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Chapitre I : Le Conte Vraisemblable — une histoire reniée

III. LE CONTE PSYCHOLOGIQUE

« La biographie d’un homme dont les aventures les plus dramatiques se jouent silencieusement sous la coupole de son cerveau, est un travail littéraire d’un ordre différent. » (Baudelaire)

Un conte de Poe : « L’homme des foules »

Est-il possible de voir un modèle de la création de La soirée avec Monsieur Teste dans « L’homme des foules »19 de Poe ? Celui-ci fait en effet dire à son narrateur, qui observe à travers les fenêtres d’un café les passants anonymes : « Mes observations prirent d’abord un tour abstrait et généralisateur. Je regardais les passants par masses, et ma pensée ne les considérait que dans leurs rapports collectifs. »20 Or, dans la scène du théâtre de La soirée, le narrateur rapporte que Teste voit les spectateurs en tant que signes géométriques et dynamiques : « J’avais la sensation délicieuse que tout ce qui respirait dans le cube, allait suivre ses lois […] » (Œ, II, p.20), et les transforme en simples objets de réflexion. Il y a donc

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Par ailleurs, Claude Richard, dans son édition des œuvres complètes d’Edgar Poe, présente l’interprétation de « l’homme des foules » par Edward Davidson, et celle-ci nous semble fort intéressante : « Selon lui, le vieillard, figure mythique, représente l’homme dans ses rapports avec le code moral dont il a perdu la signification. Mais l’ambiguïté habilement entretenue ne permet jamais de savoir si le vieillard errant n’est pas une projection du narrateur lui-même terrifié à l’idée que la solitude signifierait la confrontation redoutée avec son moi. Cette figure du malin représente la forme ultime du mal, incapable de se reconnaître en tant que tel. »(Edgar Allan Poe, Contes-Essais-Poèmes, traductions de Baudelaire et de Mallarmé complétées de nouvelles traductions de Jean-Marie Maguin et de Claude Richard, édition établie par Claude Richard, Paris, Robert Laffont, 1989, p.1363)

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une façon de voir identique que partagent les deux héros. Valéry reste par la suite dans cette même lignée, lorsque l’expression géométrique du Monde devient un sujet important dans sa quête de la prose.

En tant que drame psychologique, le Conte vraisemblable est peut-être également inspiré par « l’homme des foules ». Ayant guéri d’une maladie, le héros du conte de Poe se présente maintenant « dans une de ces heureuses dispositions qui sont précisément le contraire de l’ennui »21. Ici, il existe un contraste fort entre états d’esprit avant et après la maladie, et l’intérêt de Poe n’est pas d’expliquer le processus de transition d’un état à l’autre, mais de décrire l’humeur de celui qui revit avec un dynamisme extraordinaire. L’auteur américain continue ainsi le passage cité plus haut :

« Respirer seulement, c’était une jouissance, et je tirais un plaisir positif même de plusieurs sources très-plausibles de peine. Chaque chose m’inspirait un intérêt calme, mais plein de curiosité. Un cigare à la bouche, un journal sur mes genoux, je m’étais amusé, pendant la plus grande partie de l’après-midi, tantôt à regarder attentivement les annonces, tantôt à observer la société mêlée du salon, tantôt à regarder dans la rue à travers les vitres voilées par la fumée. »22

Cette description nous évoque certainement le changement d’état d’esprit du héros du Conte

vraisemblable après qu’il a obtenu « un flacon », c'est-à-dire une promesse de mort :

« Pendant ces courtes heures ce moribond goûta et jouit d’une âme modifiée et encore inédite qu’il portait jadis inconsciemment en lui – Un homme neuf vécut dans son corps qui rapportait incessamment à cet étalon : la mort » (Œ, II, p.1419).

Une étude psychologique

Après avoir lu le Conte, Gustave Fourment écrit à son ami Valéry que cet ouvrage est un échec parce que l’on n’y trouve aucune « étude psychologique » (Corr. V-F, p.102), qui aurait, si elle avait existé, servi le sujet de « l’étude d’une âme passant d’un état à un état différent sous l’influence d’une idée » (ibid.).

Le héros du Conte vraisemblable pense à la mort pour échapper à la douleur de la vie. Avec cette volonté de mourir ancrée en lui, il décide de vivre son dernier jour, de telle sorte qu’il expérimente en vrai ce passage de « La mort des pauvres » de Baudelaire : « C’est la

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Ibid. p.311.

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Mort qui console, hélas ! et qui fait vivre ; / C’est le but de la vie, et c’est le seul espoir / Qui, comme l’élixir, nous monte et nous enivre, / Et nous donne le cœur de marcher jusqu’au soir. »23 Grâce à la promesse d’une fin imminente, le héros réussit paradoxalement à renoncer à se donner la mort ; l’idée de celle-ci est si puissante qu’elle suscite chez lui un changement radical de mentalité : « tout lui semblait nouveau, inéprouvé, inconnu » (Œ, II, p.1420). Gustave Fourment fait la critique que cet effet de la mort s’exerce sur l’esprit humain trop facilement, et que le jeune auteur s’affranchit d’étapes du raisonnement : « Entre la première et la deuxième partie de ton conte, il y a un trou. L’idée de la Mort change l’âme de ton personnage ; je veux bien croire ; mais ne suis-je pas en droit de demander pourquoi et comment ? » (Corr. V-F, p.102). Un nouveau problème se pose à Valéry grâce à l’analyse de son ami. Pourquoi et comment l’idée de mort s’exerce sur l’esprit de l’homme ? Valéry approfondira cette question dans un futur projet, « L’Essai sur le mortel ».

La remarque de Fourment tombe donc juste. Il manque la profondeur d’une analyse psychologique dans le Conte, même si nous croyons encore malgré tout qu’il existe quelque intérêt psychologique dans ce texte. Nous pensons qu’il est possible d’envisager les choses sous un autre angle : de quoi s’agit-il dans ce conte au final ? L’intention de l’écrivain n’est pas de créer un chef-d’œuvre, et le Conte est plutôt une œuvre expérimentale. Elle consiste donc à mettre en application des théories et des idées qu’il vient d’obtenir, comme l’effet et l’analogie, dans son œuvre en prose. Pour Valéry, la psychologie est tout autre chose que chez Flaubert. Le drame doit être « tout intérieur » (Œ, I, p.615), et il faut chercher en soi-même l’effet que l’idée de la mort peut causer dans l’esprit.

La mort, une certitude

Cherchant à déterminer ce qui est certain, et quelles sont les possibilités d’action face à cette certitude, le héros du Conte arrive à l’idée de la mort : « Une chose était certaine : la douleur présente. Une autre était possible : le changement par la destruction ; son choix était fait. » (Œ, II, p.1419). En 1889, Valéry écrit également dans une note personnelle : « Ce qui fait que la pensée de la mort n’est pas sans cesse à notre esprit, horrible et destructive, c’est que la mort est chose certaine. Ce qui fait la mort effrayante c’est qu’elle donne sur un Inconnu. » (NAI, f.10). L’Essai sur le mortel, rédigé trois ans après du Conte vraisemblable,

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vient compléter cette série en reprenant la même idée : « Or la mort est une certitude – la certitude même = La mort est la probabilité ou certitude » (PA, f.223 ; CIII, p.561).

Dans le Conte, la certitude de la mort donne au héros une nouvelle manière de voir des choses, ou plutôt, la mort lui ouvre un autre monde, qui lui paraît étrangement plus cru que le réel :

« Il voyait, du reste, la Mort sous un jour étrangement cru. Il se disait bien nettement que sur l’au- delà rien de certain en même temps de probable n’est connu et que c’est un cercle de perpétuelle occultation où toutes les hypothèses viennent se briser, vagues impuissantes ! » (Œ, II, p.1419)

Il nous semble que ce passage pourrait être mis en parallèle avec la fin de La soirée : « l’objet, le terrible objet », « je combats tout, […] au-delà d’une certaine grandeur », et « souffrir, c’est donner à quelque chose une attention suprême » (ibid., p.25). La limite définie à partir du terme d’« au-delà », posée comme certitude, est le commencement de l’incertitude. Le héros souhaite fuir de ce domaine où rien n’est certain pour se protéger, et Teste, par contre, fixe là-bas sa place pour pouvoir tirer au clair les choses qui lui sont jusque là occultées. Valéry tire de ce dernier aspect de l’au-delà une variété de scènes d’œuvres en prose, comme le pays du Chinois du Yalou, ou le domaine du rêve d’Agathe : ce sont à chaque fois des lieux plongés dans un « état de clairvoyance spirituelle, de calme parfait » (ibid., p.1419).

Dans un mémo sur le Conte, Valéry conclut : « Il voit que les prêtres catholiques étaient dans le vrai quand ils recommandaient de songer à la mort, c’est le seul moyen de goûter la vie. » (PA, f.41). Selon la logique catholique, la mort définit la manière de vivre. Convaincu que sa fin est proche, le héros du Conte commence à regarder la vie autrement :

« Tout étant donc résolu dans son esprit, sa chair apaisée par la certitude qu’elle ne souffrirait pas, il s’accorda tout un jour de grâce et aussi le suprême plaisir de revoir et de juger tous les autres plaisirs avec l’optique nouvelle et spéciale d’un mourant bien portant. » (Œ, II, p.1419)

Cette « optique nouvelle et spéciale » change la manière de voir la vie. En somme, le héros contemple à ce moment-là la vie depuis la mort, c'est-à-dire depuis sa limite.

Promis à la mort, « un homme neuf vécut dans son corps qui rapportait incessamment à cet étalon : la mort, tout ce qui passait sur l’écran de son cerveau. » (Ibid.). Il nous semble que c’est là un prototype de cette idée léonardienne que Valéry écrira six ans plus tard : « L’idée surgit alors, (ou le désir), de précipiter le cours de cette suite, d’en porter les termes à leur

limite, à celle de leurs expressions imaginables, après laquelle tout sera changé. » (Œ, I,

p.1162). En franchissant la limite dans l’imagination, l’« homme neuf », né dans le Conte, inaugure un drame psychologique et retranscrit l’univers de la pensée valéryenne.

La psychologie scientifique

A propos du concept de psychologie, Valéry écrit un an après le Conte : « La science de l’âme […] la science du monde. La psychologie est science d’honneur… » (NAI, f.35). Le germe de cette science, qui se développera dans le futur, existe déjà dans le Conte. Valéry écrit dans une note préparatoire à cette œuvre : « psychologie de cet homme. Côté intellectuel. Côté sensible » (PA, f.41). On peut noter que la psychologie pour Valéry n’a pas la même allure que celle qui apparaît dans les romans qu’il critique.

Ces deux aspects complémentaires nous rappellent inévitablement les causes de la crise de Gênes en 1892. Valéry écrit à l’époque du Conte : « Le débordement en tout. Décroissance de la foi, perte heureuse et exagérée du conventionnel – sensibilité refoulée. Recherche de l’émotion intellectuelle sensibilisée » (NAI, f.17). Cette note est remarquable, car elle nous convainc que Valéry confie au héros du Conte sa propre crise psychologique, et que le Conte pourrait détruire le mythe de la crise de 1892.

En 1891, Valéry écrit le passage suivant, et il nous semble qu’il décrit par anticipation la nature de sa fameuse « crise » :

« Il y a pour moi deux souffrances à supprimer. La physique, la mentale. (En attendant que la science les ait réunies.) 1er. La physique, je la vois sous l’opium, la morphine et les narcotiques. 2e. La mentale – les distinguons. Le sentiment d’abord. Ceci c’est rien. Je le tue avec l’analyse impitoyable. Restent entre deux choses, d’abord l’abus d’analyse qui fatigue et stérilise. Celui-ci je le supprime avec les précédents poisons bienfaisants » (NAI, f.165v°)

L’antagonisme valéryen, c'est-à-dire le combat de l’analyse contre les problèmes qui dépassent l’intelligence, est bien visible dans ce passage, et il n’y a ici rien de nouveau. Ce qui nous paraît encore plus important et essentiel est la suite de ce passage : « – Et puis ? Reste enfin le désir de connaître ou celui d’imaginer beau, le désir scientifique et le désir esthétique. Ceux-là me tuent ou m’affolent… » (Ibid.). Le mythe justifiant l’abandon de la poésie et le choix de l’intelligence n’explique point cette douleur : la connaissance et la beauté, la science et l’esthétique, s’unissent en elle. Que veut dire Valéry ? Nous pensons trouver ici

la preuve qu’existe une longue histoire de la quête de sa propre littérature, qui est notre thème de l’Œuvre en prose.