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La guerre et le travail

ENSAUVAGEMENT NON-TRAVAIL

Figure 1. Premier carré du travail

Face visible variable, car les positions comme leurs liens et leurs échanges évoluent d’un texte à l’autre, de manière à compléter, complexifier (ou renverser, tels les barbares de Benjamin) un emboîtement préalable. Les connexions se déplacent avec fluidité, à l’instar du fleuve mélodique qui, s’il prend sa source sur le poste de Mustapha au premier jour du printemps, irrigue discrètement le texte en amont et en aval, dans le temps et dans Paris. Les bornes du non- travail correspondent assez précisément au tracé d’un îlot narratif particulier, mais celles de l’ensauvagement sont plus floues : on se rappelle que le chant utilise une voiture comme caisse de résonance – sa carrosserie est un « énorme tambour métallique » (ÉV, p. 235) –, ce qui laisse présager que la relation du travail et de l’ensauvagement ne se résume pas à une simple

27 Cf. Anne Hénault, avant-propos de A. J. Greimas, Les enjeux de la sémiotique. Introduction à la sémiotique

opposition. Composée d’éléments maritimes, elle « coule » et ses états se modifient en conséquence.

Je veux partir sur un bateau qui ne fera jamais escale. Embarquer, débarquer, cela n’est pas pour moi. Cette image d’un bateau, je l’ai prise à mon frère, Lucien. « Je te promets un vaisseau qui tracera au milieu de la mer une route où pas un autre n’osera le suivre. » Il l’avait écrit pour Anna. (ÉV, p. 9-10)

Dès l’incipit, Élise évoque la mer pour exprimer son désir de fuite et d’oubli. Elle le fait avec sa conscience habituelle du langage et de ses implications, en se faisant géologue d’une image. Le récit de son origine relie la narratrice, dont on ne sait rien encore, à deux autres personnages nommés ici pour la première fois. Non seulement les mots et leur écriture sont à la base des relations humaines du roman, mais l’attention qui leur est portée relie l’épisode à celui du chant par le biais de la métaphore aquatique qu’elle introduit. Celle-ci ne frappe pas d’emblée à la lecture, toutefois les occurrences du champ lexical qui lui est associé sont disséminées avec constance dans la seconde partie dont l’incipit constitue le dénouement chronologique, de pair avec l’excipit qui compare quant à lui la pensée à une « marée houleuse » (ÉV, p. 275). C’est donc le travail industriel qui est associé en priorité au monde maritime, une tendance qu’on a vu émerger chez Zola – mais qui remonte peut-être aux Travailleurs de la mer de Hugo28

– et dont on verra la vague atteindre sa hauteur maximale chez Linhart. En attendant, son entrée à l’usine transforme instantanément Lucien en « épave » (ÉV, p. 6729

), tandis qu’Élise réalise qu’elle vivait jusqu’alors dans un « aquarium » (ÉV, p. 68). En sortir c’est toutefois passer de Charybde en Scylla, puisque la chaîne est à la fois la « galère » (ÉV, p. 161) et l’élément sur lequel celle-ci évolue : « portés par la chaîne comme la mer porte un radeau, nous allions nous échouer trop loin de nos places habituelles pour que cela passe inaperçu » (ÉV, p. 199). En cela elle rejoint le chant même qui naît sur ses bords – preuve du non-aboutissement des velléités contestataires de ce dernier – et dont elle partage par défaut l’ancrage rythmique ou temporel :

28 Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer, édition d’Yves Gohin, Paris, Gallimard, 1980 [1866], 631 p. S’il n’y

est pas question de travail à proprement parler, le roman fait fond sur les progrès techniques et industriels de son temps et son héros Gilliatt, remarque Yves Gohin, n’est rien moins qu’« un travailleur qui ignore la division du travail, qui produit sans reproduire, qui développe l’action de l’homme sur les choses sans désirer les pouvoirs qu’elle procure ». (p. 12)

si « coule [le] temps » (ÉV, p. 221) et coule (la mer de) la chaîne, la chaîne c’est le temps ou vice-versa. De cette identité, établie dès les premiers économistes classiques (cf. infra), le texte complexifie l’équation binaire en y ajoutant un troisième, voire un quatrième terme ; par le biais « fluvial » du chant ensauvagé, c’est le non-travail qui coule, un moment, au côté des deux autres. Si à cela l’on ajoute qu’il est également symbole létal – « Sur le pont National, à la vue de l’eau, je pense aux cadavres qu’elle charrie » (ÉV, p. 270) –, les quatre pôles de la représentation sont pris en charge par un état ou un autre de l’élément aquatique, qui n’a plus rien de métaphorique dans la dernière citation : il tient lieu de tombeau hypothétique à Arezki et signale son exclusion d’une vision agressivement unitaire de la « nation ».

L’eau est plurielle et les référents de la métaphore se ramifient au fil du roman, à l’instar, on le verra bientôt, de la « vraie vie » éponyme. Elle apparaît dès lors davantage comme un liant narratif qui relie plusieurs enjeux du texte, parfois contradictoires, à la manière justement d’un cours d’eau ou encore des courants qui le constituent. Le glissement impliqué rappelle celui qui sépare l’animalisation et l’ensauvagement : les termes, proches, désignent pourtant des notions et des attitudes bien différentes. L’ensauvagement apparaît – l’exemple du chant le montre – comme la réaction d’un sujet réduit par un autre à l’animalisation ; c’est un mécanisme de défense et une tentative de contre-attaque, à tout le moins symbolique. Ce sujet est ouvrier et immigré et, en continuité symbolique de cette double condition, les attributs animaux qui foisonnent à l’usine sont progressivement partagés par la guerre, laquelle cristallise l’exclusion des Algériens en France. Les deux réalités sont ainsi allégoriquement sous le coup d’une même entreprise de déshumanisation, dont Fanon et Sartre ont montré quelques années plus tôt, sur le plan colonial, qu’elle était à la fois corollaire et justificatrice de l’expansion territoriale30

. En France, cette déshumanisation de l’autre s’exprime systématiquement par des métaphores animales injurieuses. Que les Arabes soient des « bicots » ou des « ratons », ce ne sont sûrement pas des hommes car ils « ont de la corne à la place de la peau », comme l’explique le supérieur direct d’Élise (ÉV, p. 86) ; ce sont plutôt des « chiens », tel que le suggèrent les journaux (ÉV,

30 « Et, de fait, le langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique. » (Frantz Fannon, Les

damnés de la terre, Paris, Gallimard, 1991 [1961], p. 73.) ; « […] ordre est donné de ravaler les habitants du

territoire annexé au niveau du singe supérieur pour justifier le colon de les traiter en bêtes de somme. La violence coloniale ne se donne pas seulement le but de tenir en respect ces hommes asservis, elle cherche à les déshumaniser. » (Jean-Paul Sartre, « Préface » à Frantz Fannon, op. cit., p. 45.)

p. 236). En réaction à ce discours, la fonction de la relation d’Élise et d’Arezki est de redonner statut d’homme à ce dernier – c’est-à-dire, si l’on suit la logique de Fanon, réaliser le préalable essentiel à la décolonisation du colonisé. « Car [le colonisé], dit-il, sait qu’il n’est pas un animal. Et précisément, dans le même temps qu’il découvre son humanité, il commence à fourbir ses armes pour la faire triompher31

. » À cette fin, la narratrice se refuse à toute analogie animale, même avantageuse, lorsqu’elle brosse le portrait de son amant : « J’ai le choix des comparaisons, les yeux de loup, le profil d’aigle. Mais non, le visage d’Arezki est un visage humain, changeant » (ÉV, p. 196-7). On notera cependant que la question ne se pose tout simplement pas lorsqu’il s’agit de décrire Lucien et qu’elle qualifie Mustapha – affectueusement il est vrai – de « grand chien32

» (ÉV, p. 233) : Élise lit aussi les journaux, en intègre les idéologèmes et les incorpore à sa propre parole, comme tout le monde…