenir l’être total — non pas « la conscience totale ». C’est une méthode prise par la prose valéryenne à notre avis.

Dans Mon Faust, le héros déclare le rêve de faire un Livre : « Je veux faire une grande œuvre, un livre… » (Œ, II, p.297), et explique ainsi la conception qu’il possède : « Je veux que cet ouvrage soit écrit dans un style de mon invention, qui permette de passer et de repasser merveilleusement du bizarre au commun, de l’absolu de la fantaisie à la rigueur extrême, de la prose aux vers, de la plus plate vérité aux idéaux les plus… les plus fragiles… » (Ibid., p.298). Ce livre implique les deux extrémités des êtres, c'est-à-dire qu’il envisage d’être tout. Ned Bastet regroupe dans son article, « Apocalypte Teste », plusieurs œuvres autour du Teste ; Agathe, les Histoires brisées et « le Solitaire » de Mon Faust. Il suppose que ces ouvrages sont sous-tendus par la même trame, par « la logique interne et le sens »134 : une volonté perce le fond des ouvrages. Il précise le destin de cette synthèse :

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Silvio Yeschua regroupe certains textes valéryens sous le nom de roman dans Valéry, le roman et

l’œuvre à faire, avec des épreuves de correspondances inédites : il nous révèle que Valéry a pour projet

d’écrire un roman vers 1922-1923, à la demande de Gaston Gallimard. Il pense à ce moment-là à unir les ouvrages du passé et à construire un roman dont le héros est Monsieur Teste : « "Les Mémoires du Chevalier Dupin", "Le Yalou", "Le Souper de Singapour", "Le Dîner à Londres", "Agathe", "La soirée avec M. Teste ", ainsi que les fragments publiés à sa suite – tout cela semble n’être qu’autant de "fragments d’un

grand ouvrage, qui serait comme le roman d’un cerveau " ; et plus tard, maints personnages des "Histoires

brisées", le Edmond T. de "L’Idée fixe", et même le personnage de Faust – assez nettement s’y rattachent. » (Yeschua, op.cit., p.179).

132

Barthes, op. cit., p.249.

133

Ibid. pp.249-250.

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« cette "Apocalypte" se serait donc dressée, dernier Livre du Nouvel Evangile – et ouverture – ou fermeture ultime du Ciel d’un esprit, comme le terme, de plus en plus exalté, d’un destin en même temps que d’une œuvre »135. Bastet considère que l’aboutissement d’un livre, sans doute mis en sens du « Livre pur », est Mon Faust, et avant tout croit l’existence du désir de Valéry d’atteindre cette apothéose, chef-d’œuvre. Il éclaircit plus loin de notre étude.

Par ailleurs, un projet similaire de livre synthétique est envisagé dans un passage écrit en 1935, et cette fois-ci le concept de ce livre est lié avec Gladiator : « Gladiator – Un livre sans modèle – contenant quelques contes, divers petits traités et des aphorismes ; avec plusieurs essais, des procédés et autres choses utiles à qui pourra s’en servir. » (C, XVIII, p.511 ; C1, p.369). Il nous semble que cette idée de livre n’est pas improvisée. Dans certaines pages du cahier de 1935, Valéry développe l’idée de rédiger « un livre » lié au concept de « Gladiator ». Il écrit ainsi par exemple : « "Gladiator" serait en somme le Code – le livre sacré de l’action

pure – du pouvoir dans le possible - / remettant (grâce au Système) la pensée, le psychisme à

son rang. » (C, XVIII, p.801), et encore :

« J’ai bien rarement l’idée de faire un livre. C’est un besoin que je ressens fort peu : répandre et faire partager ma pensée ne m’excite guère. Pensez comme vous voudrez ! Cependant, à plus d’une reprise, me séduisit l’idée de composer une manière de Traité de l’entraînement de l’esprit. Je l’appelais : Gladiator du nom d’un célèbre cheval de course… J’en ai quantité d’éléments. » (Œ, II, p.1532)

Valéry pense à cette œuvre à plusieurs reprises. De ce livre lié à l’esprit, il a déjà certains éléments. A quels éléments faisons-nous référence ici ? Comme nous l’avons remarqué, les personnages de Gladiator et Teste partagent la même philosophie, et donc on peut supposer que ce traité nommé Gladiator est déjà contenu en germes dans le livre de Teste. En outre, Valéry laisse les notes préparatoires suivantes : « Le but ne soit pas de faire telle œuvre, mais de faire en soi-même celui qui fasse, puisse faire – cette œuvre. / Il faut donc construire de soi en soi, ce soi qui sera l’instrument à faire telle œuvre. » (C1, p.368 ; C, XVIII, p.29).

Valéry n’oublie pas revenir à sa foi inébranlable : « l’action qui fait » est plus essentielle qu’à « la chose faite » (Œ, I, p.1343) : « Les œuvres m’apparaissent […] comme les résidus morts des actes vitaux d’un créateur. Je ne puis penser à une œuvre que je ne pense aux actions et aux passions d’un être en travail. »136 L’œuvre peut exister donc comme un exercice.

135Ibid.

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Au fond de l’œuvre de l’esprit, il existe le désir à la force : « Ne chercher pas l’œuvre – mais les puissances. » (C, IV, p.827). A ce moment-là, l’œuvre est considérée comme l’acte de « se refaire » : « Il n’y a qu’une chose à faire : se refaire. » (C, VIII, p.182 ; C1, p.342), et cette matière principale à partir de laquelle est bâtie l’œuvre doit se retrouver nécessairement dans le livre de Teste, ainsi que dans celui du Gladiator.

Néanmoins, n’est ce pas au dessus de tout cela que Valéry a besoin de l’œuvre puisqu’il lie l’idée de l’exercice avec celle de l’œuvre ? Ici est l’essence de notre problème. Il nous semble qu’on pourrait résumer la signification de l’œuvre de l’esprit chez Valéry en ce point : les œuvres doivent être construites logiquement, et cette logique pourrait assimiler au fonctionnement de l’esprit. L’œuvre de Valéry est liée inséparablement avec son propre esprit. Dans ce sens, elle ne peut pas s’accomplir essentiellement ; pendant l’esprit vit et bouge, l’œuvre ne peut pas être fixée.

« Une œuvre ne s’est jamais nécessairement finie, car celui qui l’a faite ne s’est jamais accompli, et la puissance et l’agilité qu’il en a tirées, lui confèrent précisément le don d’améliorer, et ainsi de suite.. Il en retire de quoi l’effacer et la refaire – C’est ainsi du moins qu’un artiste libre doit regarder les choses. Et il en vient à tenir pour œuvres satisfaisantes celles seulement qui lui ont appris quelque chose de plus. » (C2, p.1011 ; C, VIII, p.773)

L’œuvre ainsi définie appartient purement à l’auteur, et reflète la force de celui-ci. Plus l’esprit et l’œuvre s’approchent, plus l’œuvre éloigne d’apparaître au réel, car l’œuvre s’assimile avec l’esprit.

Cet enfermement en soi est pour la rigueur de l’œuvre. L’idée de transmettre sa pensée aux autres suscite les ennuis : l’« embarras d’expliquer un ensemble de tâtonnements et de recherches, la gêne de résumer ce qui ne veut pas s’achever, et celle de donner crûment des aperçus sur des approximations longues, complexes et trop familières à moi, sont grandes. » (LQ, p.106). En autre côté, Valéry ne cesse pas d’approfondir le sujet de communiquer la pensée aux autres. Il nous semble que ce contraste des deux attitudes est fait en un sens par ce qu’il peut faire et ce qu’il souhaite faire. Si la réflexion sur le langage arrive à la conclusion de cet état de l’enfermement, cela signifie que Valéry échoue sa tentative.

« La mythologie est un dictionnaire d’hiéroglyphes vivants, d’hiéroglyphes connus de tout le monde. Ici, le paysage est revêtu, comme les figures, d’une magie hyperbolique ; il devient

décor. » (Baudelaire)

Teste pourrait être considéré comme l’incarnation de cette philosophie de Gladiator. Ce personnage et cette notion représentent tous les deux l’attitude consistant à mettre au centre de la vie l’acte de penser. Il faut noter que Gladiator incarne également les exercices éternels de l’esprit : « Gladiator - / Il y a une équitation mentale. Il y a un dressage de "l’esprit". Je ne vois pas d’autre "philosophie". » (C, XX, p.545 ; C1, 370). Dans un brouillon d’« Un nouveau fragment relatif à Monsieur Teste : Le dialogue », projet de 1899-1900, Valéry précise les traits suivants de la personnalité de Teste : « Ce n’était ni un philosophe, ni un écrivain ; mais quoiqu’il s’en défendit, il pensait toujours. » (MTI, f.19). Dans une première version du même texte, cette phrase est modifiée, et plus clairement rapprochée du caractère de Teste : « Il n’était non plus philosophe, ni un bête, ni même littérateur ; et pour cela, il pensait toujours, - car plus on écrit, moins on pense. » (MTI, f.22). Il n’a donc pas besoin de l’écriture.

Ce caractère d’entraînement solitaire apparaît à plusieurs reprises chez les personnages des œuvres valéryennes. Le narrateur de La Soirée déclare : « Je m’étais fait une île intérieure que je perdais mon temps à reconnaître et à fortifier… » (Œ, II, p.13). Pour un être totalement enfermé à l’intérieur, dans son propre territoire, la seule occupation est de s’entraîner. Or, Valéry écrit à Gide ce passage étrange et presque humoristique en août 1894 : « Si j’étais riche – aujourd’hui – sais-tu ce que je ferais ? Vie physique. Je me mettrais à la discipline de la rame, des altères et du cheval. […] J’avais l’intention – avouée, non pensée – d’écrire le petit drame de quelques musculatures, en partant pour Londres. » (Corr.G-V, p.299). S’agit-il de la future histoire de Dupin-Teste ?

La réflexion dans la solitude et l’activité physique, ces deux caractéristiques se réunissent, nous semble-t-il, dans le personnage de Robinson, inventé plus tard. « Robinson », une œuvre incluse dans les Histoires brisées, publication posthume, reste fragmentaire, ou l’écrivain la concevait lui-même comme faite de fragments, comme dans le cas d’Agathe. Il nous semble que les ébauches intitulées « Robinson » dans les Cahiers commencement à apparaître vers 1911, et que ce nom est donné aux passages ayant pour thème l’homme qui recommence par le commencement dans la solitude. Valéry écrit dans une page des cahiers : « N’es-tu le Robinson intellectuel ? Jeté dans soi, refaisant dans son île voulue, sa vérité, et les instruments qu’elle demande. / A la chasse ! A la pêche ! » (C, IV, p.135). L’île de Robinson est voulue par lui-même, pour être face à son pouvoir. Cette personnalité est centrée sur elle-même :

« l’île MOI » (Œ, I, p.566), et Robinson se dit : « Je suis terriblement centré » (C, XXI, p.162 ; C1, p.158). Cet état représente la concentration extrême portée à son esprit, et la raison ultime de cet isolement est de pouvoir refaire ce que Valéry appelle « les instruments ». Il écrit : « Robinson / Je n’ai jamais pu rien apprendre que par la voie de moi-même. – Je ne comprends rien que par ré-invention-par-besoin. Alors seulement les résultats acquis m’éclairent et me servent, comme si tout chemin passait chez moi par le centre, ou n’arrivait

pas. Ceci diffic[ile] à expliquer et à exprimer. » (Ibid.).

Valéry considère la scène de Robinson également comme une situation propice à la rédaction d’un livre : à ce moment-là, Robinson est Valéry lui-même. Dans la « Petite lettre sur les mythes », incluse dans Variété et écrite au début comme « Introduction » au Poème en

prose de Maurice de Guérin, Valéry s’interroge sur l’acte d’écrire :

« La lecture me pèse ; il n’y a guère que l’écriture qui excède un peu plus ma patience. Je ne suis bon qu’à inventer ce qu’il me faut sur le moment. Je suis un misérable Robinson dans une île de chair et d’esprit toute environnée d’ignorance, et je me crée grossièrement mes ustensiles et mes arts. Je m’applaudis quelquefois d’être si pauvre et si incapable des trésors de la connaissance accumulée. Je suis pauvre, mais je suis roi ; et sans doute, comme le Robinson, je ne règne que sur mes singes et mes perroquets intérieurs ; mais enfin, c’est régner encore… Je crois, en vérité, que nos pères ont trop lu et que nos cerveaux sont faits d’une pâte grise de livres… » (Œ, I, p.961)

Valéry se considère lui-même comme Robinson, qui consacre son temps à sa propre réflexion sans les lecteurs, et pendant cette longue vie, il s’habitue à utiliser sa propre langue. La pensée accumulée est faite avec celle-ci. S’il pense aux lecteurs à ce stade, cela l’oblige à se confronter avec une nouvelle question : comment retraduire sa pensée dans la langue commune ? Le problème est assez grave, car il construit sa pensée en cherchant la rigueur, et plus l’édifice est solide, plus le remplacement d’un élément par quelque chose d’autre est difficile.

La conscience de ce problème du langage rapproche « Robinson » infiniment d’Agathe. Le passage suivant écrit dans les cahiers de l’année de 1911, à l’époque où Valéry retravaille également Agathe, nous montre, nous semble-t-il, quelque lien entre ces deux projets d’œuvre :

« Robinson – arrêté devant l’empreinte du pied humain dans le sable ; brusquement illuminé, agrandi, saisi, mélange de lumière nouvelle et de question, plein de conséquences nécessaires et incomplètes [aj. impossible à achever] - c’est moi qui au réveil, retrouve mon rêve de la nuit à

l’état de rêve. Quoi, cette aventure organisée n’était pas réelle – et je ne l’ai point faite ? Cette étrange composition, séparée, probable comme le vrai, savante comme le combiné, et qui suppose ou un système ou quelque homme – ne tient à rien ? Ni fausse, puisqu’elle était par elle-même ; ni vraie, puisqu’elle ne se rattache à l’ordre des choses. Ni fausse, ni vraie ; ni vue, ni voulue. / Qui, quand, où et comment ? Quel sauvage a passé sur ce bord ? Qui m’a mis cette empreinte d’homme ? - Qui dort n’est plus un homme, mais la matière d’un homme, de quoi être créé. / - Et ce n’est pas un intelligent qui a fait ce drame nocturne. Est-ce pas cette chose impersonnelle sans figure qui, à force d’obéir – apprend à [inachevé] » (CX, pp.280-1 ; C, IV, p.532)

Le retour de cet état de l’insularité solitaire correspond à l’éveil après le sommeil, et ce retour est un état encore vague, c'est-à-dire, pour Robinson, qu’un autre être est soupçonné, mais n’est pas encore évident ; ou bien si c’est évident, il ne sait pas encore qui il est. Cette scène ressemble à l’apparition d’une idée dans Agathe, une lueur se présente vaguement mais de plus en plus clairement. Les mouvements dans l’état du sommeil ne sont pas dirigés par l’intelligence, mais par une « chose impersonnelle », qui n’est pas fausse, ni vraie, ni vue, ni voulue. Au final, l’auteur soupçonne un système dans cet état de la conscience pure. Ce système est sans doute différent de celui de Teste, qu’on conçoit en général comme celui de Valéry. Sa nouveauté et son impossibilité sont prévues depuis le début, et cela nous incite à penser séparément, à notre avis, ce deuxième système que Valéry suggère : « Le Système – n’est pas un "système philosophique" - - mais c’est le système de moi – mon possible – mon va et vient – ma manière de voir et de revenir. / Inventivité plutôt que compréhension. Le Robinson. » (C, VIII, p.55 ; C1, p.841). Il nous semble que ce système est celui de sa propre langue, fortement liée à la pensée personnellement développée.

Dans l’île où il demeure tout seul, il n’a pas besoin du langage pour communiquer. En général, le langage lie les semblables, les hommes, et s’il n’est pas avec ceux-ci, il n’a pas besoin du langage non plus. Robinson pense, et l’acte de penser est la communication avec le soi selon Valéry, et celui-ci développe sa pensée ainsi : « Penser c’est communiquer avec le soi-même. Possibilité d’un dialogue. Le Je est le sans visage, sans âge, sans nom, et un autre Je a mon nom, mon visage. / L’individu est un dialogue. On se parle, on se voit et se juge. C’est là le grand pas mental. / Cette dualité est remarquable. » (C, XVI, pp.75-6 ; C1, 440 : 1933). Cet état de penser correspond à celui qu’il observe chez lui au moment de la genèse de l’œuvre. Valéry écrit dans « Au lecteur » de Mon Faust ainsi : « Or, un certain jour de 1940, je me suis surpris me parlant à deux voix et me suis laissé aller à écrire ce qi venait. J’ai donc ébauché très vivement, et – je l’avoue – sans plan, sans souci d’actions ni de dimensions, les

actes que voici de deux pièces très différentes, si ce sont là des pièces. » (Œ, II, pp.276-7). Il n’y a plus de remarque sur le problème du langage : Valéry écoute la voix et consigne celle-ci sur le papier. L’acte de mettre en œuvre le dialogue intérieur et celui de faire l’œuvre en luttant avec la difficulté infernale de la communication avec les lecteurs sont différents, et ces deux manières de créer l’œuvre coexistent chez Valéry à notre avis. Surtout la dernière est essentielle pour notre recherche sur l’œuvre en prose. Il nous semble qu’il existe le problème difficile du langage chez Valéry, au dessus du terme du dialogue intérieur, qui est galvaudé aujourd’hui après tant d’utilisation.

D’ailleurs, dans cette sorte de dialogue, ce que Valéry fait n’est pas seulement d’écouter la voix de deux personnages, le moi et le toi, pour la transcrire en mots, mais de chercher la profondeur encore plus loin et d’ajouter une troisième personne, le lui : « Parfois spectateur lucide et intermittent d’un trouble, d’un désespoir, d’une transe. Liberté. […] Le moi se dit

moi ou toi ou il. Il y a les 3 personnes en moi. La trinité. Celle qui tutoie le moi ; celle qui le