• Aucun résultat trouvé

« Hein, ça t’étonne de me voir… C’est bien vrai que je menaçais d’étrangler le premier des miens qui redescendrait ; et voilà que je redescends, je devrais m’étrangler moi-même, n’est-ce pas ?… » (G, p. 399)

La mort du capital n’advient pas, malgré les souhaits d’Étienne : l’attentat fomenté par Souvarine n’empêche pas les rangs clairsemés des mineurs de redescendre en acceptant la baisse de salaire déguisée imposée par la compagnie. Dans l’un et l’autre cas, c’est-à-dire que la position soit empruntée par les mineurs ou par l’idole capitaliste, la polysémie de l’accroupissement, voire les contradictions du terme, en font l’illustration d’un passage entre la vie et la mort, à la manière des Passages de Sortie d’usine. Ou plutôt de leur début, puisque la fin en queue de poisson de la grève – qui laisse la Maheude dans la situation tout aussi délicate de devoir « [s]’étrangler [elle]-même » – ne termine pas le mouvement qu’elle a enclenché : beaucoup de travailleurs sont tués, sans toutefois que le travail ne se suicide. À l’opposé, jusqu’à Léonore et Henri, âgés de cinq et sept ans, sont en attente de sacrifier leurs forces et leur vie au capital : « Que veux-tu ? Eux après les autres… Tous y ont laissé la peau, c’est leur tour. » (G, p. 400) Le roman lui-même accroupi se clôt ainsi sur une lancée, métaphorisée par la marche

55 Luc Boltanski et Ève Chiapello, op. cit., p. 41 ; 59-60 ; 644-648.

d’Étienne qui repart de Montsou57

, voire sur deux impulsions contraires. Ou bien les enfants continueront de descendre à la mine, ou bien l’armée vengeresse qui y germe les en préservera dans le « siècle futur ».

Un siècle et quart ensuite, il n’y a plus grand suspense : « la légalité » dont Étienne pressent ultimement qu’elle « p[eut] être plus terrible » (G, p. 404) que la grève a interdit le travail des enfants (en Occident), sans que le problème fondamental ne soit réglé pour autant. Si l’on se fie au constat de Viallet, il semble même que le capital soit dorénavant en voie de tuer le travail – et pas l’inverse –, non sans avoir transformé au préalable l’ensemble des individus en travailleurs. « On ne peut rien imaginer de pire58

», selon Hannah Arendt. La vaste majorité des textes de fiction de la période contemporaine partagent ce pessimisme et c’est à comprendre ceux-là que cette thèse est consacrée en priorité, afin de déterminer quelle suite la littérature a donné à la « marche » finale de Germinal. Dans ce dessein, il convient toutefois de revenir (encore) en arrière, pour brosser à grands traits les déplacements effectués entre-temps par cette marche. Pour mieux comprendre ses arrêts, aussi : le thème du travail, il en a été question ci- dessus, a été délaissé après la guerre, par des avant-gardes qu’une méfiance à l’égard de la subjectivité et du « réalisme » rendaient plus enclines aux expérimentations formelles qu’à la représentation du monde social. Les sciences humaines en cours de spécialisation croissante se sont alors approprié ces champs d’investigation, alors même que leurs apports – en linguistique et en psychanalyse, notamment – avait contribué au discrédit de la littérature comme moyen d’appréhension de la réalité et à sa relégation au rôle de miroir méta-réflexif d’elle-même.

57 La marche constitue selon Cnockaert le mode opératoire de l’œuvre zolienne. Il est notable que la critique la

fasse communiquer avec l’adolescence, « état d’inachèvement et d’ambiguïté », ou encore d’« entre-deux biologique » dont les traits définitoires sont partagés par la position accroupie si fortement présente dans Germinal. L’adolescence est certes un état plus riche et plus complexe, à tous points de vue, qu’une simple posture, néanmoins les deux ont en commun de révéler, dans le tout formé par le cycle des Rougon-Macquart ou l’une de ses parties, un intérêt pour le passage plutôt que pour le but à atteindre, pour le tâtonnement qui précède (ou pas) l’épanouissement. (Véronique Cnockaert, Émile Zola. Les inachevés : une poétique de l’adolescence, Montréal/Saint-Denis, XYZ/Presses universitaires de Vincennes, 2003, 163 p.)

58 « Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés

de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. » (Hannah Arendt, Condition de l’homme

moderne, op. cit, p. 38.) Si le constat paraît mois pressant cinquante ans plus tard, la justesse de l’observation qui

Cette évolution, décrite par Dominique Viart et Bruno Vercier dans La littérature française au présent, entraîne un nouveau « partage du sensible » qui affecte, on le pressent, à la fois la manière dont nous segmentons et rationnalisons la connaissance et, plus largement, celle dont nous nous représentons nos vies et nos environnements. Mais sa distribution temporelle autour de l’axe du « retour » (du sujet, du récit) posé par les années 1980 implique également que le Nouveau Roman, lui, ne disait rien du monde : c’est là que le bât blesse. Car si Jacques Leenhardt a pu montrer qu’il en parlait malgré lui59

, on pourrait avancer aussi que l’air de rien, ses réalisations parlent de travail. En déplaçant le regard du travailleur vers l’objet manufacturé – ce qu’en parallèle Georges Perec réalise brillamment avec Les choses (1965) –, elles thématisent l’aliénation par la description de ce dernier plutôt que par une intrigue. Parler de « retour » évacue cette représentation du monde, distanciée et tortueuse certes, qui se donne à lire chez des auteurs formalistes. Néanmoins la notion souligne l’importance du décalage, bien réel, qui existe entre ces œuvres et celles qui suivent, tout en suscitant par la bande ou à rebours, par le fait même de ses faiblesses, un questionnement sur la représentation.

La publication simultanée de Sortie d’usine et de L’excès-l’usine, qui remettent conjointement le travail au cœur des préoccupations d’une littérature de fiction et de recherche60

, est commentée en ces mots par Viart : « Que le terme "usine" revienne ainsi souligne la reprise en compte du monde réel et, particulièrement, du monde du travail, par les écrivains », cependant que le critique identifie dans ces écrits la persistance de certains traits des générations

59 Cf. infra et Jacques Leenhardt, Lecture politique du roman : La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet, Paris, Gallimard,

1973, 227 p.

60 Si les deux livres se démarquent par l’innovation formelle, d’autres ont traité du travail dans les années

précédentes. On notera, outre Élise ou la vraie vie de Claire Etcherelli et les témoignages dont il sera question plus loin : Benigno Cacérès, La rencontre des hommes, Paris, Seuil, 1984 [1950], 208 p. ; Adélaïde Blasquez, Gaston

Lucas, serrurier. Chronique de l’antihéros, Paris, Rombaldi, 1979 [1976], 307 p. ; François Cavanna, Les Russkoffs, Paris, Livre de poche, 1981 [1979], 410 p. ; Bernard Clavel, La maison des autres, Paris, Pocket, 1987

[1962], 487 p. ; Jean-Marie Konczyk, Gaston ; l’aventure d’un ouvrier, Paris, Gît-le-cœur, 1971, 109 p. ; Dorothée Letessier, Le voyage à Paimpol, Paris, Seuil, 1980, 153 p. ; Serge Livrozet, La rage des murs, Paris, Mercure de France, 1974, 227 p. ; Jean Meckert, Les coups, Paris, Gallimard, 2005 [1942], 270 p. ; Georges Navel, Travaux, Paris, Gallimard, 2004 [1945], 250 p. ; Michel Ragon, Drôles de métiers, Paris, Albin Michel, 1986 [1953], 218 p. ; André Remacle, Le temps de vivre, Paris, Éditeurs français réunis, 1965, 238 p. ; Christiane Rochefort, Les

petits enfants du siècle, Paris, Grasset, 1961, 207 p. ; Albertine Sarrazin, L’astragale, Paris, Pauvert, 1965, 249 p. ;

précédentes : « La réticence envers une littérature qui s’écrirait à la première personne, dans une période où "sujet" et "récit" sont objets de suspicion, est encore particulièrement perceptible61

. » Cette double appartenance, caractérisée d’une part par les « retours » de l’histoire et du sujet et, de l’autre, par un « soupçon » malgré tout hérité du Nouveau Roman, place les textes du présent qu’il étudie dans une position à la fois de rupture et de dialogue inquiet vis-à-vis des legs du passé, dont ils réactivent les enjeux sous des formes inédites. Elle fonde ce que Viart appelle une littérature « transitive », terme problématique en ce qu’il suppose implicitement que les œuvres contemporaines s’adressent davantage aux lecteurs et en sont mieux comprises. C’est- à-dire, pour revenir à l’origine grammaticale du terme, que la transitivité directe signifiée par le retour du sujet est complétée par une transitivité indirecte : en usant de concepts empruntés aux sciences humaines – Viart développe entre autres les liens d’écrivains comme Annie Ernaux ou Pierre Bergounioux à la sociologie bourdieusienne – les textes mettraient sur pied des représentations plus transparentes du réel. Même si ce n’est aucunement leur visée, de tels jugements risquent à terme de réduire les œuvres à de mornes applications théoriques.

Surtout, ils minimisent l’importance du « soupçon », notion beaucoup plus forte lorsqu’il s’agit de caractériser le type de représentation élaboré dans les œuvres contemporaines. Pour résumer la pensée de Viart à cet égard – et la simplifier sans doute abusivement –, on pourrait dire que si l’on revient à certains sujets privilégiés par le réalisme ou le naturalisme il n’est plus guère possible de les mettre en forme à la manière d’un Balzac ou d’un Zola. Or, cela ne va pas du tout de soi lorsqu’il s’agit de décrire certains objets : la question du réalisme, si elle se pose à l’ensemble de la production romanesque, suscite des opinions particulièrement tranchées dans le cas de la fiction du travail. Pour Adolfo Fernandez-Zoïla, par exemple, « le travail en tant que tel n’a été décrit et mis en scène qu’avec le réalisme ou, mieux, le naturalisme62

». Le commentaire est tributaire d’une certaine vision de la littérature « sociale » qui, en souvenir de ses premières visées « démonstratives » et sans doute de l’engagement sartrien qui vint ensuite, la considère comme étrangère aux problèmes formels, lesquels seraient le lot exclusif d’un art déconnecté du réel. L’opposition mène toutefois à une impasse dont Adorno décèle le non-sens

61 Dominique Viart, « Écrire le réel », dans Dominique Viart et Bruno Vercier, op. cit., p. 213.

lorsqu’il montre, dans ses Notes sur la littérature, que chacun des termes se nie lui-même en niant l’autre : l’art engagé en supprimant la distance nécessaire entre l’art et la réalité, « l’art pour l’art » en ignorant la relation avec le concret qui est contenue dans son rejet du concret63

. Adorno parle de distance et de relation, soit, pour peu qu’on les additionne, d’une médiation entre le texte et le réel, phénomène auquel Béroud et Régin ont recours pour expliquer la naissance du roman social (cf. supra). « La conjonction entre deux phénomènes, précisent- elles, nous intéresse ici : le roman devient la forme dominante au cours de ce XIXe siècle où le capitalisme entre de plain-pied dans sa phase industrielle64

. » Si cette interaction de données littéraires et socioéconomiques a pu se réaliser dans les cadres réalistes et naturalistes d’alors – Germinal en est un exemple –, elle se déplace au gré des transformations de ses composantes pour donner naissance à de nouvelles formes, à la fois en rupture et en continuité avec les précédentes. Car il ne faut pas oublier qu’il n’y a jamais eu un réalisme : le programme balzacien n’était pas celui de Champfleury et Duranty ou de Flaubert, et il a bien évolué encore au XXe siècle. À la limite chaque texte propose une manière originale d’observer et de représenter le monde, si bien que si Fernandez-Zoïla n’a pas raison il n’a pas non plus complètement tort. Il y a bien du « réalisme » dans la fiction actuelle du travail, il suffit de lire les textes pour s’en rendre compte, mais la catégorie n’est effectivement plus ce qu’elle était au temps de Germinal, ni même d’Élise ou la vraie vie de Claire Etcherelli (1967). Le changement majeur réside peut- être dans la conscience moderne de ce débat : dans le cadre d’une réflexion sur la représentation d’une réalité complexe et polémique, les œuvres contemporaines prennent position par rapport au réalisme d’hier, tout comme on verra Élise prendre, à l’inverse, position par rapport au formalisme des années 1960. L’une et l’autre notion font partie des « rudiments de significations introduites du dehors65

» dont la transformation constitue l’art véritable aux yeux d’Adorno. Cette opération, qui prendra toute son ampleur dans Daewoo, est donc une constante des textes étudiés, qui « travaillent » les matériaux de la représentation et reforgent ses outils.

L’expression d’Adorno est intéressante aussi en ce qu’elle implique une approche étonnamment minutieuse ; l’artiste ou l’écrivain ne prend pas la totalité du réel à bras le corps

63 Theodor W. Adorno, Notes sur la littérature, trad. Sibylle Muller, Paris, Flammarion, 1984 [1958], p. 285-287. 64 Sophie Béroud et Tania Régin, op. cit., p. 10.

d’un seul coup, il en sélectionne des fragments sur lesquels il se livre à un travail d’orfèvre. J’aimerais procéder de manière semblable pour tenter d’isoler certains points, certains nœuds textuels où la représentation du monde, réaliste ou non, est systématiquement interrogée par la fiction du travail et d’une manière qui lui est spécifique. L’enjeu est d’importance, dans la mesure où le travail est parallèlement un vecteur de représentation sociale, de soi et de la vie en société66

: il façonne la manière dont l’individu conçoit son être personnel et social et prescrit une bonne part de ses actions. Poser la question de sa mise en forme littéraire, c’est donc interroger par ricochet ses transformations en tant que phénomène culturel tour à tour objet de désir, de contrainte, de répulsion – une perspective annoncée par Max Weber, lorsqu’il démontre la compossibilité entre éthique protestante et esprit capitaliste.