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La perte de la vie rejoint d’abord la perte de temps dans la stigmatisation dont elles font conjointement l’objet. La seconde est un « abus » (deux fois plutôt qu’une, même, dans les

48 La transition des unités de mesure reproduit en quelques mots celle qui scande Élise ou la vraie vie à échelle

romanesque : la narratrice divise son temps à la chaîne en « jours » (ÉV, p. 91) puis en mois et en saisons. Si l’impression de durée étirée est semblable dans les deux cas, son effet est beaucoup plus rapide et irrémédiable dans l’usine des années 1980.

49 Frédéric W. Taylor, « Direction des ateliers » [1903], trad. L. Descroix, dans Organisations du travail et

économie des entreprises, textes choisis et présentés par François Vatin, Paris, Éditions d’organisation, 1990, p. 40-

44. Sur la perte de temps comme résistance, on se référera entre autres à Stéphane Beaud et MichelPialoux, Retour

directives citées50

) et la première le devient en conséquence de la longueur des Passages : « on savait qu’ils [certains membres de la direction] en déploraient les coûts, deux heures de boulot au minimum paumées pour chaque gars, plus les réparations » (SU, p. 92). Si l’accident non létal suscite déjà une obsession de la reprise immédiate chez les chefs – « Allez les gars, c’est fini. C’est pas la première fois. Allez les gars. Restez pas là comme ça. » (SU, p. 32) –, c’est donc la ritualisation qui entoure la mort qui est surtout en cause. Au sein de l’assemblage discursif étudié plus haut, cette dernière oppose ce potentiel de subversion aux réprimandes patronales à l’endroit des « pertes » qu’elle entraîne par la négative, c’est-à-dire qu’elle constitue l’envers de la « cérémonie traditionnelle […] de la remise des montres51

» décrite dans un de ses morceaux. Les « anciens » y sont récompensés de leur mérite – ou simplement de leur résilience – par l’octroi de « la montre des quinze ans, gravée aux initiales du patron ». Certes paternaliste, le geste est surtout symbolique et fétichiste ; le propriétaire de l’usine et du travail l’est aussi du temps, il lui donne son nom et en offre une concrétion (davantage portative que le gros superviseur de tout à l’heure) à ceux qui lui consacrent le leur. Au point d’en perdre la notion : « il était loisible de penser qu’après bien cinq mille journées pareilles on n’ait plus besoin de savoir l’heure. Et si c’était pour leur faire redécouvrir ? » Mais la redécouverte élude la moquerie du sujet : elle n’intervient pas avant l’autre et dernière « cérémonie52

» de l’accompagnement du cadavre hors des murs où il réintègre, on l’espère, l’ordre « civil » du temps.

Le terme est utilisé de manière substantive, « le civil », pour signifier son opposition à un « ici53

» qui l’excède mais le rejoint sur le plan commémoratif : dans les deux sphères, « la mort [a] des rites tout aussi abstrus ». Or, si la définition usuelle est très large54

, son utilisation à des fins de comparaison le rapproche d’un usage restrictif qui qualifie ce qui ne relève ni du

50 « Notamment en ce qui concerne l’absentéisme et les pertes de temps pendant les heures de travail. Ceci s’adresse

à toute personne qui commettrait ces abus dans les bureaux ou dans les ateliers. […] Ces abus sont notamment constitués par : […]. »

51 Il est aussi fait mention d’une autre cérémonie, qui célèbre « la fournée [annuelle] des médaillés du travail » : on

pense à Lydie Salvayre, dont le roman La médaille (Seuil, 1993) démonte les discours d’une « grande réconciliation » semblable (SU, p. 129) en juxtaposant, un peu comme Bon mais sur fond de révolte ouvrière, la succession d’allocutions et de réponses à l’occasion de la remise des médailles aux employés méritants…

52 Le terme est utilisé indistinctement pour désigner la remise des montres et le Passage (SU, p. 79, 92).

53 « Dans le civil, la mort avait bien des rites tout aussi abstrus : alors pourquoi pas ici, pour le pauvre gars qui

clamsait sur place ? » (SU, p. 93)

54 « Qui concerne les individus en tant que membres de la société organisée en État, et leurs rapports mutuels ; qui

domaine militaire, ni du domaine ecclésiastique, reliant du même coup l’usine et le travail à ces derniers. L’association n’est pas neuve : elle est à l’œuvre dans Germinal, dont un passage agrège en quelques lignes plusieurs réseaux d’images propres au travail. Le pendant belliciste de la métaphore se décline sur la chaîne de montage d’Élise ou la vraie vie, tandis que l’autre est mis à profit par le narrateur de Composants qui compare son labeur à une « machine infernale ou divine » (C, p. 113). Cette occurrence-ci a la particularité de poser ces liens en prenant l’usine comme point de référence – en désignant ce qui lui est extérieur comme « civil », on confisque tout potentiel mystique et militaire à son profit –, ce qui tranche sur l’ensemble des textes du travail qui tendent plutôt à rapprocher la notion de l’église ou de la guerre par le biais d’un tel potentiel, partagé, afin de mieux lui accoler ensuite le pouvoir de sujétion (l’église) ou de destruction (la guerre) prêté de facto aux secondes. Du côté militaire – moins présent que l’autre, ce qui distingue par ailleurs Sortie d’usine de Paysage fer ou Daewoo –, le conflit armé est englobé par le travail, inséré lui aussi dans sa durée figée puisqu’il est intégré à son espace : « Ils nous font signer un papier spécial, quand on est embauchés : mobilisés sur place. » (SU, p. 45) Du côté religieux, les Passages tentent d’opérer une carnavalisation de scènes évangéliques pour en vampiriser le sens et épuiser le contenu. Ils ratent la cible.

Non seulement le premier Passage du roman, dit plus loin « fête jaculatoire » (SU, p. 82), se déroule « entre Noël et le Nouvel An » (SU, p. 78), mais le mort a « une gueule d’œuf de Pâques » (SU, p. 7955

). Sont convoquées en autant de pages les deux principales fêtes chrétiennes, qui commémorent la naissance et la résurrection du Christ, accompagnées d’une mention à un autre (re)commencement, de l’année celui-là. La position du corps rappelle pour sa part la dernière adoptée par Jésus de son (premier) vivant, mais à l’horizontal – il est « assis à l’oblique, la tête tombant un peu vers l’avant » –, à l’envers – ce sont les « pieds [qui sont] écartés » – et sur un « transpalette ». Il ne porte pas cette croix nouveau genre, c’est plutôt le contraire et ce malgré son teint « rose », son « air bon vivant » qui dénote le « bonheur poupin » et, pourquoi pas, la palingénésie prochaine. Cette étrange Passion se déroule en effet au début de la « deuxième semaine » : le mort a toute latitude de ressusciter pour la troisième

comme le fils de Dieu au troisième jour. Le décalage temporel reproduit celui qui atteint l’usine entière, sous le coup d’une durée qui s’allonge, lorsque les jours deviennent semaines, ou se raccourcit. Le transpaletté en effet a « trente ans de maison » à son actif, presque les trente-trois nazaréens : retraité, il était sur place pour « son premier repas des anciens », (dernière) Cène dévoyée qui lui aura été funeste. « REVENIR CREVER À L’USINE [c’est un sourd qui parle] C’EST DRÔLE PLUTÔT. » Cette fatalité comique et le détournement d’éléments historiques et théologiques de la crucifixion prêtent à la cérémonie « une composante d’ironie, sans que le déferlement en soit en rien étouffé », selon le sujet qui l’observe. Le rire côtoie le tragique sans heurts, sans flafla, dans une représentation grinçante de la mort qui rappelle le Bonnemort de Zola et ses crève-la-faim du coron Paie-tes-dettes.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit, d’une représentation, d’une fiction caustique dans laquelle l’être humain accède finalement aux privilèges habituellement réservés à… la matière. Le travailleur en effet est « remorqué sur le transpalette », engin destiné à « remorquer les palettes » (SU, p. 42) dont on a vu l’importance industrielle – objet rare, de convoitise, on se le « piqu[e …] en pétant le cadenas » (SU, p. 46) – et linguistique – dans son sillage se cristallise un sociolecte. Semblable inversion et son corollaire symbolique, la crucifixion des « pattes raides », tiennent du carnavalesque identifié par Mikhaïl Bakhtine dans la culture populaire du Moyen Âge (et, plus largement, dans « toute la vie riche et variée de la fête populaire au cours des siècles56

»), dont ils présentent toutefois une version dégradée et dysphorique.

La langue carnavalesque […] est marquée, notamment, par la logique originale des choses « à l’envers » [la crucifixion], « au contraire » [l’homme plutôt que la palette], des permutations constantes du haut et du bas [la croix et le transpalette], de la face et du derrière [les bras et les jambes], par les formes les plus diverses de parodies et travestissements, rabaissements, profanations, couronnements et détrônements bouffons [le mort bon vivant à gueule d’œuf de Pâques]57.

56 « Nous donnons, explique-t-il, au terme "carnavalesque" une très large acception […] désignant non seulement

les formes du carnaval au sens étroit et précis du terme, mais encore toute la vie riche et variée de la fête populaire au cours des siècles et sous la Renaissance, au travers de ses caractères spécifiques représentés par le carnaval à l’intention des siècles suivants, alors que la plupart des autres formes avaient soit disparu, soit dégénéré. » (Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, trad. Andrée Robel, Paris, Gallimard, 1970 [1965], p. 218-219.)

Le schéma général est là, il est vrai. Mais si « le carnaval était le triomphe d’une sorte d’affranchissement provisoire de la vérité dominante et du régime existant, d’abolition provisoire de tous les rapports hiérarchiques, privilèges, règles et tabous58

», force est de constater que le Passage n’en est qu’une triste et pâle copie. Loin de suspendre ou subvertir la domination, son rite la reproduit ; son transbahutage en transpalette rappelle que, plus d’un siècle après Marx, « l’existence du travailleur est [toujours] réduite à la condition d’existence de toute autre marchandise59

» – car c’est ce dont sont normalement chargées les palettes : de « colis vulgaire[s] » (SU, p. 97).

Les formes du carnaval sont présentes dans Sortie d’usine mais, vidées de leur substance critique et de leur vitalité grotesque, elles échouent à transformer même temporairement la réalité. Au contraire, elles accusent ses inégalités béantes : pour le Passage du patron, la « sauvagerie » se teinte de « gravité ample, comme respectueuse » (SU, p. 97). Cette « défaite » textuelle est à appréhender dans la perspective de son objet : la religion, ou plus précisément le récit d’une résurrection, phénomène qui exclut la raison scientifique et dont la transmission nécessite par conséquent une adhésion sous forme de croyance. Celle-ci est garante de l’actualisation imaginaire du récit, tout comme elle est créatrice de savoirs et d’unité sociale. Or, Bernard Stiegler affirme que ce lien est détruit par l’évolution récente du capitalisme : sa financiarisation transforme par le calcul la croyance en confiance, puis en discrédit, alors même qu’une forme de croyance est nécessaire à son dynamisme économique puisqu’il lui faut s’assurer l’adhésion des individus. Si l’on a pu relever la dimension millénariste des utopies politiques modernes60

, leur rival capitaliste n’est pas tout en fait en reste ; le regretté Bernard Maris l’exposait avec sa verve habituelle en 2000, dans une entrevue avec Richard Brouillette61

, et le dieu accroupi de Germinal le suggérait dès 1885. Dans cette optique, la position indécise

58 Ibid., p. 18.

59 Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, op. cit., p. 77 (

I).

60 On se référera entre autres à Marc Angenot, Gnose et millénarisme : deux concepts pour le

XXe siècle suivi de Modernité et sécularisation, Discours social, 2008, vol. XXIX,382 p.

61 Réalisée pour le film L’encerclement - La démocratie dans les rets du néolibéralisme (2008), l’entrevue – qui

fait dès lors office de « Passage » à l’économiste – a été diffusée dans son intégralité peu après son assassinat en 2015, sous le titre Oncle Bernard - L’anti-leçon d’économie.

du démiurge, déjà longuement commentée, peut aussi être liée au statut problématique de la croyance dans l’appareillage capitaliste, laquelle mène Stiegler à conclure :

Je soutiens que le problème du capitalisme actuel, qui est au bord de l’autodestruction, est essentiellement celui d’une refonctionnalisation des mécanismes de croyance. Et je crois que ce problème aussi bien que sa solution historique passe par la prise en compte du rôle des formes contemporaines d’hypomnémata, lesquelles peuvent aussi bien contribuer au développement d’une nouvelle forme de sublimation qu’à un contrôle accru des individus – qu’à la poursuite de leur désindividuation62

.

L’hypomnématon est un support de mémoire artificielle (l’hypomnésis, une mémoire « morte » qui s’oppose à l’anamnésis platonicienne) et le terme recouvre une série de techniques de production et de transmission mémorielle. Les « formes contemporaines » dont parle Stiegler désignent principalement les technologies numériques, toutefois un livre agit aussi comme un tel support63

, de même qu’une cérémonie pour peu qu’elle participe d’une histoire – ce qui est bien le cas du Passage, « tradition d’usinage » (SU, p. 95). La tentative de carnavalisation religieuse par le rituel et son inaboutissement s’inscrivent dès lors dans une réflexion globale sur la notion de croyance en lien avec le travail : la première rejoue la constitution, à la fois dans le refus et dans la communautarisation, d’un ethos ouvrier, mais le second marque l’incertitude de son devenir – ou sa « déshérence64

», dirait Viart.

Du carnaval ne demeure donc que la dimension spectaculaire décrite par Bakhtine : composante primordiale du Passage, elle retentit même doublement, comme en écho métatextuel, dans les remarques du sourd qui ponctuent son déroulement. Le vieux en effet est mis en scène comme un comédien qui s’ignore, « il marmonnait à longueur de journée, accompagnait cela, depuis quelques années, peu à peu, de mines, puis de gestes. L’air de fulminer, d’être en colère après son interlocuteur absent, levant haut les sourcils ». Sa moustache

62 Bernard Stiegler, Économie de l’hypermatériel et psychopouvoir, entretiens avec Philippe Petit et Vincent

Bontems, Paris, Mille et une nuits, 2008, p. 34.

63 Le rapprochement peut être éclairant pour réfléchir l’usage éminemment « littéraire » que fait Bon du web : dans

une émission de La place de la Toile (Xavier de la Porte), il compare le numérique à une « grammaire contemporaine » des écrivains (« François Bon, autobiographie numérique », France Culture, 5 juin 2011).

64 Cf. Dominique Viart, « Topiques de la déshérence. Formes d’une "éthique de la restitution" dans la littérature

contemporaine française », dans Simon Harel et Adelaide Russo (dir.), Lieux propices. L’énonciation des lieux /

« à la charlot » (SU, p. 77) ne fait qu’accentuer la ressemblance avec son maître en pantomime : portant « à longueur d’année une cravate verte, bouchonnée torve comme une ficelle sur sa chemise jaunasse à force de lavages », c’est une version couleurs de Charlie Chaplin. Ou encore son avatar dans une vision postmoderne (avec cette fois « la salopette du bleu tendue sur le rond du ventre, une bedaine de maigre ») des Temps modernes, où les « ouvriers » se sont éclipsés au profit des « opérateurs65

» d’une chaîne de plus en plus invisible66

. On ne sait donc plus très bien si le personnage ne se joue ou raconte pas tout ce qui suit à lui-même – le Passage n’est-il pas fête du bruit, donc fantasme de sourd ? –, confusion entre la réalité diégétique et sa narration relayée graphiquement par les cassantes majuscules de ses phrases, signes visuels du retentissement sonore des paroles dont il ne contrôle pas l’intensité : les interactions de l’oral et de l’écrit sont bouleversées aussi, renversées au passage par le tourbillon (pseudo)carnavalesque.

« En résumé, pendant le carnaval [ou le Passage], c’est la vie même qui joue et, pendant un certain temps, le jeu se transforme en vie même67

. » Ou en son contraire : le mort qu’on a vu « cocasse », à la fois « poupin », « apoplectique » et possiblement christique, s’inscrit pour partie dans la conception du corps que Bakhtine associe au carnaval – « corps ouvert, non prêt (mourant-naissant-à naître)68

». On entrevoit là un « thème de la mort vue comme le renouveau, la juxtaposition de la mort et de la naissance », voire des « images de morts joyeuses69

» ; et pourtant la dépouille n’est pas « cosmique », elle ne peut pas représenter l’univers matériel puisque l’univers l’avale dans son « carton » final. La frontière est infranchie, la limite entre le corps et la matière maintenue : si l’on substitue l’un à l’autre le temps d’une balade en transpalette, le premier n’est pas « mêlé au monde, mêlé aux animaux, mêlé aux choses70

». Au contraire les choses se cabrent, comme le déroulement de la cérémonie le montre

65 Le changement terminologique, parmi d’autres – on dit de moins en moins « patron », on parle plus volontiers

de « ligne » que de « chaîne » de montage – participe d’une oblitération des réalités ouvrière et industrielle et des rapports de domination du travail. (Stéphane Beaud et MichelPialoux, op. cit., p. 34 ; Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2011 [1999], p. 424 ; Vincent De Raeve, L’usine, Bruxelles, Couleur Livre, 2006, p. 39.)

66 C’est le titre de l’ouvrage de Jean-Pierre Durand cité plus haut.

67 Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance,

op. cit., p. 16.

68 Ibid., p. 36. 69 Ibid., p. 60. 70 Ibid., p. 36.

éventuellement. La signification du rituel est en effet révélée peu à peu, avec une lenteur que la lecture que j’en fais reprend à son compte. Elle apparaît après une première occurrence de son élément déclencheur – la mort, elle-même précédée d’une gradation d’accidents – et au fil de la description, qui s’éclaire progressivement, d’une de ses manifestations. Si bien qu’on ne comprend vraiment de quoi il s’agit qu’à la page 80 d’un livre qui en compte 168 (moins six de paratexte) : les mystères de la mort et du Passage sont littéralement au cœur du texte. Leur bonne compréhension nécessite toutefois un (dernier) détour, via le témoignage de son établissement par Robert Linhart.