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Chapitre 4 : Analyse des données

4.4. Sémiotique du gayle : entre pragmatique et sémantique

4.4.2. Performer le gayle

En effet, c’est la performance et l’attitude associées au gayle qui transmettent le message puisqu’elles donnent des indices et permettent d’orienter l’interprétation des auditeurs, lorsqu’il est question d’improvisation. Bien que le mot soit porteur d’un sens, soit celui du terme qu’il substitue, c’est au travers de la performance du locuteur que l’intention est définie. En plus d’orienter vers le sens véhiculé, la performance vient pimenter la pratique verbale et c’est souvent à cet aspect théâtral et dramatique auxquels les gens vont penser. D’une certaine manière, peut-être que cette performance perpétue les stéréotypes précédemment abordées, en les associant directement à l’identité et ignorant ainsi toute la dimension consciente et performée.

Cette incarnation du gayle emprunte des éléments à la féminité en s’inspirant d’une figure féminine particulière. Lily nous donne un peu plus de contexte face à ce sujet et nous explique une source potentielle de ce qu’incarne les locuteurs lorsqu’ils mobilisent le gayle:

« Gayle is kind of modeled on how women in Cape Town speak you know and it's that kind of femininity that it's modeled on so, hm, in most cases it's not made up, you know, that character that you are possibly portraying in your little moments of the day sounds a lot like me you know, a normal everyday woman on the Cape Flats. It's modeled on that lady running the salon so to speak. » (Lily)

Selon elle, la performance est ancrée dans un contexte bien précis, local et culturel. Par l’entremise du gayle, ce que les personnes tentent de reproduire serait une féminité coloured, inspirée par le caractère des femmes qui les entourent: leur mère, leurs tantes, leurs grand-mères et voisines. Lily mentionne les salons de coiffure, un lieu par excellence pour commérer, mais aussi un espace historiquement privilégié par les homosexuels; un endroit où, selon plusieurs sources orales, serait né et aurait prospéré une première version du gayle, autrefois appelée « moffietaal ». Cette performance est aussi associée à la féminité et est perçue comme une

rupture avec une certaine masculinité: « you enunciate certain words, you drag out certain words and your hand gestures and even like your facial expressions and things like that which most, they would say manly men don't do » (Jordan).

Le type de performance qui accompagne l’usage du gayle fait appel à différents éléments, que ce soit dans la voix, la gestuelle, les expressions faciales ou encore dans l’habillement. Pour certains locuteurs cet agissement quasi caricatural est collé à leur personnalité de tous les jours et transcende plusieurs de leurs milieux de socialisation. Pour d’autres, c’est plutôt une réalisation contextuelle, telle une touche expressive venant ponctuer ici et là, au besoin et au goût, leur discours. Ces trois extraits brossent un portrait de ce maniérisme:

« when we speak it we emphasise on it so we are extra with our mannerisms and our pitch and tone when we actually gayle so it places a lot of emphasis on the word and then I think the straight guys, or let's call them the straight acting guys, are scared to (3) show more passion when speaking Gayle. » (Artemis)

« the gay community like to talk with their body you know what I mean, so when they are talking Gayle their body is moving, their hands are moving, their head, their lips, their eyes, their eyebrows, everything is just doing a dance (Simon rit) . You know what I mean. So, hm yes I would say hm in my own experience it would be a way of saying "I am out and proud because I have something that is so strong as language to hm identify with". » (Mother of Gawd)

« we are very flamboyant with hand gestures and hm, the neck hm and the head kind of move a lot as well with the eyes fluttering hm kind of a (hésite) highly dramatized if you are to look at it in a context of performing arts. Hm, so the person is very hm like energetic in their facial expressions and they have the ability to extend words using their vocal ability […]. » (Afrohomo)

Dans le premier passage, Artemis explique que la manière de parler et de varier celle-ci vise à mettre l’accent sur certains mots, sur certaines parties du message et que ceci s’entend dans le ton et la hauteur de la voix. Il associe cette performance à la passion et un enthousiasme expressif. Il suggère que c’est peut-être ce qui effraie les individus voulant se présenter de manière plus masculine et fait en sorte qu’ils s’abstiennent de parler le gayle. Le second extrait mentionne que tout le corps effectue une « danse » lorsque les homosexuels discutent et qu’ils utilisent la variété, sans excuses, pour démontrer leur fierté et réaliser au grand jour leur plein potentiel. Le dernier commentaire nomme directement des caractéristiques de la performance : la flamboyance, la dramatisation et une gestuelle exagérée. Ce sont des manières efficaces pour

capter l’attention puisque dans toute bonne histoire, les orateurs sont pleinement conscients que leur auditoire exige et s’attend à une utilisation agile de la langue, à de la répartie et à une performance camp.

De plus, ce sont majoritairement des gens très confiant qui vont faire usage du gayle, des personnes généralement extroverties et qui s’assument fièrement. Il faut une certaine audace pour utiliser l’utiliser en public, puisque la performance qui l’accompagne ne laisse personne indifférent. Comme le dit Brad, « you need to add sass to it, throw shade, snap your fingers ». Dans son entrevue, Caleb évoque quelque chose de similaire:

« I feel you need an expressive personality you know, if you use those kinds of words you add a little bit of sass, do you know what I mean? The words that you are using (2) have sass to it, it has a little you know, sense of style if I can put it that way. I feel like if you are a shy individual, yes of course you can gayle but I just feel like if you have a conversation with me in Gayle, like it just wouldn't sounds right. » (Caleb)

Le participant fait mention d’un sens du style dans le domaine langagier du locuteur. Celui-ci est composé des nombreux éléments non verbaux énumérés précédemment, de passion et d’expressivité. Le style est coloré, tant visuellement au travers de l’habillement et la gestuelle des mains et de l’expression faciale qu’à l’oreille avec des variations tonales et de code, allant du gayle à l’afrikaans ou l’anglais. Tout se déroule très vite, car « a Capetonian is busy, ta ta ta ta, you know what I mean, I'm like Nancy this and this and this, and that's the rhythm » (Riaan). Le gayle ajoute une texture à un échange et anime un discours avec du drame, de l’humour et des révélations.

Pour revenir au commentaire de Caleb, le « sass » dont il est question ajoute une couche supplémentaire à la performance. C’est aussi pour cette même raison qu’il est nécessaire d’être confiant dans son approche verbale. L’attitude est teintée d’audace et d’impudence, voire de provocation « bitchy » pour quiconque se sentira dérangé. Cela n’arrête toutefois pas un locuteur de se laisser aller et de vivre sa vie de manière authentique, c’est le cas de Riaan.

« So immediately I'm not asking him permission, I teach him how to look at me and how to appreciate the language in my body, my body language, and so it influences your speaking. » (Riaan)

Inévitablement, la performance du gayle attire l’attention. Ce que Riaan explique ici c’est qu’il force l’auditeur à le voir d’une certaine façon et du même coup, il n’est pas responsable des sentiments de celui qui regarde et entend. S’il comprend ce qu’il dit en gayle tant mieux, mais il n’a pas à convaincre personne de quoi que ce ne soit ni de fournir des explications; il est lui- même, il s’exprime sans reproche. Comme le dit Chanel: « at the end of the day if you don’t understand it, that’s your problem ». C’est ce genre d’affront qui est exprimé au travers de l’utilisation du gayle, que certains voient comme un renversement de pouvoir sur l’hétéronormativité: une langue queer.