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Chapitre 1 : Revue de la littérature

1.4. Les théories queer

1.4.3. Performer la sexualité

Les locuteurs ne sont pas seulement des récipients à travers lesquels des situations sociales préexistantes sont exprimées linguistiquement, mais jouent également un rôle actif dans la configuration de ces situations. Le sociolinguiste Erez Levon (2009) propose d’étudier ces phénomènes en se concentrant non seulement sur leur particularité individuelle, mais également sur leurs interactions pour appréhender la manière dont les individus utilisent la variation de style pour signaler de manière performative leur subjectivité sociale et potentiellement leur sexualité. Ainsi, il partage également une compréhension similaire de la langue comme n’étant pas uniquement un système de représentation, mais aussi un système de production. Afin de

contextualiser son étude en Israël, il explique que l’hébreu moderne est imprégné par une idéologie de genre (gendered ideology) qui associe la simplicité (straightforwardness) du message et la monotonie à la force et la masculinité alors qu’à l’opposé, la loquacité, l’émotivité, une voix aigüe (high-pitched) et haletante (breathy) sont des indexes de faiblesse et de valeurs féminines (2009, 36-37). Cette conception de la langue, associée à un discours national hétéronormatif représente le paysage dans lequel s’inscrivent les gays et lesbiennes en Israel. Cela rejoint le point de Cameron et Kulick (2003, 74) lorsqu’ils soutiennent que les caractéristiques linguistiques communément imaginées pour faire référence à l'homosexualité sont souvent les mêmes que celles qui indexent le genre. Dans un même ordre d’idée, Levon écrit:

« gendered-language ideologies are also linked to gay and lesbian identities. As the popular reasoning goes, since gay men, for example, are men who desire men, and since desiring men is seen as a quintessentially feminine activity, gay men embody some sort of femininity. Therefore, what ends up being perceived as a ‘gay’ way of speaking is a disruption or inversion of linguistic gender norms (e.g. gay men talk like women). [...] What I am doing is reporting the popular ideological conceptualization of lesbian and gay identity in Israel as I came to understand it and suggesting that gays and lesbians themselves may make use of these ideological links between language and social categories to construct and perform sexuality (Bucholtz and Hall, 2004; Cameron and Kulick, 2003). » (Levon 2009, 37)

Le désir de l’auteur est donc d’explorer la variation stylistique des individus afin de voir quelles pratiques discursives peuvent être associées avec la sexualité et comprendre pourquoi elles sont utilisées à de telles fins. Les homosexuels israéliens utilisent la variation de style pour négocier, d’une part, leur propre conception de la sexualité comme étant une composante essentielle ou non de leur identité et d’autre part, la manière dont ils désirent représenter un certain type de

persona dans un contexte donné.

Dans ce travail, Levon soutient que les personnes décrites n'utilisent pas la variété dans le but de construire et d’affirmer une identité gaie alternative, mais plutôt pour s’en moquer (Levon, 2012). Contrairement à la majorité des études de pratiques semblables, à savoir la présence d’une variété parlée par les membres d’une communauté homosexuelle dans divers contextes nationaux qui présente la variété comme fonctionnant selon la notion d’anti-langage formulé

par Halliday (1976, dans Levon 2012, 187), ici la situation semble différente et c’est ce qui est souligné dans le travail. Levon postule que l’oxtšit ne représente pas une variété subversive ou affirmative d’une identité pour ceux qui l’utilisent (2012, 187). Plutôt, le registre est utilisé sous forme de moquerie « which enables them to indirectly index their own gender normativity through the derisive construction of an aberrantly gendered other » (2012, 187), afin de ridiculiser cette forme et construire une identité qui s’y oppose. Avec très peu d'exceptions, l’oxtšit est utilisé et compris exclusivement par les homosexuels dans les milieux gais et son utilisation résulte dans la construction linguistique d'un persona gai efféminé. Étonnamment, cette figure construite est distincte de la personne avec laquelle la variété est affiliée: les locuteurs ne revendiquent pas cette identité (2012, 188). Elle est déployée comme un moyen de perturber une idéologie d'homogénéité homosexuelle, une croyance en une seule « communauté gaie » unifiée et d’ainsi démontrer une frontière culturellement saillante entre les articulations distinctes des identités gaies en Israël.

Lors de ses entrevues, Levon remarque que le terme oxtša dérivé du mot arabe « soeur » est fréquemment utilisé pour décrire un certain type de gay persona qui correspond à l’image d’un jeune homme efféminé, maquillé, bien vêtu et inévitablement passif lors de l’acte sexuel (2012, 189). Cependant, l’auteur explique qu’il n’a jamais rencontré « anyone who either self-identified as an oxtša or who exhibited the various characteristics - both physical and linguistic - that [he] had been hearing about » (2012, 192). Il ne dit pas qu’il n’a jamais vu d’homme efféminé, mais plutôt que ceux-ci ne partagent pas le code à l’étude. Au contraire, le vocabulaire était plutôt utilisé comme un moyen d'exprimer indirectement le désir sexuel, non pas envers la figure oxtša associée à la variété, mais en opposition à celle-ci. Bucholtz et Hall (2006, 379) écrivent: « This ambiguity between direct and indirect indexicality is an important source for establishing and justifying power inequities between groups ». En se distanciant de ce type de masculinité, les locuteurs reproduisent le discours hégémonique et hétéronormatif, rejetant ainsi toute déviance au sein des catégories de genre. Ainsi, Erez Levon envisage donc l’oxtšit comme une abstraction linguistique – « enregistered voice » (Agha 2003, mentionné dans Levon 2012, 193) – qui est idéologiquement liée à la catégorie réifiée oxtša. Cependant, pour qu'une voix fonctionne comme un anti-langage, il soutient que nous devons avoir la preuve que les locuteurs l'utilisent dans ce que Bakhtin (1984, mentionné dans Levon 2012, 193) appellerait un mode

unidirectionnel, c'est-à-dire comme un moyen de s'aligner de façon performative sur le persona indexé par la voix. C'est exactement ce qui manque dans ses observations issues du contexte israélien; l’oxtšit n'a jamais été utilisé comme une revendication d’une affiliation à l’oxtšot.