• Aucun résultat trouvé

L’écriture se plie au tracé ondulé de la ligne de chemin de fer. L’élision des déterminants reproduit l’appréhension sur le mode de l’asyndète de lieux traversés en trombe, sans s’y arrêter et généralement sans établir de liens autres que de contiguïté entre eux. C’est que le train ne marque pas une pause à toutes les gares : il témoigne d’un « dédai[n] » pour « les vieux pays d’industrie » (Pf, p. 30), selon une vitesse en quelque sorte sociale – et donc inégale – que le rythme du texte épouse. De brèves phrases descriptives d’objets, faites d’un seul mot ou d’une seule proposition, alternent avec d’autres, beaucoup plus longues – certaines dépassent une page –, qui donnent à voir le trajet du train et à sentir son mouvement :

Après Liverdun c’est parce qu’une fois on a regardé la carte qu’on sait que la rivière qu’on suivait dans le sens de son courant à cause de la grande boucle depuis Épinal et Charmes par Neuves-Maisons, on l’a laissée s’enfuir vers le Rhin plus haut, le train retourné encore une fois quasiment par angle droit à Frouard au long maintenant de la Meurthe à contre- courant, Frouard au confluent en face Pompey sur la Moselle et Bouxières-aux-Dames sur la Meurthe c’est déjà sur la carte la tache grise continue de la ville, l’autoroute de Metz qui vous enjambe et les rues mortes de Champigneulles, les maisons qui se lèvent des quartiers de la ville, le bruit enfin du ralentissement un tremblement de toute la longueur de fer du train, à moins qu’ici entre gares et usines au long de la rivière industrielle on ait fait une pointe de vitesse qu’il fallait résorber maintenant qu’on est dans cette tranchée de pierre meulière, que la voix au haut-parleur annonce Nancy trois minutes d’arrêt 11h22 et les correspondances pour Épinal et Metz qu’on ne prendra jamais tandis que ce que devient le train en continuant vers Lunéville et Strasbourg comment il y arrive on n’en sait rien on n’est jamais allé plus loin. (Pf, p. 32)

Dans la (longue) phrase citée, la ponctuation minimale essouffle. Lorsqu’on la lit à voix haute, l’on est peu à peu obligé d’augmenter le débit pour arriver à son terme sans commettre de pauses indues : on mime, vocalement, les mouvements d’accélération de la locomotive. Se construit ainsi une écriture qu’on pourrait dire « ferroviaire », en ce qu’elle génère stylistiquement les effets visuels induits sur le paysage par les déplacements du train. Par la désindustrialisation,

31 L’expression est empruntée à Jean-Pierre Richard. Si lui l’utilise à propos de Pierre Bergounioux, elle s’applique

à mon propos sur Bon – lequel cite d’ailleurs La casse dans Paysage fer, comme moi en épigraphe. (Jean-Pierre Richard, « Paysages du mot », Quatre lectures, Paris, Fayard, 2002, p. 71-95.)

aussi, puisque l’essoufflement a trait à la « mort » qui hante les rues de Champigneulles. Celles- ci sont aussi « désertiques » sans doute que la rue des Jonquilles après la fermeture des usines, c’est-à-dire après leur décès : en dressant « la liste des usines vides, des usines mortes » (Pf, p. 90), le descripteur établit une équivalence entre les deux états. Le nom du cours d’eau suivi – dont les rives sont par ailleurs jalonnées de « guérites » qui font des « cicatrice[s] sur le pays » (Pf, p. 31), et la surface dite plus loin « dormante » et « trouble » (Pf, p. 90) ou simplement « morte » (Pf, p. 86) – réaffirme cette présence létale : la Meurthe n’est phonétiquement pas loin du meurtre, ce qui explique peut-être que les wagons, prudents, se soustraient à sa vue dans une « tranchée ».

Cette dernière est toutefois de « pierre meulière ». Entre ses deux versants le convoi risque l’écrasement et la désintégration, ce qui confirme la fragilité de sa constitution suggérée ailleurs en ces termes : « l’est reste un aimant sûr mais à partir de quoi on vous manipule un train comme une allumette, le bâton incliné dans un sens puis dans l’autre d’un coup de doigt avec nous dedans » (Pf, p. 30). Le train est bougé de l’extérieur, d’une chiquenaude et malgré l’« aimant » qui attire sa « longueur de fer » (Pf, p. 32). Il a la légèreté d’une « allumette » – un objet de fabrication industrielle et qui rappelle le feu des hauts fourneaux dont « la Lorraine […] est le pays » (PFh, p. 206) – et s’« inclin[e] » ainsi sans efforts. Le mouvement reproduit, spatialement, celui de bascule qui infléchit la vision historique développée par Bon, tandis que la présence de personnes à bord (de l’allumette) rappelle les retombées humaines du « Passage » de Sortie d’usine ou du « monde emporté vivant dans l’abîme, et nous accrochés au rebord32

» de Temps machine. Mais l’image partage surtout l’aspect concret de celle du livre proposée par Daewoo – « Une page qu’on tourne, mais nous on était sur la page. » (D, p. 35) –, à ceci près qu’elle l’est vraiment : même si le train n’est pas une allumette il entraîne effectivement ses passagers dans ses courbes, contrairement au livre qui allégorise « une civilisation vieille ». Autrement dit, si l’on a constaté que plusieurs éléments du texte désignent le (non-)travail sans en avoir l’air, il semble aussi que tous les éléments désignent quelque chose en sus de se désigner eux-mêmes et que ces contenus métaphoriques ajoutés entrent en contact à travers le regard

porté sur eux par l’observateur ferroviaire. La longue description qui constitue Paysage fer raconte une histoire, même si elle paraît ne rapporter aucune action.

Il n’est donc pas étonnant que le train témoigne également, à l’instar du livre de Daewoo, d’un changement civilisationnel qui s’inscrit dans l’aiguillage de ses évolutions techniques : « La nouvelle ligne de train, enfin plus rapide, bientôt passera droit, il n’y aura plus que deux gares et quelques parkings. On sera nous-mêmes dispensés de constater l’abandon. » (Pf, p. 121) Pour ne pas voir et côtoyer la déshérence du territoire traversé, le train s’en isolera par la vitesse, ce qui n’est jamais qu’une manière d’inverser sa « réaction » actuelle. Dans le long extrait cité plus haut, le ralentissement dû à la proximité des « rues mortes de Champigneulles33

» provoque « un tremblement de toute [sa] longueur de fer », lequel communique, par le biais de la matière ferreuse, les soubresauts du paysage moribond à son point d’observation en mouvement. L’eau comme le fer sont des conducteurs du non-travail et de la mort qui l’accompagne en voix de basse, de manière à complexifier le principe « objectif » discuté au chapitre précédent. Une préoccupation de base traverse l’œuvre de Bon : accorder la primauté aux choses décrites, jusqu’à endosser leur forme lorsque Sortie d’usine s’emploie à « faire bascul[er] l’écriture de l’usine en l’usine comme écriture » (SU, p. 165) et que Temps machine appelle « [des] mots et [une] langue qui ressemble à tout ça, les bruits, le fer et l’endurcissement même, un travail […] fort comme nos machines34

». Dans Paysage fer, l’enjeu esthétique prend une importance éthique accrue du fait que les choses, en sus d’imprimer leur tournure particulière au texte, sont une expression matérielle de son propos. Non seulement la relation est bivalente, mais elle rend le lecteur « héritier » de ces objets dans la mesure où ceux-ci constituent l’œuvre qu’il reçoit.

Cette première manière de « contrer » la déshérence est corollaire d’une concrétisation de notions abstraites. Contrairement à Élise ou la vraie vie, qui métaphorisait l’ensauvagement et le non-travail au moyen d’images aquatiques, le texte ferroviaire les exhibe par la fenêtre : ce sont la Meurthe, le fer ou l’étang au bulldozer qui sont la mort et le non-travail. La présence constante de ces motifs en fait par ailleurs des agents de liaison – encore une fois et

33 Ces rues inanimées sont bordées de « maisons qui se lèvent des quartiers de la ville », ce qui peut paraître

contradictoire. La coexistence de la vie et de la mort signifiée réitère toutefois leur imbrication caractéristique du roman social (cf. supra). Le mouvement reproduit la bascule du « monde emporté vivant dans l’abîme » et inscrit la « spectralité » de Daewoo (cf. infra) en filigrane de Paysage fer.

littéralement : des conducteurs – entre tous les autres objets du texte qu’ils coordonnent comme le ferait une syntaxe des éléments d’une phrase. Les choses deviennent à la fois le contenu du texte et sa grammaire, cette dernière fonctionnalité étant partagée avec le train qui prête son élan « ferroviaire » à la prose – le train relie les éléments visuels, l’eau et le fer leur substrat anthropo- ou sociologique. Un tel projet est achevé par le livre suivant de Bon, judicieusement intitulé Mécanique, dont le narrateur se réclame d’une poétique de la « géométrie descriptive » qui déplairait sans doute à Hugo : « L’idée intérieure de la géométrie descriptive est ce qui m’a aidé le plus, depuis vingt ans, pour tenter d’avancer dans la logique complexe des formes qu’exige la composition d’un livre35

. » La branche de la géométrie, qui vise à résoudre graphiquement des problèmes d’intersections – soit de relations et d’imbrications – entre les ombres et les volumes d’un espace en trois dimensions36

, est utilisée pour résoudre l’équivalent narratif de ces problèmes. Dans les sections intitulées « Maison(s) », la méthode géométrique permet de circuler imaginairement parmi des objets disparus de l’enfance37

, comme elle rend possible la représentation, sur papier quadrillé, de choses difficilement appréhensibles par l’œil nu. Une opération de transposition intellectuelle est nécessaire dans les deux cas, puisque la géométrie descriptive implique de « ramener par la pensée […] deux plans de projection […] et [de] se rendre compte, par le dessin, de la figure de l’espace38

».

Ce goût pour les emprunts scientifiques inspire aussi Paysage fer, plus discrètement il est vrai, au fil des mentions de la « persistance rétinienne ». Le phénomène, passif – il s’agit de la capacité de l’œil à conserver une image vue superposée aux images que l’on est en train de voir (cf. supra) –, est revendiqué de façon active : « Et puis, dans la tête, cette persistance rétinienne, justement, pouvoir convoquer comme de la traîner avec soi dans le cartable l’image précise d’un pylône, de la cimenterie, la rue entre le Dancing et le café restaurant Laurain à Foug

35 François Bon, Mécanique, Lagrasse, Verdier, 2001, p. 50. Je souligne.

36 Cf. Julien Avignant, Géométrie descriptive, 10e éd., Paris, Dunod, 1975, 276 p. « La géométrie descriptive a pour

objet de ramener l’étude des figures de l’espace à celle des figures planes à l’aide de méthodes géométriques basées sur des projections. » (p. 1)

37 « Impression d’abord des volumes, en lumière et disposition, et dans cette perception globale la netteté se perd.

[…] Il reste une suite d’images fixes discontinues, ou de brèves séquences filmées mais comme entourées d’ombres. » (François Bon, Mécanique, op. cit., p. 33-34) ; « Maison : au milieu de la grande rue traversant l’ancienne île, le rocher émergé du marais, la maison imbriquée au garage, sur la place en face de l’église avec au milieu son monument aux morts poilu bras levé, le porche à portail bleu ouvre sur le garage avec la porte jaune qui donne sur la cuisine. » (Ibid., p. 39)

téléphone 104. » (Pf, p. 108) De cette qualité « portative » et littérairement utilitaire, la persistance rétinienne retire une fonction esthétique comparable à celle de la géométrie. Elle participe de l’élaboration de l’écriture « ferroviaire », puisque son fonctionnement est associé à un « procédé d’expansion » (Pf, p. 9) selon lequel le paysage, à chaque voyage, s’enrichit de détails non remarqués jusque-là, qui se surimposent les uns aux autres à la manière des impressions lumineuses sur la rétine. Le canevas de base, cependant, demeure inchangé, si bien que chaque nouvel ajout est répétition des précédents : le dancing l’Évasion exerce ainsi une fascination particulière sur le descripteur, qui n’a de cesse de revenir sur ses « larges bandes rouges » sur fond gris (Pf, p. 38, 54). Dans la définition de la faculté optique citée plus haut, le boîte de nuit moderne – dont le nom connote un désir d’échapper à un présent sans issue – côtoie un café restaurant d’une autre époque, qui porte seulement le patronyme de son propriétaire et un numéro aussi obsolète que l’appellation Châlons-sur-Marne : « en quelle année en a-t-on terminé des numéros en trois chiffres via opératrice, probablement il y a trente ans » (Pf, p. 87).

La rémanence rétinienne revue par Paysage fer sélectionne des indices spatiaux mais aussi temporels, ce qui invite à reconsidérer la cohabitation textuelle de cabanes « effondrées » (Pf, p. 8) et « neuve[s] » (Pf, p. 33) à l’aune de son déploiement. Dans les deux cas la juxtaposition permet d’évoquer la diachronie de façon synchronique, une prouesse technique que l’anomalie grammaticale relevée dans l’extrait du « rond carré » signale peut-être. « Neuve aussi la cabane de bois verni », disait le descripteur, alors que rien ne justifie l’emploi de l’adverbe : on peut conjecturer que le mot renvoie à un élément absent du cadre mais passé ou à venir, dans l’espace, en vertu du phénomène optico-littéraire. Ce dernier étend donc l’esthétique de la réitération qu’il génère au texte entier, même aux endroits où ses effets ne sont pas immédiatement perceptibles39

, et ce dès ses premiers mots qui la posent et problématisent tout à la fois. « Récurrence et répétition » (Pf, p. 6) : les deux termes, similaires, sont eux-mêmes l’objet d’une reprise partielle sur le plan du signifiant, ce en quoi ils font signe, à nouveau, vers le roman traité au prochain chapitre. Daewoo s’ouvre sur l’infinitif phrastique « Refuser. » (D, p. 9), qui rappelle par la phonétique et la déliaison syntaxique l’incipit de Paysage fer. Les consonnes fricatives en cascade de la deuxième phrase – « Faire face à l’effacement même. » –

39 Si l’on se souvient que le texte procède de même manière à l’égard du travail industriel, cela signifie, par analogie,

reproduisent ensuite formellement la « récurrence et répétition » alors même que leur contenu sémantique suggère un phénomène contraire : la répétition d’un phénomène suppose son effacement préalable. Conjuguées, ces constatations indiquent que d’un ouvrage à l’autre il y a continuité mais aussi rupture. Tandis que Paysage fer livre la « vue en coupe » d’un « monde » engagé dans un mouvement historique, Daewoo propose une vision de ce monde après la fin de la bascule.

Pris séparément, le premier incipit annonce un texte à la fois essentiellement descriptif – il s’astreint à essayer de retenir une image « trop brève pour être retenue » (Pf, p. 6) – et itératif – on essaie chaque semaine. L’alliage proposé est curieux, le propre de la description réaliste étant généralement de poser les choses une fois pour toutes afin, justement, de ne pas avoir à les répéter. Philippe Hamon considère cette unicité comme une différence majeure du mode descriptif d’avec le narratif, lequel fait volontiers se reproduire les mêmes actions. Le critique semble ainsi répondre à une volonté de réhabilitation du descriptif, délaissé selon lui tant par la théorie littéraire que par les lecteurs, qui auraient tendance à « sauter » les descriptions alors qu’« il convient [au contraire] de ne pas obligatoirement penser le descriptif comme une instance toujours inférieure à un plus "dynamique" récit, ou toujours subordonnée à un narratif plus englobant et régissant40

». Or, dans Paysage fer non seulement le narratif est subordonné au descriptif – les récits de souvenirs à la première personne sont suscités par les lieux décrits – mais il échange ses codes avec lui : si le texte fait se répéter la description, prérogative narrative41

, les valeurs traditionnellement accolées aux deux modes sont permutées. Ce retournement, en vertu duquel j’use du terme de « descripteur » de préférence à celui de « narrateur », est à lier à un vaste questionnement littéraire, qui recoupe l’ambition suprême de Hamon : « désinféo[der] [le descriptif] de ses rapports privilégiés avec la littérature42 ». Bon ne s’engage pas dans cette direction extrême, néanmoins son texte descriptif remet ultimement en cause, de façon très anxieuse, le devenir littéraire. La réflexion sur les « œuvres immobiles »

40 Philippe Hamon, Du descriptif, Paris, Hachette, 1993, p. 241.

41 Contrairement à la description, la narration réaliste peut être répétitive sans pour autant briser l’illusion

référentielle. Il suffit pour cela que les personnages refassent les mêmes actions, tels les Maheu qui se lèvent tous les jours à quatre heures pour aller à la mine.

qui clôt Paysage fer définit la littérature comme vecteur d’une « imbrication […] de la chose humaine et des choses tout court » (Pf, p. 120), articulation menacée par la désindustrialisation : le descripteur note que dans son sillage « Quelque chose s’est séparé » (Pf, p. 121), soit l’humain et les choses. La désintégration de leur lien désigne, en substance, tout à la fois la déshérence de choses « en souffrance » et la prolifération des non-lieux : l’absence de relations est l’un de leurs traits définitoires, aux dires de Marc Augé43

. Le non-lieu met donc la littérature en péril, car l’action de cette dernière se déploie précisément dans le lien, l’« imbrication » relationnelle propre au lieu anthropologique que lui oppose l’ethnologue de la surmodernité.

Il convient cependant de remarquer que les auteurs cités par Bon – Balzac, Simenon, Gracq – appartiennent tous au corpus classique dont Hamon n’arrive pas à « désinféoder » le travail descriptif de la littérature. En conséquence, peut-être l’inversion des rôles attribués par ces écrivains aux modes descriptif et narratif, telle qu’elle se donne à lire dans Paysage fer, ouvre-t-elle une nouvelle voie d’articulation esthétique du réel – à la manière encore une fois du paysage, qui propose, selon Collot, une avenue médiane entre non-lieu et lieu d’élection44

. Le texte, on l’a vu, veut englober le sujet et l’objet dans un même « paysage humain » : sont ressoudées, pour un temps du moins, « la chose humaine et [l]es choses tout court », de manière à enrayer – dans et par la littérature – le non-lieu résultant du bris de leur « imbrication ». Le compromis est fragile, comme l’attestent les carreaux de fenêtre brisés, la déréliction des pans effondrés de jardins ouvriers et la Meurthe à contre-courant. C’est que le moyen choisi pour appréhender ces « choses », le train, plutôt que de la combler approfondit la béance qui nous sépare désormais d’elles. Au-delà de la culbute optique permise par le paysage – et qui sera de toute manière rompue par l’arrivée du TGV qui « dispens[era] de constater l’abandon » (Pf, p. 121) –, les wagons en effet sont aussi clos que la prison d’Écrouves, « muette et sourde » (Pf, p. 31). Se pose la question fondamentale du voyage ferroviaire, soit de « savoir si, oui ou non, un lien [autre que visuel] est maintenable et maintenu entre le spectacle et son référent45 ».

43 Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992, p. 100. 44 Michel Collot, « Pour une poétique du paysage », op. cit., p. 270.

L’interrogation transpose, dans le domaine optique, les enjeux soulevés par Bourdieu à propos de l’étude d’endroits déjà surdéterminés par des discours extérieurs et souvent (mal) orientés, telle la « banlieue à problèmes46

». Pour rompre avec les idées reçues, le sociologue promulgue une pensée para-doxale, qui suppose l’« analyse rigoureuse des rapports entre les structures de l’espace social et les structures de l’espace physique47

». Cette analyse dépassionnée ne vise pas à rapprocher le chercheur de son objet ; elle soumet plutôt leur lien à un impératif critique, voire elle le distend. Or, le train agit de manière semblable dans Paysage fer, c’est-à-dire que la vision particulière qu’il autorise a une fonction d’interface para-doxale entre des structures spatiales. Lorsque « le ciel et la vitesse du train combinés semblent plier » (Pf, p. 81) une cheminée d’usine, par exemple, ce sont les conditions du voyage qui font – pour une part : le ciel est aussi responsable – apparaître la réalité matérielle des fermetures industrielles sur le paysage aperçu par la fenêtre, en lui faisant courber la tête48

. L’épithète « morte », régulièrement accolée aux usines vides rendues interchangeables par la vitesse, fait