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La pensée sociale sur la violence

Partie I CADRE THÉORIQUE

Chapitre 2. De la violence à la violence conjugale…

2.1. La pensée sociale sur la violence

Une bonne partie des théories classiques sur le contrat social voit la violence comme constitutive de l’état naturel des individu·es, et le noyau central à partir duquel se fonde la société civile. Ainsi, pour T. Hobbes (1588-1679), les désirs qui animent tous les individu·es seraient la source de leur confrontation et de leur rivalité. Pour en sortir et parvenir à un stade plus civilisé, les individu·es délèguent à une instance supérieure – au roi « Léviathan » –, l’exercice de la justice et le monopole de la violence légitime.

Affilié à la maxime hobbesienne « homo homini lupus », Sigmund Freud avance, dans son livre Malaise dans la culture, que l’homme est porté par une « hostilité primaire ». Cette condition naturelle oblige la société à mettre en œuvre des « contre-forces animiques », « des formations réactionnelles psychiques » venant limiter et contenir ces dites pulsions. Si, pour S. Freud, la société doit tout mettre en œuvre pour venir contrecarrer les pulsions passionnelles qui, libres et sans entraves risqueraient de désintégrer la vie sociale, pour René Girard c’est bien dans la figure d’un bouc émissaire que la communauté parvient à construire une cohésion. Il situe la subjugation de la violence, non pas dans la délégation chez un tiers du pouvoir de la réprimer – comme c’était le cas chez T. Hobbes –, ou dans la répression des pulsions – comme chez S. Freud –, mais dans la désignation d’une « victime sacrifiable » susceptible d’emmagasiner et d’extérioriser cette violence. Tel qu’il le dit : « la société cherche à détourner vers une victime relativement indifférente, une victime “sacrifiable”, une violence qui risque de frapper ses propres membres, ceux qu’elle entend à tout prix protéger. » (Girard 1972, p. 13). Cette victime restaure l’harmonie et unifie la société. Après les perspectives qui abordent la violence en prenant comme point de départ la nature humaine, s’ensuivent celles qui s’intéressent à la violence dans le cadre d’un état social déjà instauré. Nous trouvons ici, deux types de courants : le premier s’intéresse à la violence de l’État à l’égard de la société civile, le deuxième porte sur la violence de la société civile à l’égard de l’État.

2.1.1. Sur le fondement de l’assujettissement des individu·es

Le discours de la servitude volontaire ou Le Contr’un, écrit en 1549 par Étienne de La Boétie, constitue un apport fondamental pour comprendre l’exercice de la violence par les gouvernants à l’égard de la population. En adoptant la perspective de ceux qui subissent la violence, il pose comme principes fondamentaux des êtres humains la liberté, l’égalité et l’existence d’une inclination naturelle pour établir une « communauté d’idées et de volontés. » Cependant, ces principes n’empêchent ni l’assujettissement ni l’exploitation des individu·es. Il s’interroge alors sur les raisons de cet état de fait, de ce manque de volonté pour se soulever et destituer ceux qui maintiennent le plus grand nombre dans un état de servitude. Pour y répondre, il avance la contrainte et la séduction des gouvernants à l’égard des gouverné·es, mais aussi l’accoutumance, l’habitude et l’aveuglement de ces dernier·es. La Boétie explique que, pour l’assujettissement du plus grand nombre, le pouvoir d’une seule personne ne suffit pas ; il faut bien des moyens, des « instruments », parmi lesquels « Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de ces espèces étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, la compensation de leur liberté ravie, les instruments de la tyrannie. » (La Boétie, 1549, p. 32). L’assujettissement repose sur des instruments, aspect qui sera également souligné plus tard par d’autres auteur·es comme F. Engels (1969) et H Arendt (2016). Mais La Boétie explique aussi que les individu·es acceptent l’asservissement par habitude et par accoutumance. Par cette réflexion, La Boétie donne une vision du pouvoir qui n’est pas médiatisée par un système de règles et de normes reconnues de part et d’autre, venant ainsi le borner. Le pouvoir des gouvernants sur la population semble être illimité.

Si J. Locke (1632-1704) partage avec La Boétie l’idée selon laquelle les individu·es naissent libres, il la dépasse en introduisant l’élément juridique. Philosophe anglais et contemporain de la proclamation des English Bill of Rights de 1688, il assiste à la création d’un Parlement ayant le pouvoir de borner les prérogatives de la monarchie. Cela est d’une grande importance, dans la mesure où ce qui est posé comme principe est que le pouvoir du monarque n’est point absolu ; il est freiné et contenu à l’intérieur d’un cadre juridique qui émane du corps social et il ne peut point faire libre usage de la violence. Cela fonde la notion d’Habeas Corpus, et avec elle, de tous les premiers droits civils et politiques. Ceux-ci sont considérés comme imprescriptibles et inaliénables, assimilés à des droits naturels. Nous avançons ainsi vers une conception politique libérale. Mais cette conception, bien que fondamentale dans l’héritage qu’elle a laissé dans la constitution de nos États modernes, reste pour l’heure inappliquée. Dans une époque où

l’enrichissement des États résulte de l’exploitation de la main-d’œuvre dans les colonies (Federici, 2014), le corpus juridique ne sert pas, pour l’instant, à contenir les excès de pouvoir qui maintiennent des populations entières, notamment des esclaves, sous le joug des gouvernants. Ainsi, certain·es auteur·es, comme Olympe de Gouges, voient dans le système esclavagiste la soif d’ambition et de richesse des hommes : « Les Européens avides de sang et de ce métal que la cupidité a nommé de l’or, ont fait changer la nature dans ces climats heureux. Le père a méconnu son enfant, le fils a sacrifié son père, les frères se sont combattus, et les vaincus ont été vendus comme des bœufs au marché. » (Gouges, 2014, p. 58). Les rapports d’exploitation trouvent un autre terrain d’application avec le développement de la société industrielle. Pour le courant marxiste, les rapports de production industrielle deviennent le nouveau terrain d’exploitation de la classe prolétaire par la bourgeoisie, et l’État l’appareil répressif et la clé de voûte qui permet aux classes dominantes d’assurer l’extorsion de la plus-value et perpétuer ainsi leur domination. Pour Engels, l’exploitation économique précède la domination politique ; la violence n’est que le moyen pour atteindre le but de l’exploitation économique (Engels,1969, p. 9). Contester ces rapports, c’est contester l’État et les fondements de la cohésion sociale. Dans ce cas, l’État, avec tous ses dispositifs et appareillages de répression, a comme but de maintenir, par la violence, « l'assujettissement économique de la majorité ouvrière par la minorité fortunée. » (Marx & Engels, 1979, p. 55). En mobilisant ces dispositifs, l’État vise rétablir et reproduire l’ordre social. Car, si celui-ci se voit bouleversé, c’est lui qui serait finalement en danger. Restaurer l’ordre se traduit ainsi par la restauration de son propre pouvoir. C’est pourquoi l’objectif de la lutte de classe repose sur la détention du pouvoir d’État et du monopole de ses appareils. Louis Althusser, sans pour autant s’écarter de la filiation marxiste, poursuit cette analyse et la dépasse. Selon ses dires, pour que le système capitaliste puisse se reproduire, il ne suffit pas d'assurer à la force de travail les conditions matérielles de sa reproduction, ni de faire jouer à l’État un rôle répressif. Pour assurer la reproduction de ce système social et économique, il est nécessaire de penser aussi les « appareils idéologiques d'État. » (Althusser, 1970, p. 20-21). Par « appareils d’État », il se réfère à toutes les instances et institutions vouées à inculquer et à transmettre les « règles » et les convenances à observer tant par les dominant·es que par les dominé·es. Ainsi, par exemple, l’école, l’église, la famille deviennent, entre autres, des espaces d’endoctrinement au service du système. Nous avançons ainsi vers une conception de l’État qui s’éloigne de l’image d’une unité répressive pour déployer sa signification dans une diversité d’institutions qui pénètrent dans le tissu social (école, famille…) pour agir à l’intérieur de la conscience des individu·es. Vision qui vient nourrir ensuite l’approche de P. Bourdieu sur la violence symbolique. Pour l’heure, la direction

prise par ma réflexion ouvre la possibilité de penser la domination autrement que par l’exercice de la violence. Pour s’exercer, la domination a d’autres ressorts que la contrainte. C’est l’aspect que j’aborde dans le point suivant.

2.1.2. … et de l’adhésion à la domination

Les ressorts de la domination puisent aussi leur force dans la légitimation. Un des premiers sociologues à s’y intéresser est Max Weber. Selon lui, il y a trois types de domination légitime. Celui qui prédomine dans nos sociétés modernes est de type légal-rationnel. Cette domination, vécue comme impersonnelle et objective, repose sur la légalité des règlements (Weber, 1991). Dans cette domination, l’autorité, tout comme les gouverné·es, obéissent aux règlements. « Le “supérieur”, lorsqu'il statue et ordonne, obéit pour sa part à l'ordre impersonnel par lequel il oriente ses dispositions. Ceci vaut aussi pour le détenteur légal du pouvoir qui n'est pas “fonctionnaire”, par exemple pour le président élu d'un État. » (Weber, 1991, p. 8). L’organisation fondamentale que prend ce type de domination est celle d’un système bureaucratique. Elle est caractérisée par une rationalité dans la finalité de l’action, mais aussi dans les moyens utilisés pour la mettre en œuvre. Selon M. Weber, ce système bureaucratique est caractérisé « par sa précision, sa permanence, sa discipline, son rigorisme et la confiance qu'elle inspire, par conséquent par son caractère de prévisibilité pour le détenteur du pouvoir comme pour les intéressés, par l'intensité et l'étendue [Intensität und Extensität] de sa prestation, par la possibilité formellement universelle qu'elle a de s'appliquer à toutes les tâches, perfectible qu'elle est du point de vue purement technique afin d'atteindre le maximum de rendement – cette administration est, de toute expérience, la forme de pratique de la domination la plus rationnelle du point de vue formel. » (Weber, 1991, p. 15).

Selon cet auteur, l’évolution de nos sociétés s’identifie à une progression constante de ce type de domination. Elle fait régner l’impersonnalité au détriment de la passion et de l’enthousiasme, aspect qu’il développera aussi dans son ouvrage L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. « Sous la pression des simples concepts du devoir, le fonctionnaire remplit sa fonction “sans considération de personne” ; formellement, de manière égale pour “tout le monde”, c'est-à-dire pour tous les intéressés se trouvant dans la même situation de fait. » (Weber, 1991, p. 18). Ainsi, selon lui, les règles inhérentes à l’administration bureaucratique sont intériorisées, venant aussi façonner le rapport au monde. Lorsque la légitimité de la domination légal-rationnelle est contestée, une violence de type « anomique » (Durkheim, 1893) peut émerger, symptôme de l’incapacité de la société à fournir des règles et un cadre permettant l’organisation de la vie sociale.

Si, pour M. Weber, le principe du devoir devient, pour les membres d’une société une des conditions de leur adhésion à la domination, d’autres auteurs ont aussi consacré une partie de leurs réflexions à cette question. Ainsi, la psychosociologie apporte une esquisse de réponse à partir du sujet de la manipulation. Afin d’assurer le maintien de l’ordre social et de faire passer ses objectifs par ceux de la majorité, l’État met en œuvre, notamment dans les sociétés démocratiques, tout un programme de persuasion. Cela nous oriente sur le thème de la manipulation. La manipulation nous fait adhérer au système social sans faire appel aux contraintes. Un de courants qui ont étudié le sujet de la manipulation est la psychosociologie. Un de ses représentants, Stanley Milgram, mobilisé par les crimes perpétrés dans la seconde guerre mondiale, essaie de comprendre les raisons qui peuvent amener les gens à commettre des actes de barbarie. Il met alors en place un programme expérimental, présenté dans son livre Soumission à l’autorité. Dans cet ouvrage, S. Milgram expose un dispositif de recherche par lequel il essaie de rendre visibles les éléments qui mènent à l’obéissance. D’après les résultats de sa recherche, c’est dans le contexte davantage que dans la personnalité des individu·es qu’il faut trouver les raisons de ses comportements. Cette affirmation est aussi partagée par le psychologue Philip Zimbardo qui, en 1971, mène une expérience au sein de la prison de Stanfort. Par cette expérience, il a été proposé à des individu·es de vivre quinze jours dans une prison factice. Pendant ces quinze jours, certaines personnes jouent le rôle de « prisonnier·es » et d’autres le rôle de « gardien·nes ». Les résultats furent éloquents. Selon P. Zimbardo, aucun problème ne devait être cherchés du côté des individu·es. C’est le contexte qui crée le « personnage ». Cependant, en 1963, H. Arendt, touchée et interpellée par le procès d’Eichmann, écrit Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal.16. Elle explique que ce n’est pas dans l’observance des règles qu’il faut trouver les causes des agissements d’Eichmann. Selon H. Arendt, Eichmann est superficiel, incapable de penser par lui-même, d’élaborer des jugements et de se mettre à la place d’autrui. Sa personnalité est banale, et c’est précisément cette banalité qui l’interpelle. Alors que, pour S. Milgram et P. Zimbardo, c’est le contexte qui explique les agissements, pour H. Arendt, les raisons se trouvent dans cette personnalité qu’elle caractériserait de « banale ». Pour sa part, Christophe Dejours (1998) porte également un intérêt à ce sujet et se demande ce qui rend les individu·es consentant·es à ces dits comportements. Ce qui l’intéresse alors, c’est la banalisation des comportements. Alors qu’il trouve, dans ce qu’il nomme « normopathie », les traits de personnalité d’une personne

capable d’actes les plus communément bannis, c’est par le consentement que ces actes deviennent finalement acceptables. Cette banalisation se traduit par une « suspension » de la pensée relative à certains secteurs de la vie de la personne. La personne est « clivée », coupée de la capacité à avoir un discernement sur « un secteur précis du rapport au monde et à autrui. » (Dejours, 1998, p. 170). Mais, au-delà du consentement, l’adhésion à la domination peut s’expliquer aussi par ce que P. Bourdieu nomme « l’habitus », sorte de principe de perception incorporé qui participe à l’élaboration des pratiques. L’habitus opère une violence symbolique et nous prédispose à fonctionner et à adopter certaines modalités de perception du monde. Selon cet auteur, il s’agit de « systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c'est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations. » (Bourdieu, 1980, p. 88). La relation ainsi établie entre les dispositions mentales et leur objectivation par la pratique traduit l’adhésion aux attentes sociales et aux rapports de domination. Transposés au thème de la domination masculine, les codes sociaux, l’éducation, le style vestimentaire deviennent des contraintes qui, en étant intériorisées, façonnent une féminité caractérisée par la « docilité » et la « discipline ».

Nous avons vu jusqu’ici quelques dimensions du fonctionnement des rapports noués entre la société civile et l’État. Bien que le pouvoir puisse faire usage d’instruments et de dispositifs pour exercer sa domination, l’adhésion des individu·es aux rapports de domination est également une variable qui entre en jeu et qui nous permet de comprendre ce fonctionnement. Il convient maintenant de déplacer notre regard à une échelle interindividuelle. Nous verrons dans le prochain chapitre que la logique inhérente aux rapports de domination à une échelle macro trouve aussi une traduction dans une échelle micro. Cela me conduira à centrer mon étude sur les violences conjugales.